Les élections locales, prévues pour le 23 janvier 2022, devaient se tenir depuis le mois de mai 2019. Mais au lendemain de la présidentielle, remportée dès le premier tour par le président Macky Sall avec plus de 58% des suffrages, l’opposition avait notamment exigé une évaluation du processus électoral. Le but de l’exercice était de travailler à parfaire les règles du scrutin, notamment les conditions de participation, et par conséquent restaurer la confiance entre acteurs politiques. Ainsi, un dialogue national a été initié par le nouveau vainqueur et ce dialogue aura traîné en longueur, d’autant que les différents protagonistes n’arrivaient toujours pas à s’accorder sur les réformes du Code électoral dit “consensuel”, adopté depuis 1993 et qui avait valu au Sénégal d’organiser des élections apaisées et sans de trop grandes contestations. Ainsi, aussi longtemps que le dialogue national n’aura pas bouclé ses travaux, la tenue des élections devenait inopportune. La pandémie du Covid était passée par là, pour ralentir davantage les travaux du Dialogue national, et le décès du Général Mamadou Niang qui pilotait la commission politique avait également participé à retarder les choses.
Ainsi, les élections locales ont été reportées à deux reprises, avant que le président Macky Sall ne finisse par trancher les interminables discussions, en arbitrant les quelques rares points de discorde. Le calendrier électoral pouvait donc être fixé à nouveau, encore que l’opposition reprochait à la majorité au pouvoir de jouer la montre pour éviter d‘aller à des élections qui risqueraient d’inverser les rapports de forces politiques. De nombreuses questions préjudicielles ont donc pu être réglées, comme l’écueil du parrainage citoyen, très redouté par l’opposition aux élections locales et qui avait d’ailleurs permis de recaler de nombreux candidats à l’élection présidentielle. De même, le montant des cautions financières exigibles pour les listes de candidats a pu être évalué à des proportions plus acceptables. Il était alors permis de rêver d’élections largement disputées et dans une ambiance de confiance entre les acteurs du jeu politique.
Le dilemme de changer les membres de la Cena
Il faut cependant relever que le gouvernement du président Macky Sall n’a pas manqué de commettre une faute par omission, négligence, ou peut-être même de manière délibérée. C’est celle de n’avoir pas pu renouveler la Commission nationale électorale autonome (Cena). Les mandats des membres de cette structure, chargée de la supervision et du contrôle de tout le processus électoral, ont expiré depuis belle lurette. Le président Macky Sall voulait-il éviter de changer des contrôleurs des élections qui avaient été désignés par son prédécesseur Abdoulaye Wade, pour ne pas avoir à être accusé de chercher à mettre des hommes qui lui seraient favorables ? En tout cas, la complainte des responsables de l’opposition, qui continuent de demander le renouvellement de la Cena est bien audible. La carence qui consiste à ne pas renouveler les mandats déjà expirés peut être source de légitime suspicion pour tout acteur politique. Sur ce point, le président Sall porte l’entière responsabilité d’un tel dysfonctionnement institutionnel. Il est en effet de ses devoirs constitutionnels de veiller au bon fonctionnement des institutions. En d’autres termes, le président Sall ne devrait plus laisser perdurer une situation susceptible de provoquer des contentieux électoraux tirés du motif d’une supposée irrégularité de la Cena. Il reste qu’on pourrait redouter que toute décision de changer l’équipe de la Cena et de ses démembrements dans les différents départements du pays, à moins de trois mois du scrutin, ne soit interprétée comme une manœuvre cherchant à saborder le prochain scrutin. Il est évident qu’une nouvelle équipe à la Cena aura besoin de prendre ses marques avant de pouvoir opérer efficacement. Il y a lieu cependant de relever jusqu’où une certaine interprétation de la prohibition faite par la Cedeao de tout changement majeur d’un processus électoral, dans un délai inférieur à six mois avant la tenue d’élections, ne devrait pas valoir pour ce qui est de la nécessité de changer les membres de la Cena dont les mandats ont fini d’expirer ?
