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FÉral Benga, An ZÉro De L’homophobie Au SÉnÉgal

Figure de la scène artistique française des années 30, Féral Benga s’est imposé comme une icône dans Les Folies nègres de Paris. Une vie brève et une douleur tenace pourtant, celle de sa rupture avec sa famille.

Le roman national sénégalais se voulait pourtant formel : la société sénégalaise tolérait l’homosexualité. Elle l’avait même admise, sinon protégée, dans le voile d’une pudeur nationale qui avait été vite érigée en légende sacrée. Et il s’en est trouvé des professeurs voire défenseurs de cette lecture historique inclusive, vantant presque un âge d’or d’une cohabitation harmonieuse et pacifique intersexe, intergenre, intersexualité. Vieux sages dépositaires de la mémoire orale, chercheurs, intellectuels enclins à faire reluire le passé, témoins nostalgiques, simples quidams, jusqu’à quelques marabouts du deuxième cercle : tous avaient permis au catéchisme de cette hospitalité gayfriendly de prospérer. Les anecdotes pleuvent alors sur ces tailleurs, cuisiniers des cérémonies, danseurs, dont les « vices » étaient admis.

Genèse d’une légende

Androgynes, maniérés, efféminés ou excentriques, on conçut alors une image presque mythifiée de l’homosexuel sénégalais. Amis des femmes, sinon confidents, éléments du folklore des raouts féminins (danses, conciliabules, salons privés…), mariés pour satisfaire la morale, au besoin amants cachés d’hommes ou de femmes. Le portrait s’étire. L’image qui s’en forme est celle d’homosexuels inoffensifs, désexualisés, quasi-eunuques. Transformés en quasi-éléments de régulation sociale, amuseurs d’utilité publique multiple, que tout le monde tolérait. Aussi loin qu’on remonte dans l’étymologie du mot « goorjigeen », au-delà même de l’agencement ou la fusion des deux mots, on semble trouver une origine dans cette féminisation de la masculinité. Féminisation qui, en elle-même, ne suscitait point le dégoût. Tant que l’homosexuel n’était pas viril, il n’y avait point de péril en la demeure.

On s’applique depuis lors, cécité et amnésie partielles aidant, à faire émerger un mythe. Toujours selon la même légende, sophistiquée, c’est bien plus tard que le « mal » serait arrivé. Dérivant d’abord du droit colonial importé, et de son attirail homophobe. Puis plus tard renforcé par des légalisations occidentales du mariage gay, qui devaient fatalement être imposées aux sociétés africaines, dans une néo-colonisation des mœurs. Si on résume, havre de paix pendant longtemps, sans soubresaut homophobe, le Sénégal le serait devenu pour s’ériger en remparts contre les dépravations occidentales, leur arrogance injonctive, somme toute en défense de ses valeurs locales et religieuses. Bouquet final, périodiquement, les artères de Dakar et de province noircissent de monde pour chasser cette malédiction nouvelle, prêchant la criminalisation devant la mollesse de la pénalisation, et ce dans une ardeur de la dénonciation qui rendrait envieuse les autres causes nationales. Voici pour le décor premier. Mais en fut-il toujours ainsi au Sénégal ? Ce n’est pas si sûr, au risque de contrarier la narration officielle. Les archives sont comme les faits : elles sont têtues, parfois ironiques voire carrément moqueuses. En voici un exemple.

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L’exil fondateur et la gloire

Les registres de l’état civil colonial de l’année 1906, colonne naissance, font figurer en bonne place deux hommes. L’un est connu, il s’agit de Léopold Sédar Senghor. L’autre ne l’est que des intéressés, c’est François Benga. Les deux viennent de familles prospères, faisant affaire avec les colons. Familles francisées, ouvertes sur l’extérieur, dotées de patrimoines divers, financiers et comme culturels. Mères sérères pour les deux. Le parallèle s’arrête là. François Benga est d’ascendance léboue du côté paternel, et si Senghor est issu d’un mariage légitime, François lui, bien que descendant d’une lignée noble et aisée, traine très vite le fardeau d’une naissance sans bénédiction : celle d’un enfant non désiré. Tous les deux sont des enfants de cette période métissée, de cohabitation coloniale, où le vernis français vient couvrir des réalités traditionnelles, avec des heurts ou conflits plus ou moins marqués. Les deux natifs de 1906 vivront pourtant deux opprobres de nature différente. L’un pour ses idées et sa romance Française, l’autre pour une vie dissolue, libre, tant sexuellement qu’artistiquement. Deux destins qui auront pour terre de salut de refuge comme de damnation : la France et sa capitale Paris.

