Le 7 avril 2022, après avoir demandé en vain une césarienne qui aurait certainement sauvé sa vie, Astou Sokhna est morte en couches au service de la maternité de l’hôpital Ahmadou Sakhir Mbaye de Louga. Les inspecteurs de l’État qui ont été dépêchés sur les lieux pour mener une enquête sur ce décès évitable en ont conclu que la césarienne, rendue gratuite au Sénégal depuis janvier 2014, ne devait pas attendre dans un tel cas, d’autant plus qu’en 2019, suite au décès de sa fille née prématurément, une note a été consignée au dossier médical de la défunte qui indiquait expressément que le recours à la césarienne est à privilégier en cas d’un nouvel accouchement problématique.
Comme on le sait, cette affaire a provoqué un vaste émoi au Sénégal d’autant plus qu’elle est survenue quelques jours après l’annonce en pompe, à Keur Moussa, du ministre de la Santé et de l’Action sociale – M. Abdoulaye Diouf Sarr – de l’octroi d’un financement de 500 millions de francs CFA supplémentaires qui devait, selon ses termes, « assurer aux femmes toute la couverture nécessaire » dans la lutte contre la mortalité maternelle. Conséquences immédiates de cette triste affaire : le directeur de l’hôpital en question a été relevé de ses fonctions et, « agneaux du sacrifice destiné à faire taire la vindicte populaire » selon les termes de Bigué Ba Mbodj (présidente de l’Association des sages-femmes d’État du Sénégal), 7 sages-femmes ont été suspendues de leur fonction, dont 4 en garde en vue au moment où nous écrivons ces lignes et 2 en liberté provisoire parce qu’enceintes, elles aussi.
Il faut dire que le Sénégal n’en est pas à son premier grand scandale médicosocial qui a secoué l’opinion publique et la presse locale. Le souvenir est encore frais, dans la mémoire des Sénégalais, concernant les 4 bébés morts, le 24 septembre 2020, à l’hôpital de Ziguinchor. Mariama Magui Diémé, leur mère, avait fait cette révélation troublante à l’effet que, de 9 à 19 heures le même jour, alors qu’elle était en « travail » avancé, elle n’avait pas reçu une assistance appropriée, les deux sages-femmes de garde étant occupées à surfer sur WhatsApp plutôt que de s’occuper de sa santé et de celle de ses bébés en danger. Elle ajoutait qu’au bloc opératoire où elle a enfin été admise sur le tard, son médecin traitant lui aurait clairement dit qu’il ne pouvait pas, à un moment, s’occuper de son cas parce qu’il devait aller manger.
La mortalité maternelle : des statistiques alarmantes
Au-delà de ces cas qui s’ajoutent au dossier de maltraitance, les statistiques sont troublantes sur le nombre de décès en couches dans les unités néonatales sénégalaises. Chaque jour, ce sont au moins 5 femmes répertoriées qui perdent la vie en donnant la vie. En chiffres absolus, ce sont 791 décès maternels que le pays a enregistrés en 2020, soit 236 femmes et 21 petits bébés sur 100 000 naissances vivantes qui sont passés de vie à trépas dans les hôpitaux sénégalais, avec de fortes disparités régionales qui font que, par exemple, la région de Dakar a enregistré 99 décès la même année tandis que celle de Tambacounda (à l’extrême sud-est du pays) a affiché le taux le plus élevé de mortalité avec 102 décès maternels et 354 décès en unités néonatales. Comparés à la France où la moyenne de décès en couches est de 85 chaque année pour 811 510 accouchements, ces chiffres donnent froid au dos.