Une judiciarisation tous azimuts des élections avant le scrutin
On aura vu, durant la phase de dépôts des différentes listes pour les élections municipales et départementales, un certain amateurisme de la classe politique. La confection des listes a pu souffrir de nombreux ratés et des lacunes qui ont pu pousser les autorités administratives à ne pas les accepter. Il est heureux que dans de nombreux cas, les institutions judiciaires ont pu prendre des décisions qui pourront permettre de garder ou préserver le caractère pluriel et équitable de la compétition électorale. On peut bien se féliciter que les juges arrivent à trancher librement des contentieux politiques. Les décisions de plusieurs Cours d’appel (Dakar, Saint Louis, Kaolack, Thiès et Ziguinchor), ayant retoqué les décisions des autorités administratives et donc autorisant des auteurs politiques à se re-qualifier pour les élections, participent du renforcement de la démocratie et de l’Etat de droit. C’est dans le même esprit qu’on pourrait lire l’intention des préfets de chercher à introduire des pourvois en cassation devant la Cour suprême pour certainement épuiser tous les recours possibles.
Dans l’absolu, la démarche des préfets serait on ne peut plus acceptable mais la simultanéité et le caractère systématique des pourvois laissent quelque peu augurer que c’est une démarche coordonnée et synchronisée, ou consécutive à une injonction de la hiérarchie. C’est justement ce qui semble inopportun car on se demande bien ce que gagnerait le gouvernement à faire invalider par la Cour suprême la plupart des listes des coalitions de l’opposition ? Encore une fois, “à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire”, pour reprendre la maxime de Don Diego dans le Cid de Corneille. La couleur est bien annoncée que les contestations judiciaires des prochaines élections locales seront âpres. Il n’en demeure pas moins que ce serait une aberration de procéder comme le prescrivent certains milieux de la société civile, à savoir qu’il faudrait fermer les yeux sur les errements, manquements et insuffisances décelés dans les listes et donc permettre à tous ceux qui le désireraient de participer à la compétition électorale. Une telle façon de faire serait démagogique et irresponsable. Comment dans ces conditions assurer le coût et les autres conditions d’organisation des élections? Quelles autorités gouvernementales ou judiciaires auraient-elles une compétence pareille ? En plus, on demanderait de mettre de côté les lois pour de viles convenances au nom d’une prétendue recherche de la paix civile !
A l’opposé, il faudrait que les acteurs de la scène publique se convainquent que la garantie de la paix civile est tributaire du respect de la loi républicaine. Aucun arrangement particulier ne devrait être possible au détriment de la règle de droit. Existerait-il un pays où se tiendraient des élections sans des règles et conditions de participation dûment définies préalablement et que la participation ne dépendrait que du bon vouloir des candidats? Dire que la même hérésie avait été demandée en 2019, pour qualifier tous les candidats à l’élection présidentielle ! Sur un autre registre, la floraison des recours pour contentieux électoraux devant les Cours d’Appel montre l’intérêt de réfléchir sur une certaine réorganisation de la carte judiciaire.
En effet, les contentieux électoraux ont permis de montrer, si besoin en était, la nécessité de disposer de juridictions administratives proches des éventuels requérants. En effet, les recours administratifs contre les actes pris par des autorités administratives sont portés devant la chambre administrative de la Cour suprême qui statue ainsi en premier et dernier ressort. En l’absence de tribunaux administratifs, qu’au demeurant les réalités économiques et sociales ne permettraient pas encore au Sénégal, on pourrait bien songer à une réforme qui instaurerait par exemple que les décisions des autorités administratives puissent être traduites, en recours pour excès de pouvoir, en première instance, devant les Cours d’appel de leur ressort. Les Cours d’Appel se verraient dotées de chambres administratives. Cela aurait non seulement l’avantage de rapprocher un peu plus la Justice des justiciables mais aussi permettrait d’instaurer au moins un double degré de juridiction en matière administrative. Le rôle de la chambre administrative de la Cour suprême commence à être bien fourni et tout porte à croire que les contentieux administratifs seraient encore plus nombreux, si les administrés n’étaient pas toujours confrontés à des difficultés pour ester en Justice du fait de l’éloignement de la juridiction administrative ou de la complexité des procédures devant la Cour suprême.