Un nouveau livre, au titre fort évocateur, va paraître (Editions Omayal) en deux tomes : Confluence, Spiritualité et sciences dans l’action de Cheikh Ibrahima Fall et la pensée de Cheikh Anta Diop (1). On l’aura remarqué, la maison d’édition est également un nouveau-né. Son auteur ? Un écrivain qui vient frappe fort à la porte des grands, avec sa belle plume. Il se nomme Alpha Youssoupha Guèye.
Mais laissons plutôt nous le présenter, le préfacier qui n’est personne d’autre que Boubacar Boris Diop, l’écrivain émérite (récemment lauréat du Prix international de littérature Neustadt) :
… À peine la quarantaine entamée, Alpha Youssoupha Guèey qui totalise dix-huit années d’expérience professionnelle, est membre de l’Ordre National des Experts-Comptables et des Comptables Agréés du Sénégal (ONECCA) tout en étant chercheur universitaire en sciences de gestion.
L’auteur de Murambi, le livre des ossements n’a pas été peu impressionné lors de sa première rencontre avec son futur confrère :
Je découvre surtout très vite qu’il est depuis toujours habité par une réelle passion pour les grands débats d’idées qui agitent depuis le siècle dernier l’Histoire universelle et que même la familiarité avec le maniement des chiffres ne l’en a heureusement pas « guéri ». Guèye n’en fait d’ailleurs pas mystère : “ Je suis, dit-il, attentif depuis mes 18 ans aux questions de l’Islam et des autres religions et à la cause noire, à celle de l’Afrique et à leurs interactions.”
Pourquoi cette œuvre ?
A la lumière de ces éclairages, on comprendra aisément qu’Alpha Youssoupha explore (le premier à s’y essayer ?) ce chantier, que d’aucuns pourraient qualifier de saugrenu, du rapprochement de ces deux fortes personnalités du 20e siècle, qu’en apparence rien ne permet de mettre en parallèle, Cheikh Ibrahima Fall et Cheikh Anta Diop. Entreprise certes, d’une exceptionnelle ambition.
L’auteur de l’essai est conscient du défi qui se présente à lui, et dès les premières lignes de son introduction, nous en fait l’aveu :
“Évoquer deux personnalités de l’histoire du Sénégal connus dans deux différents domaines cloisonnés des hommes du commun, pour en observer une confluence peut sembler une gageure.”
Pourtant le lecteur aura le plaisir de lire une plume alerte lui narrer la vie et l’œuvre de deux illustres acteurs de l’Histoire du Sénégal. D’abord de Cheikh Ibrahima Fall, un maître spirituel célèbre certes au Sénégal, mais très peu connu quant au fond de son action et de sa pensée. De Cheikh Anta Diop aussi, qui partage avec Cheikh Ibra d’être paradoxalement une célébrité mal connue quant à la signification profonde de son oeuvre. Alpha Youssoupha Guèye comble ici, avec bonheur, ces lacunes à travers une érudition remarquable et une écriture des plus fines.
Ainsi, pour schématiser, le Tome 1 de l’œuvre sera consacré au disciple de Cheikh Ahmadou Bamba et le Tome 2 au savant universellement connu, avant que la « confluence » ne soit mise en exergue. Mais ne nous y méprenons pas : il ne s’agit point d’études cloisonnées de personnalités qui n’auraient rien à voir entre elles ; au contraire, l’auteur navigue souvent de l’un à l’autre, et vice-versa. Du reste, Boris, à sa manière habituelle, nous aura prévenus dans sa préface :
Alpha Youssoupha Guèye… ne se contente pas de superposer deux posters géants : il les fait au contraire se rencontrer en plein mouvement à l’image du Nil bleu et du Nil blanc de l’Égypte si chère à Cheikh Anta Diop.
Mais qu’est-ce donc que la confluence ?
On s’en doute bien, le scientifique ne pouvait manquer dès le départ, de camper le contexte et de définir ses concepts :
…Dans la matière scientifique qu’est la géographie, la confluence se manifeste par un point où un cours d’eau, appelé affluent, se jette dans un autre.
En géologie, elle est la rencontre de deux vallées glaciaires.
En informatique, la confluence revêt la propriété d’un système de réécriture qui est convergent.
