« L’opposition fait toujours la gloire d’un pays : les grands hommes d’un pays sont ceux qu’il met à mort » disait Ernest Renan. Cette époque, où le sacrifice existentiel des opposants était signe de gloire et de fierté, est révolue. La mort n’est pas un sacerdoce. L’opposition politique est bien plus qu’une simple politique d’opposition.
Un renouvellement de l’approche scientifique par rapport à cette catégorie appelée opposition pourrait aider à mieux en saisir les vraies réalités qui se cachent derrière les apparences et les simplifications notamment politiciennes. Car, fait remarquer justement Edwige Kacenelenbogen : « Le politique ne se fonde plus et ne peut plus se fonder sur un cri de bataille passionné, destiné à inspirer les hommes au sacrifice, ou à les pousser vers des accomplissements héroïques. »
Faire donc de la neutralisation de l’opposition une solution aux problèmes politiques, n’est-ce pas méconnaître l’essence même de la démocratie : l’organisation prosaïque des intérêts et la coexistence pacifique des opinions ?
Cette forme de neutralisation peut être victime de sa réussite et se retourner contre le régime en place. Efficace éventuellement contre l’opposition qui prend son mal en patience et attend la date limite de péremption du pouvoir, elle se révèle contreproductive dès l’instant qu’on cherche à l’appliquer à sa propre majorité. Car la personnalisation excessive du pouvoir entraîne au moment de quitter le pouvoir de vives tensions. Dirigée contre son propre camp, cette stratégie de neutralisation politique produit des effets contreproductifs au profit de l’opposition, renforcée par les nouvelles arrivées des fractionnistes du pouvoir qui lui offre ainsi de solides chances de victoire. L’on risque de passer ainsi de la défaite impossible du président sortant à la victoire improbable du camp sortant.
La personnalisation du pouvoir explique cette volonté de neutralisation de son propre camp en raison des fortes tensions politiques entre partenaires politiques, avec notamment la manifestation des prétendants à la succession au sein du parti au pouvoir qui risque de se fracturer du fait des affrontements de positionnement pour la succession. On note ainsi sous Diouf les départs fractionnistes de Moustapha Niasse et de Djibo Kâ qui lui ont été fatals. Wade sera combattu par son ancien allié Macky Sall, aidé par d’autres fractionnistes. Ce dernier lui succèdera. Aujourd’hui Macky Sall entame une politique de containment des prétendants qui sont exclus de la majorité, dès l’instant même qu’ils envisagent l’impossibilité pour lui d’avoir un 3ème mandat. Le mandat est devenu le débat interdit au sein de la majorité.
L’exigence d’une démocratie interne au parti au pouvoir, de plus en plus audible aujourd’hui, risque de mener à des logiques fractionnistes. Les batailles de positionnement politique pour la succession au pouvoir tendent à prendre le dessus sur celle à mener face à l’opposition. L’évocation de l’impossibilité d’un 3ème mandat conduit le chef de l’État à vouloir réduire les ambitions présidentielles au sein de la majorité au pouvoir à leur plus simple expression, quitte à élargir sa base en nommant ses anciens adversaires issus de l’opposition à des postes de haute responsabilité étatique, à l’instar du candidat arrivé deuxième à l’élection présidentielle. Pressenti au statut de chef de l’opposition, celui-ci a hérité du fauteuil de 3ème personnalité de l’État en occupant la présidence du Conseil économique, social et environnemental (CESE).
Cette politique de neutralisation partisane n’est pas sans danger. En cherchant à neutraliser la majorité, il peut la fracturer. Le risque est de passer de la neutralisation de l’opposition à la fracturation de la majorité. Pour Vincent Vincent : « Ce n’est donc bien souvent que lorsque des barons du parti au pouvoir entrent en opposition, détournant une fraction des ressources matérielles et militantes du parti au pouvoir, que l’opposition tient enfin une chance de victoire. »
En effet, son monopole sur l’État risque de se heurter à la contestation de son monopole sur le parti. Tout semble indiquer qu’il est moins compliqué d’être chef d’État que chef de parti. En tant que chef d’État les volontés sont bien souvent des ordres à exécuter. En tant que chef de parti, les volontés restent des invitations qui peuvent être déclinées et combattues. Le leader politique travaille finalement à la neutralisation de toute ambition politique ou toute opinion contradictoire et dissidente au sein de la majorité dirigeante. Ce qui constitue également un élément de fragilisation politique du leader et de son parti face à l’avenir qui se conjugue souvent au présent.
Les départs fractionnistes peuvent lui être fatals et participer à renflouer les rangs de l’opposition, à distinguer des leaders qui s’isolent des masses en opérant une transhumance politique personnelle. Car, « Si le pouvoir se mange en entier, il est bien souvent difficile de le léguer en entier », dit justement le politiste Vincent Foucher. Après avoir promis, sans succès, de neutraliser l’opposition, l’enjeu est cette fois de pouvoir neutraliser avec succès ses partisans. Y arrivera-t-il ?
Ibrahima Silla est enseignant-chercheur en Science Politique à l’UGB de Saint-Louis