La faible tendance baissière du ratio de la mortalité maternelle au Sénégal (de 92 à 236 décès pour 100 000 naissances vivantes entre 2010 et 2017) ne doit, en aucune manière, être un motif de consolation pour le ministre de la Santé et de l’Action sociale ainsi que son gouvernement. Car, en vérité, au moins 50% de ces morts sont des morts de trop et des morts parfaitement évitables comme l’a reconnu, le 4 octobre 2021, lors du Forum des parlementaires pour l’instauration d’une journée nationale de lutte contre la mortalité maternelle, néonatale et infanto juvénile au Sénégal, Dr Amadou Doucouré, directeur de la Direction de la santé de la mère et de l’enfant (DSME), l’organisme chargé d’organiser et de coordonner les activités préventives et curatives concernant la santé et le bien-être de la mère, du nouveau-né, de l’enfant et de l’adolescent.
Aussi, les situations alarmantes dans les pays de la sous-région ouest-africaine ne doivent donner lieu à aucune forme de jubilation des Sénégalais, par comparaison au pire. En Côte d’Ivoire en effet, la mortalité maternelle est de 614 décès pour 100 000 naissances vivantes dont 18% relèvent des complications liées aux avortements clandestins. Ces chiffres placent ce pays, considéré pourtant comme la « locomotive économique » de l’Afrique de l’Ouest, parmi les quinze pays ayant un taux de mortalité maternelle qui se situe entre 500 et 1 000 en comparaison des pays occidentaux qui ont un ratio de mortalité maternelle souvent en dessous de 10 voire 5/100 000 naissances vivantes.
Inquiétudes moindres pour le Maroc où, selon l’Enquête nationale sur la santé de la population et de la famille (2003-2004) effectuée sur un échantillon 121 725 ménages répartis sur les 12 régions et 2 milieux (urbain et rural) du pays, le ratio de la mortalité maternelle a baissé de 72,6 % pour 100 000 naissances vivantes contre 112 en 2010, soit une réduction drastique de 35%. Les milieux urbain et rural ont enregistré une diminution respective de 39% et 25% dans ce pays où près de 89% des naissances sont assistées par des sages-femmes professionnelles dûment formées.
Les causes de cette baisse drastique de la mortalité maternelle et infanto-juvénile au Maroc ne relèvent pas du miracle divin. Dans la gestion des maternités, elles sont le fruit de mesures rigoureuses et contrôlées, et d’un sursaut national, qui doivent inspirer – et c’est le cas de le dire – le Sénégal, la Côte d’Ivoire et l’ensemble des pays subaériens d’Afrique qui traînent encore de la patte dans leur effort pour contrer ce phénomène insoutenable : recrutement massif de sages-femmes en partant du constat, empirique et terre à terre, selon lequel plus un pays regorge de sages-femmes professionnelles et plus les accouchements sont sécuritaires. Les autres causes sont la gratuité des soins en en milieu obstétrical, le niveau et la qualité des équipements dans les maisons d’accouchement, la formation des professionnels en structures néonatales et celle des médecins et infirmiers, particulièrement dans les zones rurales, l’augmentation des dépenses en santé, etc. À titre d’exemples, ces dépenses sont passées de 3,98% en 2000 à 5,53% du PIB en 2015 au Maroc tandis que, durant la même période, elles sont descendues de 4,63% à 3,97% au Sénégal et de 5,67% à 5,46% en Côte d’Ivoire, soit une montée au Maroc et une chute vertigineuse qui placent les deux pays subsahariens respectivement à la 45e et à la 28e place du classement de l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 2015) des États africains par dépenses en santé au pourcentage du PIB.
Les causes de la mortalité maternelle
Toutes les enquêtes internationales réalisées sur ce sujet montrent, à l’évidence, que les femmes décèdent en couches en raison d’un incident obstétrical. Les causes directes les plus citées en lien avec ces décès sont les hémorragies du post-partum, les saignements qui surviennent au cours de la grossesse, du travail et après l’accouchement. Les causes indirectes sont les accidents thromboemboliques comme les embolies amniotiques, les accidents veineux graves, en particulier l’ embolie pulmonaire, l’hypertension artérielle et les maladies contractées en amont de la grossesse.