Dans le Coran, la notion de confluence est souvent utilisée pour désigner la réunion d’eau salée et d’eau douce observable par exemple en Irak ou à Saint-Louis et Dakar, au Sénégal. La confluence est également citée en Égypte pour l’endroit situé entre le Nil bleu et le Nil blanc.
Dans les sourates 18 (la Caverne) et 55 (le Tout-Miséricordieux) du Coran, la confluence est donnée comme preuve de la miséricorde divine et objectif d’une quête spirituelle déterminée à travers le prophète Moïse et son serviteur (Josué)…
Et l’auteur de nous préciser :
Ces définitions nous amènent à l’idée générale qui sous-tend ce travail, à savoir : examiner les relations possibles que la spiritualité et la science sont susceptibles d’entretenir, dans une confluence, au bénéfice de l’homme. Notre étude porte sur Cheikh Ibrahima Fall et Cheikh Anta Diop pour leurs contributions respectives majeures.
Il montrera aussi comment le concept est né dans l’œuvre de Cheikh Anta Diop, notamment dans Nations Nègres et Culture et dans L’Unité Culturelle de l’Afrique Noire.
Qui était Cheikh Ibrahima Fall, et quel a été son apport à l’Islam et à l’Histoire ?
La réponse de l’auteur à cette question coule de source :
Cheikh Ibrahima Fall a donné une lecture nouvelle de la soumission connue depuis le prophète Abraham (Ibrahim_AS) ; ce qui avait valu au père des prophètes son titre de premier soumis. Cheikh Ibrahima Fall a traduit en actes la prière sur le prophète Mouhamed (PSL) ; démontré par sa conduite l’humilité assignée aux hommes ; donné l’effet de la demande de soumission ou de prosternation indiquée aux Anges vis-à-vis d’Adam. Dans son action, il est observé comment il a eu à surmonter l’épreuve de Iblis [Satan] qui était pratiquant et sachant, même si son savoir teinté de vanité et d’orgueil ainsi que son rang l’ont perdu devant l’apparente imperfection d’Adam. En effet, dans cet épisode coranique crucial absent de la Bible, Iblis a refusé d’exécuter l’ordre divin de se prosterner devant Adam.
Dans son action, Cheikh Ibrahima Fall a rappelé la relation du Prophète avec ses compagnons, de même que la révérence due au Prophète et applicable à son héritier spirituel légitime.
Cet ‘héritier spirituel légitime’ à qui ‘la révérence est due’, aux yeux de Cheikh Ibrahima Fall, n’est autre que Cheikh Ahmadou Bamba. Mais Alpha Youssoupha prend bien soin de nous préciser que : “Nous ne parlons pas de la soumission à tous les guides sans distinction qui est en passe de devenir un fléau au Sénégal… » Du reste, il ne manquera pas, par ailleurs, de nous révéler le contenu spirituel de cette soumission au Guide.
Mais auparavant, il se fera le devoir de nous entrainer dans la biographie envoûtante de celui que l’on appellera avec affection et dévotion Làmp Faal. Son lieu de naissance et de jeunesse, avec une monographie précise de ce qui deviendra la contrée Mouride ; son appartenance familiale, avec une riche documentation sur la généalogie du chef spirituel ; la rencontre sublime avec son futur guide : moment historique, moment émotionnel, moment d’une haute portée spirituelle…
Cheikh Moussa Ka, le poète très présent dans l’œuvre de Cheikh Anta Diop, s’épanchera dans des vers pour célébrer l’événement :
Seriñ ba naa ko Cheikh Ibra Faal
Ndigal foo fëqe
Mu wax ko tektal ya fa moom
Seex Bamba wax ko la fa moom
Mu xam ni gis na ka ko moom
Mu daadi fab mbirem joxe
Ainsi, le maître de la pensée et de la parole, le poète immortalisa l’instant fugitif, fugace. Mieux, en chroniqueur de l’actualité, en historien, il prend date pour la postérité :
Ma wax la bis ba ndax mu wóor
Ñaar fukki fan ci weeru koor
Bisub dibéer la mbir ma woon
Seex Ibra yaa réyi pexe.
L’essayiste nous donne la traduction française de ce témoignage poétique :
Cheikh Bamba lui demande l’objet de sa venue
Cheikh Ibra lui donne des indices sur le maître qu’il cherche
Cheikh Bamba lui répond
Cheikh Ibra le reconnaît comme son maître et lui prête allégeance.
