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Quand La Memoire Entre En Conflit Avec L’histoire

Quand La Memoire Entre En Conflit Avec L’histoire

Depuis un certain temps, de façon récurrente dans la presse, certains de nos concitoyen ne manquent pas de convoquer l’histoire : soit pour donner un éclairage nouveau sur cet événement dramatique de notre passé précolonial que fut Talaatay Nder ou pour l’invoquer, soit pour interpeller notre conscience sur le fait que dans nos grandes villes, figurent encore dans certains édifices, monuments, rues…, les noms de personnages célèbres de notre passé commun avec la France comme Faidherbe, De gaulle et d’autres moins connus.

Tout cela peut paraître normal dans le cadre de notre quête identitaire pour un meilleur destin commun, après ce long passé fait de souffrances et d’humiliations que connurent le Sénégal et l’Afrique noire. Nous interviendrons dans ce débat, en respectant la chronologie des événements et en les replaçant dans leur contexte historique, signe que nous entendons nous libérer des syndromes mémoriels. D’où l’intitulé de notre analyse.

Talaatay Nder fut une appellation donnée à une page sombre de l’histoire du Waalo. Il nous faut tout de suite saluer l’initiative de notre collègue, Mamadou Youry Sall, de rétablir la vérité historique sur cet événement, dans un article paru dans Le Quotidien, numéro 5725. L’histoire du Waalo suscite un vif intérêt chez nos compatriotes, sans doute parce que la tradition orale recueillie par Yoro Boli Diaw (1847-1919) et par la suite, les remarquables travaux historiques de Boubacar Barry ont permis de considérer ce royaume comme le premier royaume fondé par les Wolofs. Cela se passa au XIIe siècle dans la vallée du fleuve Sénégal, que d’aucuns présentent comme le berceau de la Nation sénégalaise. 

Ainsi Talaatay Nder, Djalawaly, Djembët Mbodj, Ndate Yalla sont des mots ancrés dans la mémoire de bon nombre d’entre nous parce qu’ils expriment des événements notables ou des figures historiques féminines qui exercèrent le pouvoir suprême dans ce royaume. Ce qui fait que l’histoire du Waalo a été une source d’inspiration pour le dramaturge Alioune Badara Bèye, dans sa pièce Djalawaly, terre de feu, donc un lieu de mémoire depuis la 2ème décennie du XIXe siècle, une bataille de plus (victorieuse cette fois) face aux troupes de l’Almamy du Fouta Toro, qui symbolisa cette perpétuelle opposition dialectique entre conservation et changement, entre ordre social et culturel traditionnel africain et ordre islamique. Djalawaly a aussi inspiré le mouvement sportif qui a donné son nom à des équipes de football. Mais c’est surtout Talaatay Nder qui, aujourd’hui, captive tant nos compatriotes : les militantes féministes en font leur cri de guerre chaque année, lors de la fête du 8 mars. Il y a quelques semaines, a l’occasion du match de qualification à la Coupe du monde de football 2022, Sénégal-Egypte, le très sérieux Aliou Cissé n’a pas trouvé mieux que d’invoquer Talaatay Nder pour galvaniser et mobiliser les supporters.

Or, comme notre collègue l’a montré, une confusion a été faite dans la représentation de cet événement, plutôt funeste que glorieux. En effet, ce fut un massacre au sommet du pouvoir survenu en 1734 entre Teddyek et Dyoss, deux des trois lignages (le 3ème étant les Loggar) qui s’alternaient au trône du Brack (roi). Cette tuerie aboutit à la mort du Brack régnant, de son vainqueur et successeur et de la Linguère, conseillère du Brack.

L’événement dont s’est emparée la mémoire de bon nombre de nos concitoyens, eut lieu en 1819, près d’un siècle après Talaatay Nder. Lors de l’invasion du Waalo par les Maures Trarza, les femmes de la cour et leurs princesses, pour échapper à l’ennemi, avaient mis le feu à la case où elles s’étaient retranchées.