On voit donc que, dans beaucoup de cas, la mort obstétricale n’est pas directement liée à la grossesse en elle-même, mais plutôt à des causes préexistantes comme l’âge, l’ethnicité, les accidents vasculaires-cérébraux, les maladies cardiaques, les difficultés respiratoires et les cancers dont la mère est porteuse en amont de sa grossesse. Ces causes vont plus ou moins aggraver la grossesse elle-même et engendrer des complications qui peuvent être fatales comme, par exemple, la pré-éclampsie, les infections et les complications d’anesthésie.
D’autres causes, liées ou non au système de santé, entrent en ligne de compte. Au nombre de ces causes figurent la lenteur de la prise de décisions relatives au recours aux soins dans les institutions médicales, les barrières culturelles, les représentations sociales de la maladie et de la grossesse et, naturellement, les soins qui sont liés à celle-ci. Il y a aussi, fait à ne pas négliger, la qualité du plateau technique dans les maternités, les barrières financières auxquelles sont confrontées les familles lorsqu’elles soignent une personne malade, la disponibilité des moyens d’évacuation des patientes, etc.
Toutes ces causes agissent comme de véritables goulots d’étranglement des systèmes de santé dans le monde. Leurs effets combinés sur la santé des femmes qui donnent la vie en Afrique sont dramatiques.
Or, comme on le sait, la santé est un besoin fondamental auquel aspire tout être humain. Elle est conditionnée par divers déterminants qui sont, entre autres, les déterminants génétiques (sexe, hérédité, âge, etc.), le mode d’organisation des soins (public, privé, intégration des soins en réseaux, etc.), l’environnement (physique et social), les habitudes de vie (culture, modes de vie, habitudes de consommation, pratique ou non de sports, etc.). Toute réforme qui vise l’efficacité et l’efficience des soins de santé commande, à la base, une prise en compte groupée de ces déterminants interreliés. Les réformes successives du système de soins au Sénégal, se sont-elles souciées de ce fait ?
Pour répondre à cette question, et faute d’espace, je me contenterai simplement de souligner que, durant la première décennie et demie de l’indépendance, guidée par l’État-providence qui caractérisait le « socialisme africain » du président Léopold Sédar Senghor, le Sénégal a fait preuve, plus que tout autre pays de la sous-région ouest-africaine, d’un effort réel de construction d’un embryon de système public de santé gratuit et accessible à tout le monde. Dans les villes comme dans les campagnes les plus reculées du pays étaient bâtis, parfois sous forme de vestiges du colonialisme, des hôpitaux publics ou des dispensaires de renom qui avaient, à leurs têtes, des médecins, infirmiers/infirmières et sages-femmes entièrement dévolus à leur métier.
C’est la crise pétrolière du milieu des années 70 et les difficultés économiques qu’elle a engendrées qui ont donné un coup d’arrêt fatal à cette politique d’investissement publique dans le secteur de la santé. Le gouvernement sénégalais, comme presque tous les gouvernements africains en crise réduisirent drastiquement le financement de son système de santé qui va ainsi tomber en décrépitude.
À la fin des années 80, sur injonction des institutions de Bretton Woods (FMI, banque mondiale) et plus tard, des mesures néolibérales inspirées du Consensus de Washington, la politique sanitaire du Sénégal (et de la plupart des pays africains) va connaître un virage à 180 degrés avec l’administration d’un remède de cheval sous forme de réformes au forceps, toutes orientées vers la « privatisation des soins de santé ». Le maître mot des dirigeants sénégalais (et africains) était les « soins de santé primaires » (prévention, traitement, réadaptation, soins palliatifs, etc.). Ces soins sont présentés à l’opinion publique mondiale comme la cheville ouvrière des solutions aux problèmes que traversent les systèmes de santé dans les pays du Tiers-monde en général et ceux d’Afrique en particulier.
