La dernière fois, où j’échangeai avec lui, c’était chez Karthala, notre éditeur commun, dans le 13e arrondissement de Paris. Nous étions en 2003. Notre première rencontre avait eu lieu 20 ans plus tôt au noviciat jésuite situé à l’époque à Nkoabang, près de Yaoundé (Cameroun). Ce jour-là, Jean-Marc Ela nous avait longuement parlé de Tokombéré où il avait débarqué en 1971. Simon Mpeke alias Baba Simon y vivait déja depuis une dizaine d’années. Ela admirait à la fois l’esprit missionnaire et le dépouillement de ce prêtre bassa de l’archidiocèse de Douala. Il voulait “partager l’expérience de cet homme qui l’avait fasciné quand il était étudiant”. Tokombéré était appelé “le lieu du combat” parce que la vie y était difficile et parce qu’il fallait se battre sans cesse pour y survivre. Ainsi, Ela lui-même était obligé de lire et d’écrire à la lueur de la lampe tempête, de dormir dans une petite case. Partager la vie difficile des paysans kirdis lui donna l’occasion de voir les conséquences des plans d’ajustement structurel imposés par le Fonds monétaire international aux pays africains dans les années 1980 ainsi que les ravages du néo-libéralisme car ces paysans étaient “contraints d’arracher les tiges de mil qui commencent à pousser pour semer le coton”. Cela lui permit aussi de constater que le “monde d’en-bas”, loin d’être passif, invente des pratiques sociales novatrices adaptatives pour ne pas crever de faim et disparaître” (cf. ‘Quand l’État pénètre en brousse. Les ripostes paysannes à la crise’, Paris, Karthala, 1990).
De tous les ouvrages écrits par Ela pendant son séjour à Tokombéré, ‘Le cri de l’homme africain’ (1980) est, de mon point de vue, celui qui décrit le mieux les souffrances du monde paysan. Pour Ela, l’Église en Afrique, en plus de gérer des écoles et dispensaires, de catéchiser, de baptiser, de marier et de confesser, devrait prendre la défense des petits et des faibles, dénoncer et combattre le système néolibéral qui appauvrit et clochardise des millions de personnes dans un continent qui possède pourtant toutes sortes de richesses. Pour lui, la religion, loin de se réduire à une relation avec le surnaturel, est “une force sociale [dans laquelle] l’homme peut puiser des possibilités contestatrices de l’ordre établi”.
Il était contre le cléricalisme qui réserve au prêtre le pouvoir de dire la messe, de confesser, etc. Pourquoi ? Parce que, dans les premiers siècles, des laïcs étaient responsables de communautés ou présidaient l’Eucharistie. Ela souhaite que cette possibilité soit offerte en Afrique à des laïcs estimés et ayant fait la preuve d’un long engagement dans l’Église.
Certains se cachent derrière la tradition pour refuser tout changement dans la doctrine et le fonctionnement de l’Église, comme si la tradition était quelque chose d’immuable et d’intouchable. La “théologie sous l’arbre” d’Ela, qui est “un va-et-vient entre la réflexion et la pastorale des mains sales”, soutient au contraire que la vraie tradition est vivante et non figée, qu’elle n’a rien à voir avec l’enfermement dans les clôtures dogmatiques. En d’autres termes, Jean-Marc Ela remet en cause les concepts, institutions, structures, modèles et traditions des Églises d’Occident. Pour lui, il est nécessaire et urgent de “sortir d’une religion toujours plus ou moins modelée par une civilisation de conquête, qui domine les autres, qui se croit unique, de libérer le christianisme de cet encombrement qui risque d’empêcher son incarnation dans la culture et l’humanité de l’homme africain” (https://www.cath.ch/newsf/apic-interview-28/).
