Le mercredi 2 mars 2022, l’Assemblée générale (AG) de l’Organisation Nations Unies (ONU) a adopté une résolution déplorant « l’agression » de la Russie contre l’Ukraine et exigeant que la « Fédération de Russie retire immédiatement, complètement et sans condition toutes ses forces militaires du territoire ukrainien à l’intérieur des frontières internationalement reconnues du pays ». Ce texte qui n’est pas contraignant a été adopté par les 193 pays membres de l’ONU, avec 141 votes pour, 5 votes contre (Russie, Bélarus, Érythrée, Corée du Nord et Syrie), 35 abstentions et 12 pays n’ont pas pris part au vote. Parmi les abstentionnistes, on a noté la Chine, l’Inde, le Bangladesh et… 17 pays africains. Des 12 pays qui n’ont pas voté, les deux tiers sont africains et pas des moindres (Éthiopie, Maroc, Cameroun).
Cela s’explique par des enjeux économiques, avec la crainte d’explosions sociales et d’émeutes de la faim liées à l’envolée du prix des matières premières agricoles, et de la « diplomatie du blé », la Russie étant devenue premier exportateur dans le monde de cette denrée nourricière.
Il existe également d’autres raisons pour expliquer le non-alignement de pays africains sur la position des pays de l’OTAN. Pourquoi le Sénégal, dont le président est réputé proche de la France s’est démarqué ce 2 mars 2022 ? Il y a de nombreuses explications à cet état de fait. La première et pas nécessairement la plus déterminante relèvent de ce que le représentant de la Chine a appelé la « mentalité de guerre froide » qui imprègne le texte de la résolution. Hormis l’Éthiopie et le Libéria, la quasi-totalité des pays africains a accédé à la souveraineté internationale en pleine guerre froide. Cette période où à défaut de se faire la guerre directement, le bloc de l’Ouest (États-Unis et leurs alliés) et celui de l’Est (URSS et alliés) multipliaient les tensions géopolitiques dans les autres parties du monde. Pour se protéger de l’influence déstabilisatrice des deux grandes superpuissances, comme on le disait à l’époque, des dizaines de pays ont choisi le non-alignement et créé un cadre formel qui visait à l’équidistance vis-à-vis des deux grands. L’agression de l’Ukraine par la Russie, les réactions dans l’OTAN rappellent, à bien des égards, à plusieurs pays africains, la guerre froide.
Si l’abstention de l’Afrique du Sud était attendue puisqu’avant le vote, sa représentante permanente, Mathu Joyini, intervenant à la tribune de l’AG reprochait au texte proposé à l’adoption de ne pas créer « un environnement propice à la diplomatie, au dialogue et à la médiation », celle du Sénégal l’était un peu moins si l’on se réfère au positionnement diplomatique du pays au cours des dernières années. De même, si le non-alignement de l’Afrique du Sud est un axe stratégique de premier ordre des gouvernements post-Apartheid, le Sénégal avait donné l’impression d’une inflexion en la matière. Le vote du Sénégal est venu rappeler comme l’a souligné la ministre des Affaires étrangères Aïssata Tall Sall que sa diplomatie a « une doctrine et une jurisprudence… de souveraineté, sans exclusion, mais sans exclusive. »
Il serait réducteur de considérer la doctrine diplomatique comme unique déterminant de l’abstention du Sénégal. Comme dans de nombreux pays africains, la guerre en Ukraine est vue par l’opinion publique sénégalaise à travers le soutien que les Occidentaux apportent à ce pays. Le discrédit moral et politique des États-Unis et de leurs alliés européens est tel que les causes qu’ils peuvent défendre, les arguments qu’ils peuvent avancer sont à priori rejetés. « Ceux qui ont menti à propos de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Libye ou de la Côte d’Ivoire ne peuvent dire la vérité à propos de ce qui se passe en Ukraine » est quelque chose qui est répété et entendu par la majorité. Le souvenir des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU tripatouillées et détournées de leurs objets, les deux poids deux mesures dans la promotion et défense des « valeurs démocratiques et des droits de l’homme » y sont pour beaucoup. Les interventions sans mandat international comme nombre des 42 interventions militaires françaises en Afrique depuis les indépendances peuvent aussi expliquer en partie cette approche. Plus les autorités et les médias occidentaux dépeignent la situation en termes binaires, bien contre mal, démocratie contre dictature, et plus les opinions publiques africaines, et sénégalaises en particulier se braquent. C’est tenant compte de l’état de l’opinion que le président sénégalais a donné les instructions pour le vote de l’abstention à l’assemblée générale de l’ONU. Macky Sall, perçu par nombre de ses concitoyens comme trop permissifs aux intérêts occidentaux et notamment français, a profité de l’occasion pour tirer un gain politique.
En août 2018, l’ancien président ghanéen Jerry Rawlings rapportait à une délégation du Collectif Afrique du PCF en visite à Accra, une conversation qu’il avait eue avec l’ancien président tanzanien Julius Nyerere (1922-1999) quelques semaines après l’effondrement de l’URSS. Ce dernier espérait alors un volontarisme à toute épreuve pour un monde de paix, de progrès et prospérité. Hélas, trente ans plus tard, cela n’est pas encore à l’ordre du jour. Le monde n’a jamais été autant menacé d’une extension de conflits, le chaos du libéralisme et de la guerre économique laissant place à la guerre tout court. Dans un contexte où la menace nucléaire est plus que jamais présente, il est indispensable que des voix s’élèvent et refusent de s’embarquer dans l’escalade, œuvrent en faveur d’une solution négociée et prônent une démarche qui n’ajoute pas de la guerre à la guerre. Les communistes en sont.