Définie en 1978 et finalement adoptée en 1987, l’Initiative de Bamako recommande aux États africains d’accorder la priorité des soins de santé aux femmes et aux enfants. Les politiques de santé qu’elle préconise insistent sur le « recouvrement des coûts » et la « participation communautaire » des populations bénéficiaires dans la gestion de leur santé. Au plus fort du Programme d’ajustement structurel au milieu des années 80, le gouvernement sénégalais de l’époque, comme tous les gouvernements sous diktat, présentait cette politique comme le seul moyen devant conduire à la « démocratisation de l’accès aux soins de santé ». Le recouvrement des coûts s’inscrit aussi dans le nouveau contrat de participation au financement de la santé entre l’État et ses citoyens. Il vise aussi l’accès du « contribuable » aux services cliniques de base par le versement de frais lors de l’achat de médicaments génériques dans les dépôts de pharmacies et les postes de santé. Finie donc la gratuité des soins présentée comme une assistance chronique qui ruine considérablement les systèmes publics de santé ! Désormais, c’est ce principe de l’« utilisateur payeur » qui va être mis de l’avant et qui va servir de toile de fond aux réformes qui seront adoptées un peu plus tard.
Au Sénégal, le Plan national de développement sanitaire et social (PNDSS) reconduit ce principe. L’objectif visé par cette réforme est de mettre en place plusieurs autres réformes dont, entre autres, la réforme relative au fonctionnement des hôpitaux et des structures sanitaires, les modalités de gestion des pharmacies d’approvisionnement en médicaments, la mise en place de systèmes d’information sanitaire et du système de financement de la santé, la réorganisation du ministère de la Santé et, enfin, la coordination des interventions. Le Programme de développement intégré de la santé (le PDISS) qui va suivre quelque temps après couvre d’abord la période 1998-2002 pour la première phase, et 2004-2008 pour la seconde phase. Un des objectifs majeurs de ce plan est de réduire la courbe de la mortalité maternelle et infantile trop élevée et de maîtriser celle de la fécondité. Le suivi de l’exécution du PIDSS avait pour but d’augmenter graduellement le budget de la santé à 9% pour, petit à petit, atteindre la cible annuelle de 15% que recommande le Protocole d’Abuja de 2001. Sur ce fait, il est intéressant de noter qu’entre 2001 et 2015, par exemple, au lieu d’augmenter comme promis à Abuja, les dépenses publiques de santé ont diminué dans 21 pays africains, y compris le Sénégal, notre pays.
L’autre réforme majeure adoptée en 1998 par le Sénégal est la Réforme hospitalière. Inspirée de concepts tirés du vocabulaire du néolibéralisme en vogue, cette réforme fait du « partenariat public-privé » et du « management participatif » son principal cheval de bataille. Son but clairement exprimé est d’améliorer les performances des hôpitaux aussi bien au plan de la gestion du système que celui de la qualité de l’offre de soins, le tout en combinant l’offre du service public incarnée par les services administratifs avec l’« esprit d’entreprise » inspiré de la vision libérale classique du rôle du privé dans les performances de l’économie.
La Réforme hospitalière part du principe selon lequel le patient est au centre des priorités de l’hôpital réformé. Ce patient est un « client » qui a droit à une information juste et éclairée sur sa maladie, et au respect de ses droits inscrits dans la Charte du malade. L’établissement public de santé avec lequel il « fait affaire » est tenu de mettre à sa disposition un « dossier du patient » qui a pour rôle de faciliter l’organisation de sa prise en charge, depuis l’accueil en passant par la coordination des actes, jusqu’à la sortie planifiée ou l’accompagnement en cas de décès.
Le management et la gestion des services reposent, avant tout, sur l’existence d’un projet d’établissement et d’orientations stratégiques clairement défini pour chaque institution hospitalière. Ce projet est complété par des politiques de gestion des ressources humaines ou de fonctions logistiques (équipements, approvisionnement, maintenance, sécurité, hygiène, restauration, blanchisserie, etc.), mais, également, par un système d’informations précises sur le cas spécifique de chaque patient.