Que je te dise le jour de cet événement pour que ça soit sûr
c’est le 20e jour du mois de ramadan
un jour de dimanche que l’événement a eu lieu
Cheikh Ibra, tu es très intelligent.
Sur les pas du maître spirituel, l’auteur nous mènera également à Saint-Louis du Sénégal, étape importante dans l’ascension de Cheikh Ibrahima Fall vers les sommets ; ville où il affirmera son modèle économique, son entregent diplomatique, en particulier dans ses relations avec les colons français ; son rôle dans le retour d’exil de Khadimou Rassoul, ses relations avec les autres guides religieux d’autres obédiences… seront mis en exergue.
Évidemment, la mission de Cheikh Ibra Fall, n’aurait eu aucun sens s’il ne s’était pas adossé au socle de la pensée de son guide et de la voie qu’il avait tracée, la voie Mouride. C’est pourquoi, Alpha Youssoupha consacre un long et riche chapitre à cette confrérie ainsi qu’aux ‘apports fécondants’ que Cheikh Ahmadou Bamba recevra des autres maîtres spirituels de son époque, notamment des preux chevaliers Cheikh Oumar Foutiyou Tall et Maba Diakhou Bâ.
L’auteur à l’érudition remarquable (encore une fois) nous aidera aussi, tout au long de ses développements, à décrypter le message du Maître spirituel des Baay Faal.
De la ‘tarbiya’ de Cheikh Ibra au culte de l’humilité et celui de l’environnement, en passant par ’l’opérationnalisation de la valeur Travail’ – ‘valeur cardinale du Mouridisme’ -, à son ’expérience spirituelle, son ‘njebelu’ – notion de soumission au Guide – … l’essayiste décortique méticuleusement les fondamentaux de la Voie Baay Faal.
Cette voie est sous-tendue par une philosophie qui se fonde sur la source islamique, le mysticisme de Cheikh Ibrahima Fall, les notions de fidélité au Guide et de vénération du Guide, et aussi sur les concepts de morale et de discipline reconnus sous le vocable du ndigal.
Enfin, Alpha Youssoupha n’a pas manqué de tirer les enseignements qu’il a relevés de l’œuvre de Làmp Faal. Son ouverture d’esprit et son humanisme, sa qualité d’artisan et de sage de l’Islam, ses théories économiques, sa conception du pluralisme religieux… et tout le contenu de son ouvrage intitulé Jazboul Mourid.
La revue ainsi esquissée relativement à la vie et à l’œuvre de Cheikh Ibrahima Fall, est loin d’épuiser la très riche teneur du Tome 1 de Confluence… dont le second tome est en grande partie consacré, comme nous l’avons déjà indiqué, à un autre valeureux fils du Sénégal et de l’Afrique, le savant, professeur Cheikh Anta Diop.
Pour projeter le débat dans sa continuité, l’auteur, dans la partie introductive du tome 2, revient sur sa quête de l’identité et de la philosophie de Cheikh Ibrahima Fall, avant de faire le lien avec son fils adoptif, Cheikh Anta Diop :
L’action du fondateur de la Voie Baay Faal qui s’inscrit entièrement dans le cadre islamique a d’emblée posé de fortes interrogations puisque sa posture était nouvelle. Il a souffert de rejets et d’incompréhensions persistants. C’est par une quête aux confins de la vérité ontologique que nous avons pu arriver à percevoir la cohérence et le sens profond de son action. La place du Noir dans toutes les traditions et en définitive dans l’Islam, une part importante de la revivification de la dernière religion révélée en acte, le don de soi, le positionnement dans la période coloniale pour faire émerger une voie née en Afrique qui pose les jalons d’un universel, sont les différents versants de son action. Cette action est montée à un niveau où son fils adoptif Cheikh Anta Diop l’a rejoint avec d’autres engagements, d’autres pensées et d’autres découvertes. Cette frontière de retrouvailles en hauteur, ce sommet du Kilimandjaro pourrait simplement s’appeler la Vérité.
La jonction initiale ainsi amorcée, en attendant l’approfondissement des liens qui sous-tendent la Confluence, la présentation du savant et de son œuvre peut être entreprise.
À suivre sur SenePlus mercredi 10 novembre…