C’est ce suicide collectif qu’on appelle «sacrifice des femmes de Nder», tout à la gloire des femmes qui refusèrent de survivre et d’être réduites en esclavage. Parce qu’elle est affectivité et produit de l’émotion, la mémoire a créé la confusion entre ces deux événements, qui n’eurent en commun que le lieu où ils se déroulèrent : Nder, capitale du Waalo. L’histoire, elle, se veut réflexion et production d’un récit porteur de vérités scientifiques quoique «idéologique, relevant d’une connaissance partisane» (Halwachs), destiné à tous les citoyens.

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Ainsi, il nous semble utile de faire connaitre l’histoire du royaume du Waalo en vue du renforcement de notre unité nationale. Il n’est cependant pas question ici de faire un long développement sur ce sujet. Ce royaume amphibie fut fondé, sur un fond maure, par des groupes ethniques (Serer, Lebu, Pël, Manding) qui auparavant, pour certains d’entre eux (Lebu et Serer par exemple), cohabitèrent longtemps dans la moyenne vallée du fleuve et par delà la rive droite, dans le désert mauritanien et ses environs. Creuset ethnique où se fondirent ces groupes réfractaires au prosélytisme musulman lancé par les Almoravides au XIe siècle, le Waalo serait, selon Yoro Diaw et ses disciples, le berceau de l’ethnie wolof. Mais ceci, non sans qu’auparavant ne fut créé un état monarchique aux institutions caractéristiques d’une volonté de limiter le pouvoir du roi (Brack) par un partage des rôles avec une assemblée formée par des dignitaires issus de ces différentes ethnies et dénommée «seb ak baor».

De cet état de fait naquit une tradition de refus de toute forme d’acculturation, surtout quand elle est imposée. Mais le Waalo précolonial fut de façon constante, en proie à l’instabilité politique. Cette situation s’explique par les rivalités permanentes et les luttes de préséance entre les trois matrilignages précités, mais aussi par des relations difficiles avec les Etats voisins (Futa, Trarza, Jolof (où avaient migré de nombreux éléments qui peuplaient le Waalo à ses débuts) ; Kajoor et par la suite le comptoir français de Saint-Louis.

Situé dans la basse vallée, point stratégique, passage obligé pour le commerce des esclaves et de la gomme arabique, ce royaume connut une histoire troublée, surtout à partir du XVIIe siècle, avec l’installation française, la mise en place du mercantilisme dans la vallée du fleuve. Pour survivre, le royaume noua des alliances selon la conjoncture. Mais le traité signé le 8 mai 1819 avec les Français, pour la cession de terres destinées à la culture du coton, de l’indigo, de la canne à sucre, fut une violation du principe (adopté par tous les Etats de la vallée) selon lequel les Européens ne pouvaient obtenir «la cession de terres sur le continent» (Mamadou Diouf). Autrement dit, aucune terre sur les rives du fleuve ne pouvait être cédée aux Blancs. D’où la coalition qui se forma contre le Waalo et son invasion par les Maures Trarza et les Toucouleurs…

En définitive, le projet agricole français échoua. Les essais furent abandonnés en 1831 après que Richard, un des 3 experts sous l’autorité du Gouverneur Roger (1821-1831), eut laissé son nom sur les lieux : Tollu Richard (Richard Toll). Il fallut attendre l’année 1854 et l’avènement de Louis Faidherbe (1854-1865) comme Gouverneur de la colonie, pour voir les Français, avec un autre état d’esprit, déployer leurs actions de conquête du Sénégal pour sécuriser le commerce de la gomme sur le fleuve et surtout développer la culture de l’arachide.