En outre, la Direction des établissements de santé (DES) chargée de piloter une telle politique a le pouvoir de suspendre ou de retirer des autorisations d’activités, ou de modifier leurs contenus dans les établissements publics et privés de santé avec, comme seul but, d’assurer le bon fonctionnement des services de santé. Ses moyens ? Une planification hospitalière qui passe par l’émission de cartes sanitaires établies en fonction des besoins de soins propres à chaque milieu, une décentralisation qui assure une proximité de l’offre de soins aux patients, une autonomie hospitalière plus ou moins grande, des rencontres de concertations entre autorités sanitaires régionales, conseils régionaux, collectivités locales et services déconcentrés. Les activités de ce réseau « tricoté serré » ont pour visée de mener des opérations intenses d’évaluation et de réorientation des pratiques locales en vue d’une plus grande efficience de la santé et des services sociaux.
Le recrutement du personnel : le talon d’Achille de la Réforme sanitaire
Cette réforme préconise aussi le recrutement conséquent du personnel médical et paramédical qui doit, sur le terrain, traduire en fait l’ensemble de ces mesures volontaristes. Ce recrutement va donner lieu à des tensions vives entre les directions des hôpitaux et les syndicats des travailleurs de la santé. Ces derniers reprochent au gouvernement d’embaucher, de manière désordonnée et en marge des règles formelles de diplomation et de compétence en vigueur, une clientèle politique formée parfois de personnel non diplômé et non qualifié. Des cas graves de « faux médecins » sont largement médiatisés dont, un en particulier, celui de « faux docteur Amadou Samba », militant déclaré de l’Alliance pour la république (APR) – le parti au pouvoir – et qui effectuait, dans l’illégalité totale, divers diagnostics, notamment sur des cas suspects de patients qui manifestaient des symptômes de coronavirus.
La présence de plus en plus forte de ce personnel atypique va entraîner des modifications importantes de la structure globale du personnel hospitalier. Dans les Comités de santé où il occupe une place centrale, ce personnel va avoir un réel pouvoir de décision. Il va influencer le recrutement d’autres personnels comme le personnel de soutien, les préposés chargés du nettoyage, du gardiennage, de la vente des tickets et des médicaments dans les pharmacies et les dépôts de pharmacies, etc. Ce personnel hétéroclite va devenir, progressivement, la « clé de voûte » du système de santé. Très vite et par un rapport de pouvoirs en sa faveur, il déborde ses champs de compétence pour occuper les espaces de soins délaissés par le personnel qualifié, lui-même débordé par les problèmes auxquels il fait face dans l’administration des soins aux malades qui fusent de partout.
En repoussant l’infirmière/infirmier qualifié dans les tâches périphériques (paperasserie administrative, soins curatifs, promotion de la santé, etc.) et en valorisant la participation communautaire directe dans l’administration des soins aux « agents communautaires » et aux « médiateurs », la décentralisation du système sanitaire sénégalais a produit un monstre qu’il va avoir de la peine à exorciser de sitôt: la présence massive d’agents qui se forment sur le tas au métier des soins et qui assurent la continuité des services en prenant en charge les tours de garde et les consultations médicales. Malgré le fait qu’ils ne respectent pas souvent les normes en matière de manipulation des équipements de protection et posent aussi des gestes techniques parfois non conformes aux prescriptions des manuels de procédures harmonisés, ces agents vont acquérir une légitimité populaire d’autant plus grande qu’ils s’occupent des activités de soins dévalorisées et délaissées par le personnel qualifié (soins aux tuberculeux, aux malades de sida, vaccination, consultations pré et post natale, accouchements, etc.). En s’investissant massivement dans les activités de soins au même titre que le personnel qualifié, ce personnel non qualifié, véritables « agents à tout faire » et souvent mal rémunérés, va redéfinir les statuts et les fonctions du métier de soignant au Sénégal. Il brouille aussi les normes et règles de fonctionnement sur lesquelles est bâti tout le système de santé en imposant une hiérarchie qui nivelle par le bas.
