Pape Amadou Fall (rahmatoullahi ‘alayhi)!
C’est la seule personne avec qui j’ai discuté et échangé sur le sujet de mon prochain ouvrage pendant au moins cinq ans à bâtons rompus. Chose étonnante, quelques jours avant son rappel à Allah (SWT), il ne cessait de me dire : « tu en es où ? Il faut que tu le finalises, c’est très important. »
Quand j’ai terminé la version de base que j’ai envoyée à un potentiel éditeur, on s’est donné rendez-vous chez lui, c’était le mercredi soir 26 janvier 2022, pour le dimanche d’après, c’est-à-dire, le dimanche 30 janvier 2022. Il a été rappelé à Allah (SWT) ce jeudi 27 janvier 2022 dans l’après-midi, deux jours avant notre rendez-vous ! Alors que je lui avais promis de venir avec une copie papier de la version de base de l’ouvrage qu’il aurait certainement dévorée dès réception.
Le jour de son décès, c’est un de nos amis communs de la cité Soprim à Dakar où j’ai été voisin de Pape Amadou Fall pendant environ 15 ans, qui m’a dit d’appeler chez lui parce qu’il aurait fait un malaise. Quand j’appelle son épouse, que j’appelais affectueusement « sister Amy », cette femme d’une générosité exemplaire, après quelques secondes et la voix coupée par de dignes sanglots, me dit : ton grand ami t’a dit adieu ! « Sa grand taggounala », il a eu un malaise en fin de matinée, nous l’avons emmené en urgence au centre de santé le plus proche, Nabil choucair où il a été rappelé à Allah (SWT) moins d’une heure après notre arrivée.
J’en ai encore appris sur l’absolue souveraineté d’Allah (SWT) et sur notre fragile condition humaine et le caractère éphémère de notre vie sur terre.
Voilà, j’ai déjà la nostalgie de nos après-midi les « yendou » comme on dit en wolof où on dégustait les plats délicieux de sister Amy tout en discutant de tout car une des vertus de Pape Amadou Fall, c’est qu’il ne pouvait s’empêcher de se lier d’amitié avec vous dès qu’il voyait que vous étiez cultivé et que vous aviez beaucoup de livres.
Après un passage par disons Marx comme tous les intellectuels Sénégalais de sa génération, il a pris ses distances suite à ses fréquentations d’érudits comme l’imam Cheikh Touré dont les séances de tafsir (commentaire du Coran) ne l’ont pas seulement marqué mais bouleversé. Il ne ratait pas une occasion pour me dire : tu sais, imam Cheikh Touré a une fois dit de tel verset telle ou telle chose et c’est très profond. C’est quand il était pleinement engagé dans l’Organisation pour l’Action Islamique (OAI). Ces anciens frères et militants du mouvement islamique de première heure comme le Dr Momar Kane, Imam Dame Ndiaye pour ne citer que ces deux, sont mieux placés que moi pour parler de ses actions dans ce cadre associatif.
A la mosquée de l’aéroport, à celles de l’Ucad, de la cité Soprim et dans beaucoup d’autres, partout lors des conférences du Ramadan, Pape Amadou Fall se faisait remarquer par ses interventions d’un niveau analytique pas à la portée de tout le monde. Et combien de « papiers » comme il aimait à le dire n’avait-il pas produit pour défendre l’islam et les musulmans…
Aussi, il me faisait souvent part de sa grande et haute estime pour le président Mamadou Dia aussi bien pour sa vision politique et économique que pour sa vision de l’islam. Pour lui, le Sénégal avait raté le tournant d’un développement endogène avec la crise Senghor-Dia et d’un islam vivant qui n’est pas à la marge du monde contemporain. Lors des dernières conversations que j’ai eues avec lui, il me disait regretter que de plus en plus, la dimension politique de l’islam soit occultée dans le discours islamique au Sénégal.
Pour quelqu’un qui appartenait par tradition familiale et par conviction au mouridisme, son rapport à la confrérie mouride était apaisé et passait inaperçu pour quelqu’un qui n’avait pas le coup d’œil. Son mouridisme se réduisait à un attachement profond à Serigne Touba et à ses enseignements. Il mettait régulièrement le Coran dans son salon et des qasîda. Moi qui suis imam, combien de fois a-t-on été emporté par des discussions chaudes et que ce soit lui qui me dise : imam, n’est-ce pas l’heure de prier ?