Ceci nous amène à poser la question : faut-il brûler Faidherbe, ainsi que certains compatriotes le demandent ? Avec Faidherbe en effet, ce furent des campagnes militaires avec leur cortège d’horreurs, mais aussi la ruse politique et diplomatique. Ce qui l’amena à créer et lancer le redoutable bataillon des tirailleurs sénégalais, en 1857 (Abdoulaye Bathily), ce corps emblématique formé à l’Ecole des otages de Saint-Louis, qui allait connaitre son développement singulier au Sénégal et en Afrique noire. Continuateur de ses prédécesseurs mais non initiateur de la violence systématique, Faidherbe usa de tous les moyens politiques et diplomatiques possibles pour sécuriser le commerce français contre le Trarza et le kajoor, deux états à la position stratégique, respectivement entre le Waalo et Saint-Louis et sur l’axe Saint-Louis-Gorée. D’où le développement du négoce (bordelais et marseillais) et du commerce de traite dans ce qui était alors l’espace colonial.

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Ainsi, en 1960, dans le cadre de l’élaboration d’une idéologie politique pour la construction de l’Etat-Nation, Faidherbe fut reconnu «père de la Nation par la bourgeoisie bureaucratique sénégalaise» (M. Diouf). En fait, ce gouverneur-administrateur, ethnographe et bâtisseur avait un bilan que s’était approprié une partie de l’élite intellectuelle : il avait d’abord fait de l’ancien comptoir de Saint-Louis, une ville devenue centre administratif et culturel, une place forte d’où partira l’expansion française vers l’Afrique de l’Ouest, ensuite il avait jeté les bases de ce qui allait devenir le territoire du Sénégal, enfin par sa promotion de l’école française laïque, il avait définitivement établi la modernité dans notre pays.

Pour notre Armée nationale, le Président Senghor décida de choisir comme devise, ce propos célèbre de Faidherbe à l’endroit des Ceddos : «Ces gens, on les tue, on ne les déshonore pas.»

Que reste-t-il aujourd’hui de cette mémoire tiraillée entre la nécessité de revisiter l’histoire, pour recouvrer sa personnalité profonde niée par le colonisateur, et cet attachement à la modernité, synonyme d’acculturation de cette élite, véritable relais des valeurs du colonisateur auprès des masses analphabètes.

Des nombreux symboles sur lesquels était inscrit le nom de Faidherbe ou qui représentaient sa figure, il ne reste plus que le pont mythique de Saint-Louis et une avenue de Dakar sur laquelle s’est installée la mairie du Plateau ; les statues ont été déboulonnées à Dakar, puis à Saint-Louis, le lycée et la place publique débaptisés, dans l’ancien chef-lieu de la colonie. Mais la devise, elle, est restée parce que les Sénégalais s’y reconnaissent.

Notre pays étant indépendant depuis plus d’une soixantaine d’années, il est normal que la mémoire de ce personnage colonial soit effacée de nos édifices, monuments, rues, places etc. Ces nombreux vestiges de ce passé colonial qui subsistent encore, nous devons cependant les considérer comme signes de l’échec de l’aventure faidherbienne et de tant d’autres dans notre espace de vie. Elles butèrent sur notre résilience de sociétés lignagères fondées sur des structures stabilisatrices où le social et le religieux écrasent l’économique. Nous n’avons pas perdu notre âme quoique l’assimilation culturelle française ait laissé ses marques profondes.

Enfin, mémoire pour mémoire, n’est-il pas un paradoxe de conserver le nom de De Gaulle sur l’une des plus grandes artères de notre capitale, celle-là même ou nous célébrons chaque année notre fête nationale ? Il est vrai que le contexte historique a changé. En ce qui concerne l’ancien Président français, c’est notre pays qui a souverainement choisi de donner son nom à cette avenue mythique que les autorités coloniales françaises, à la veille de leur départ définitif, avaient baptisé «Allées du centenaire» (centenaire de Dakar (1857-1957). De Gaulle, en effet, passait pour l’homme de la décolonisation. Mais, les apparences se sont révélées trompeuses. Les indépendances octroyées ont été plus formelles que réelles : la France de De Gaulle ayant imposé aux dirigeants africains de l’époque, des accords de coopération qui la liaient à ses anciennes colonies. 