Comme on le voit, la Réforme hospitalière repose sur des prémisses conformes à l’évangile néolibéral dans son combat acharné contre l’État providence considéré comme trop obèse. Qu’on soit pour ou contre cet évangile, force est de constater – dans les faits – que dans un pays sous-développé comme le Sénégal où le secteur privé national est encore très fragile et les mentalités essentiellement fondées sur les stratégies de débrouille et le bricolage quotidien, cette énième réforme va générer de nombreux goulots d’étranglement et conflits qui vont gripper la machine du système de soins.
Au vu du mécontentement général qu’il génère et qui a pris de l’ampleur ces dernières années, au vu aussi des accusations de maltraitance contre lesquels se plaignent les patients, le président de la République a fini, comme il l’a annoncé lors du Conseil des ministres du mercredi 20 avril 2022, par « mettre la santé sous surveillance rapprochée ». Il est en effet urgent que l’État reprenne le contrôle de ce système et explore de nouvelles pistes de solutions aux problèmes qui gangrènent ce secteur.
Le care : une partie de la solution
Une de ces pistes qui me paraît importantes est, l’octroi d’un financement récurrent, proportionnellement au renchérissement des coûts des équipements sanitaires dont l’hôpital sénégalais a besoin pour relever le niveau de développement de son plateau technique. Pour mettre fin au « xar mat » (travail dans le secteur privé pour arrondir les fins de mois) des médecins et bloquer les velléités du maraudage du personnel public de santé, le gouvernement du Sénégal doit élever le niveau des salaires des médecins, infirmières, sages-femmes et personnel de soutien. Il doit également mettre fin au recrutement clientéliste du personnel soignant, recrutement que dénoncent régulièrement les acteurs du milieu. Il doit former et recruter, en grand nombre et proportionnellement à la montée de la courbe démographique, du personnel qualifié en mettant en place une offre de formation du personnel soignant basé sur des règles et pratiques communes qu’il doit définir plus clairement en concertation avec les acteurs du milieu. Cette offre de formation doit se baser sur le principe du care qui est, en ce moment, la clef de voûte de l’efficience des soins de santé dans les hôpitaux des pays développés où les oligarques africains préfèrent aller se soigner.
Le terme care signifie « s’occuper de », « faire attention », « prendre soin », « se soucier de … ». Dans son étymologie il renvoie à caru, cearu qui signifie soins, souffrance, douleur, chagrin. Il a donné aussi « to cure » qui vient du latin curare qui, lui-même, a donné « to care for » ou « take care for » qui signifient « se préoccuper de », « prendre soin de ». Le care construit la pratique infirmière à partir « de petits gestes », de « petites choses » qui ont chacune une résonnance particulière pour le malade ou la personne en situation de détresse qui a besoin de soins.
L’application du care aux services des soins n’est pas si difficile que ça.
La littérature consultée indique que la mise en œuvre du care intègre les quatre éléments suivants auxquels correspondent quatre valeurs éthiques qui contribuent sans doute à l’efficacité et à l’efficience des soins prodigués aux malades : attention (correspond au « caring about »), responsabilité (correspond au « taking care of »), compétence (correspond au « care giving »), réceptivité (correspond au « care receiver »).