Côté professionnel, nombre de ses collègues sont mieux placés que moi pour en parler mais je sais qu’il avait une passion profonde pour le monde rural et comprenait les préoccupations des paysans, pasteurs et pêcheurs. Y’a t-il une région du Sénégal où il n’a pas été pour encadrer, former et démarrer un projet et l’évaluer par la suite ?
Il a été un pionnier des formations en management et évaluation de projet au Sénégal comme ces générations bien formées de l’ENEA. Je me souviens de l’atelier auquel il m’a fait participer sur ce sujet alors qu’il était coordonnateur d’un projet de l’USAID. Quand il parlait de décentralisation, on ne se fatiguait pas de l’écouter. Je me souviens de son long séjour comme consultant international au Tchad. Une ou sa dernière mission de consultance, avant la Covid-19, à plus de 70 ans… C’était sur le projet d’autosuffisance en riz dont un de ses amis lui avait confié le volet des études sociales. Je sais qu’il est allé à Kaffrine et Kolda en plein hivernage. C’était un plaisir intellectuel de lire les rapports qu’il délivrait.
Côté engagement politique et local, il était un doyen très respecté dans la commune de Patte d’oie et à la cité Soprim. Combien de fois, des jeunes et moins jeunes, hommes et femmes, m’ont trouvé chez lui pour recueillir ses conseils ? Il a été conseiller municipal pour un mandat et se plaignait beaucoup du désordre dans le fonctionnement de la mairie. Pour ces élections territoriales, combien d’envoyés des différentes listes sont venus le voir pour recueillir ses conseils et lui promettre…sister Amy a dû intervenir combien de fois pour dire : mon mari est malade s’il vous plaît, sa santé est fragile, n’abusez pas de lui… A la cité Soprim, il s’impliquait dans tout et on l’impliquait dans tout : école, santé, salubrité, pollution sonore, associations de quartier, cérémonies familiales, etc.
Côté famille, tout tournait autour de lui au Sénégal comme pour ses parents de la diaspora qui le considéraient comme leur kilifeu. Quand j’essaie de me rappeler tout ce monde qui est passé chez lui avec les moyens et l’espace modestes dont il disposait… Mais il gérait sans se plaindre avec l’aide de sister Amy dont la famille l’avait adopté et le mettait en avant lors des cérémonies ou crises familiales. Chaque fois qu’il a été sollicité, je n’ai jamais vu Pape Fall faire du « tanqamlou », il aidait toujours jusqu’à la limite de ses moyens, voire, comme on dit en wolof, ba def loumou meunoul.
Voici le dernier message que je lui envoyé, le jeudi matin de son décès et auquel il ne savait pas qu’il n’aurait pas le temps de répondre pour qu’on en discute plus en détails lors du yendou du dimanche que nous avions planifié lors Qu’Allah (SWT) en avait décidé autrement. Et il disait souvent : à plus de 70 ans, Allah (SWT) m’a donné une longue vie et je Lui en suis fort reconnaissant.
« Le temps que le représentant de l’éditeur lise, je vais attaquer un autre sujet inchaa Allah entre :
1. L’ulitime promesse et la reconstruction du temple
2. le Coran est la parole de Dieu, la preuve par l’histoire comparée des prophètes entre Bible et Coran
3. le retour de Jésus face au faux Messie
Quel est ton choix ? »
C’était le jeudi matin où il est décédé sans avoir le temps de m’indiquer son choix. Mais je sais qu’il m’aurait dit : tous les trois sont importants et prions Qu’Allah te donne santé et vie pour apporter ta contribution sur de grandes questions à la lumière de l’islam.
Une de ses nièces qui tenait beaucoup à lui, en pleurs le jour du décès, criait : où est parti mon oncle, woowal leenmako ! Je lui ai répondu : touddal yallah, même si on l’appelait, il ne répondra pas, tout ce que tu peux faire pour lui maintenant, c’est prier pour Qu’Allah (SWT) le couvre de sa miséricorde, lui accorde son pardon et l’accueille au paradis firdaws.
C’était mon dernier mot, le jour du décès de Pape Amadou Fall (rahmatoullahi ‘alayhi).
Imam Ahmad Kanté