Tous les deux y débarquent dans les années 20 pour des motifs différents. Senghor en 28 pour des études, et Benga en 1923, accompagnant son père pour un séjour festif, de découvertes des splendeurs parisiennes. Dès qu’il y pose le pied, François Benga, danseur précoce et passionné, est ébloui. Il s’échappe et fuit, goutte à la folie nègre qui s’empare du Paris d’alors. Le danseur ne manque pas de surprendre, et chaque rencontre lui ouvre un peu plus la voie vers cette vie d’artiste. François devient Féral, et assez rapidement une icône. Sa vie, sa trajectoire, le symbole qu’il représente, tout son destin est merveilleusement retracé dans une remarquable note de Nathalie Coutelet, « Féral Benga – De la danse nègre à la chorégraphie africaine ». Les articles s’en suivent. Dans ce Paris de Joséphine Baker, enfiévré par une effervescence et une certaine négrophilie voyeuriste, Féral Benga a tout pour plaire et figer les admirations. Visage pictural, corps svelte et athlétique, érotisme dans le mouvement, regard lascif, un sens du rythme et de la tenue sur scène, font vite de lui la coqueluche du tout Paris. Il séduit, impressionne, conquiert, et son aura s’épanouit. Pour ce danseur sans les codes classiques, le souffle énergique de son originalité importe des rythmes et des savoir-faire hors du commun, un peu d’ailleurs et d’exotisme qui font de lui et de ses prestations un curieux cocktail. Si cette gloire a valu à Féral Benga une reconnaissance comme un des précurseurs d’une esthétique moderne de la danse, et a attiré sur lui les lumières de la capitale, une sphère de sa vie reste pourtant dans l’ombre : celle de son divorce avec sa famille.

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La grande blessure

Le déchirement familial, la rupture sèche, restent une épaisse zone d’ombre. Elles font de l’enfant illégitime un adulte illégitime, coupable du péché irrémissible : la carrière qu’il embrasse ternit la notabilité de sa grande famille. Il est ainsi presqu’effacé de la mémoire familiale, puis nationale. Toute enquête sur cette phase de rejet se heurte à des voies sans issues, à des silences gênés. Cette part de sa vie, frivole, d’ivresse de la beauté du corps et des sens, a fondé sa réputation en France, mais a aussi frappé cette même réputation de malédiction dans son pays natal. Figure presque primale du rejet, de la déculturation, Féral Benga porte cette croix. Celle d’avoir été un des premiers à endurer à cette échelle le poison d’une homophobie à la fois latente et manifeste, dont l’expression souvent ultime est la répudiation sociale puis familiale. Si la note biographique de Coutelet ne s’attarde pas sur cet aspect, faute d’éléments parfaitement tangibles, les rares sources mobilisées attestent de cette séparation, principalement due à l’homosexualité et à son exposition. Peu avant sa mort, comme un dernier geste dans une quête de l’impossible absolution, Féral Benga se marie, à une femme. Un appel qui restera à jamais cri dans le désert.

Etablir une généalogie de l’expression de l’homophobie au Sénégal n’est pas tâche aisée. L’entreprise serait complexe avec un risque certain d’anachronisme. Aux faits et à leur inaliénabilité, se substituent très souvent plusieurs mythes, rumeurs, ragots, insinuations. En tout état de cause, si l’on ne se base que sur ces faits, ils sont assez peu équivoques. Il ne semble pas avoir existé une période dorée de la tolérance, il ne semble pas non plus avoir existé un havre dérangé par la modernité fatalement occidentale. Et ce, pour deux raisons. D’une part, l’interdit religieux est antérieur à l’interdit juridique. L’importation coloniale de la formalisation de cet interdit est une étape du rejet, pas sa cause. Et d’autre part, et c’est une hypothèse ouverte, le syncrétisme religieux étant un processus perpétuellement inachevé, il fut un temps où la religion ne régentait pas tout. La conversion était partielle avec des poches de résistance animistes. A mesure que la société gagnait en piété, sous la férule religieuse, à mesure de la globalisation, des flux migratoires, de la démocratisation des informations, d’une certaine mondialisation des mœurs, sans oublier les bascules géopolitiques, l’homophobie est devenue un enjeu fort, presque politique, de résistance. Elle se greffe à un rejet longtemps universel qui, avec des temporalités différentes, n’accorde pas la chronologie des peuples.

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Aujourd’hui la mémoire française a fait une grande et belle place à Féral Benga, dans le même esprit qui a conduit Joséphine Baker au Panthéon. Mais la nuit noire dans laquelle il est plongé au Sénégal semble promise à l’éternité, comme s’il avait commis un crime par son orientation, sa sensibilité et sa beauté propre et singulière. S’il n’y a jamais eu quelques poches de tolérance, d’acceptation et de cohabitation heureuse, Féral Benga en fut exclu avec perte et fracas. Ainsi en-a-t-il été de nombreuses icones gays des années 70, 80, 90, voire 2000, dont les légendes ont été relatées par la presse à travers le petit bout de la lorgnette et la quête de sensationnalisme. Si le rejet et le ragot sont intemporels, reste à espérer que les Féral Benga de ce monde en sortent blessés mais grandis, dans la flamboyance et la grâce qu’on a tant admirées, et qu’on leur a tant reprochées.

elgas.mc@gmail.com

Retrouvez surSenePlus, un jeudi sur deux, « Mémoriales », la nouvelle chronique d’Elgas sous le même format que la précédente, « Inventaire des idoles ».







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