Sous ce rapport, le care n’est pas le cure. Le care est un déploiement de valeurs éthiques que l’on retrouve chez les personnes qui se soucient concrètement des autres et qui ciblent essentiellement les diverses vulnérabilités auxquels est confronté une personne qui souffre. A contrario, le cure est un acte tout simplement biomédical. Il fait appel à la technicité et à la technicalité impersonnelle du geste curatif désincarné qui manipule, en milieu de soins, des techniques et des technologies impersonnelles (machines de toutes sortes, outils de radiodiagnostics, ordinateurs, analyse de composantes chimiques, etc.). Ce type de soins s’accommode très peu de sentiments moraux, de sympathie ou d’empathie pour le patient qui souffre de mille maux. C’est le contraire du care qui est conçu comme un ensemble de valeurs morales de compassion qui habitent profondément le soignant dans sa pratique des soins et dans ses relations sentimentales avec les plus vulnérables. Le care draine un ruisseau de valeurs fondées sur la sollicitude et l’attention particulière dont fait preuve le soignant dans sa relation intrinsèque avec la souffrance et les fragilités de la personne malade à qui il prodigue des soins. Dans la sphère domestique, le care est l’équivalent de l’attention qui guide la grand-mère dans l’administration des soins coutumiers d’entretien et de continuité de la vie qu’elle administre aux membres de sa famille.
Le care n’est donc pas un ensemble de solutions techniques instrumentales qui favorisent la guérison du patient, lui-même perçu comme l’acteur principal de sa propre guérison. Par l’empathie et la force du lien à autrui, il répare des vies brisées en morceaux et libère les circuits d’écoulement de la vie à l’intérieur d’une personne malade et des membres de sa famille. Pour tout dire, dans le paradigme du care, « soigner » ne consiste pas à « traiter » machinalement, c’est-à-dire avec des solutions techniques toutes aussi machinales, un patient malade. « Soigner » revient donc à prodiguer des soins dans une totale congruence avec le système symbolique et les représentations sociales dont se sert le malade pour s’expliquer sa maladie, les causes de sa maladie et concevoir les moyens de sa guérison. « Soigner » implique donc, de la part du soignant, une attitude d’écoute et d’empathie qui le rattache solidement à la singularité de l’individu malade, mais aussi à sa famille et à son entourage social qui sont tous coacteurs de la maladie et des moyens qui favorisent la guérison de la personne malade.
Bien trop absent dans nos hôpitaux (les témoignages sont nombreux en ce sens), le care doit être une composante fondamentale de l’offre de formation du personnel de santé dans toutes les institutions d’enseignement et de formation en soins. L’énoncé de compétence qui orientera cette formation nécessaire doit cibler, en priorité, le développement de savoirs, de savoir-faire et des savoir-être (en termes d’attitudes concrètes) dans le traitement des patients. L’offre de formation doit surtout insuffler, dans notre système de santé qui en a bien besoin, les valeurs humaines dont le manque criant est à l’origine de drames évitables comme celui de Louga, de Ziguinchor et de maints autres endroits du pays. Nos hôpitaux doivent revenir à l’affectueuse inquiétude du soignant pour la souffrance d’autrui.
Pour cela, les ressources existent autour de nous. Nos sociétés sont des sociétés en transition clinquante vers le capital transnational et son éthique centrée sur l’individu. Malgré ce fait, elles regorgent encore de normes et de valeurs communautaires encore présentes (kerca, masla, mougn, yereumendé, etc.) qui doivent nous inspirer, pendant qu’il est encore temps, pour accomplir la mission de refondation et de recentrage de nos institutions de santé.
Il appartient à notre État, mais également à tous les États africains, d’élaborer de nouveaux agendas de formation qui remettent en selle l’altruisme, la compassion et la solidarité dans l’administration des soins de santé à aux patients malades. En annonçant, lors du Conseil des ministres du 20 avril 2022, son intention d’accompagner les « importants investissements » financiers dans le secteur de la santé par « un changement de paradigme qui se traduit par le respect du patient et la satisfaction des usagers », le président de la République du Sénégal a-t-il bien pris la mesure de l’urgence d’humaniser les soins dans notre pays ? Le temps nous le dira.
Lamine Diedhiou Dingass est Professeur/sociologue, Canada