Le philosophe béninois, Stanislas Adotevi, ne dit pas autre chose : «De Gaulle est venu en décolonisateur non pas pour écrire la fraternité sur les murs, mais pour définir pour la France, une nouvelle forme de présence française en Afrique noire.» En réalité, De Gaulle ne fut que le continuateur de Faidherbe et ses successeurs, plutôt que le fossoyeur de la colonisation. Contraint par les circonstances historiques de procéder à l’émancipation de l’Afrique noire (difficultés politiques internes, pressions externes), De Gaulle, pour servir les intérêts de la France, substitua le concept de coopération à celui de colonisation. C’est le «give and keep» anglais mais à la française, c’est-à-dire le pré-carré.

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Pour servir notre fierté nationale, la «raison raisonnée» exige que cette artère soit débaptisée pour être dénommée ainsi que M. Jean Paul Dias l’a si judicieusement préconisé dans la presse : «Boulevard de la Nation».

Au terme de cette analyse, nous comprenons que c’est l’élan patriotique qui a poussé nos féministes à s’inspirer de notre passé précolonial pour affirmer leur double identité féminine et militante de la cause des femmes. Elles ont puisé à la bonne source, car l’histoire du royaume du Waalo est un bel exemple de la place importante de la gente féminine, souvent au sommet du pouvoir dans certains de nos Etats monarchiques avant la pénétration coloniale. C’est aussi un exemple typique de la philosophie politique africaine de rejet de l’absolutisme royal. En effet, le seb ak baor par sa composition pluri-ethnique et sa répartition judicieuse des charges selon l’ancienneté de l’installation du lignage dans le pays et la vocation professionnelle, fut un instrument de cohésion et de stabilisation sociale sans pareil.

Pour toutes ces raisons, l’histoire de ce royaume emblématique appartient à tous les Sénégalais, comme celle de toutes les provinces du Sénégal (Fouta Toro, Sine, Saloum, Gabou, etc.). Mais les démêlés du Waalo avec le conquérant français, Faidherbe, et ses troupes coloniales, comme ceux d’autres provinces de notre pays avec les mêmes envahisseurs, ne doivent pas, sous peine d’être une source de victimisation, constituer la seule chose que retienne notre mémoire collective dans le passé colonial. Il faut donc que nos compatriotes écoutent davantage les historiens car ces derniers, hommes de métier censés connaitre la réalité du passé, pourront par des récits logiques et cohérents, les affranchir des effets réducteurs de la mémoire, bien que celle-ci soit un puissant facteur d’unification pour un groupe social, voire pour tout un peuple. Seuls ceux d’entre nous qui sont munis de la conscience historique parce qu’ayant une compréhension claire de notre passé, sont en mesure de transcender l’affectivité mémorielle pour manifester la volonté d’agir en vue de transformer notre situation d’anciens colonisés. Une telle entreprise devra commencer par la création d’une école débarrassée de tous les instruments d’aliénation culturelle hérités de la colonisation, mais ouverte à la modernité. «Celui qui serait maître de l’éducation dans un pays pendant 50 ans, serait maître de l’avenir de ce pays» (Leibnitz).

Parce qu’elle est un creuset de l’identité nationale, l’histoire du Sénégal nous appartient à tous : celle du Waalo comme celle de toutes nos anciennes provinces.

Il est donc normal que dans notre mémoire collective, certains épisodes ou événements marquants de notre passé soient des sources de référence pour nous tous ou pour certains d’entre nous qui construisent ou reconstruisent leur identité de groupe. Mais nous, Sénégalais et Africains, devons comme les autres peuples anciennement colonisés, appréhender notre histoire coloniale tout en ayant à l’esprit que dans la durée, nos cultures ont été préservées dans leur essence (mode de penser, sensibilité, croyances) malgré les vicissitudes de tout destin. Et comme le passé ne régit pas le présent, sachons que pour ne pas rester prisonnière de la victimisation, notre personnalité recouvrée a un besoin absolu de la liberté d’agir pour construire l’avenir. C’est cela comprendre le sens de l’histoire : arracher le droit de «combiner sa participation à un monde désirable et les multiples facettes de son identité culturelle» (A. Touraine). On est loin du repli identitaire.







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