Le natif d’Ebolowa ne pouvait qu’irriter le Vatican en faisant valoir que les Églises africaines pouvaient être autre chose qu’un décalque du modèle romain. En effet, il ne sera pas convié au premier synode sur l’Afrique à Rome (avril-mai 1994). Le Vatican le percevait, avec Engelbert Mveng, Pierre Meinrad Hebga et Fabien Eboussi, comme un “théologien à problèmes”, non parce qu’il enseignait et défendait des hérésies mais parce qu’il “militait pour l’inculturation et l’organisation d’un Concile africain”. Au grand dam des autorités vaticanes, Ela, Hebga et Mveng participeront néanmoins à un synode parallèle grâce au SEDOS (Service of documentation and study on global mission). Au cours de ce contre-synode, les 3 théologiens défendent unanimement l’option selon laquelle “la démocratisation et l’instauration de l’État de droit en Afrique sont la nouvelle route de l’Église”. Ela pense que le théologien africain doit parler de Dieu à partir du lieu où la parole de Dieu le trouve. Et il ajoute : « L’Afrique est un véritable pôle de la révélation, un lieu où Dieu parle à l’Église et au monde. J’ai pris conscience de l’insignifiance du christianisme occidental pour l’homme africain. Ce christianisme est intégré à un système de domination dans lequel Dieu risque d’être capturé par les forces qui nous oppriment. Or il faut que Dieu soit Dieu et, pour qu’il en soit ainsi, il faut que Dieu soit libéré de cette captivité. Autrement dit, ma théologie prend pour point de départ le fait que l’Évangile ne peut réellement être une force de libération que si on le dégage du christianisme occidental fondamentalement associé à un système de domination depuis la conversion de l’Empereur Constantin. »
Il y a ainsi, chez Jean-Marc Ela, la préoccupation d’une double libération : libération des structures qui affament et oppriment l’Africain en interne et libération de la dépendance occidentale. Parce qu’Ela parle de libération, certains en ont hâtivement conclu qu’il avait été influencé par la théologie de la libération dont les grandes figures en Amérique latine sont le Péruvien Gustavo Guttierrez, les Brésiliens Hugo Assmann, Leonardo Boff et Clodovis Boff, les Nicaraguayens Ernesto et Fernando Cardenal, l’Uruguayen Juan-Luis Segundo et les Salvadoriens Ignacio Ellacuria et John Sobrino. À ceux qui accusent les théologiens africains d’avoir copié le continent latino-américain, il répondra ceci : “Ce qu’il faut savoir, c’est que la théologie de la libération est d’origine africaine. Nous avons été parmi les premiers à poser les bases d’une théologie de la libération en essayant de retrouver les rapports entre Dieu et les peuples opprimés. Dès les années 1960, pendant que nous préparions le Concile, j’étais préoccupé par les problèmes de la libération.”
Après 14 ans passés à Tokombéré, Ela s’installe dans la capitale politique du Cameroun pour enseigner la sociologie à l’université de Yaoundé I. Il dispensait ses cours en semaine. Le weekend, il célébrait la messe à la paroisse de Ndzong-Melen fondée par l’abbé Pie-Claude Ngoumou qui introduisit le balafon dans le chant liturgique. Cette paroisse devint rapidement célèbre non seulement parce que les catholiques camerounais pouvaient y louer le Seigneur avec des instruments du terroir mais aussi parce que la messe y était dite en plein air. Beaucoup de personnes parmi lesquelles des étudiants venaient dans cette paroisse, pour écouter les homélies d’Ela qui ne caressaient pas le régime de Paul Biya dans le sens du poil. Si on admirait son audace et son courage, on repartait surtout, de là, réconfortés après avoir écouté sa parole qui était tranchante comme l’épée. Mais les prédications d’Ela ne plaisaient pas à tout le monde. Elles dérangeaient ceux qui étaient devenus les bourreaux de leurs propres frères alors qu’on s’imaginait que le départ du colonisateur serait synonyme d’une ère de liberté, de sécurité et de prospérité pour tous.
Le 24 avril 1995, Engelbert Mveng, historien, artiste et théologien, est assassiné à son domicile. La mort du premier jésuite camerounais provoque un choc dans le pays et au-delà. Léopold Sédar Senghor, qui le connaissait et l’estimait, est atterré. Ela était en Belgique quand le drame se produisit. Il rentrera au Cameroun en juin. Interrogé sur la mort de son ami Mveng, il ne mâche pas ses mots. Il rappelle notamment que l’État camerounais a le devoir de protéger les personnes et leurs biens, de rendre la justice. Il se demande ce qui risque d’arriver à la société camerounaise si les dirigeants du pays ne respectent plus rien. Il n’omet pas de faire un parallèle entre la vie des Camerounais au cours des dix dernières années et l’homme attaqué et dépouillé par des brigands entre Jérusalem et Jéricho dans la parabole du bon Samaritain, fait remarquer que “le sang du Père Mveng et des autres victimes des assassinats qui ont eu lieu au Cameroun depuis dix ans crie, faute de justice”. Ces prises de position vaudront des menaces de mort à Ela. Au début, il essaie de les minimiser mais des parents et amis proches du régime l’informent qu’il pourrait être la prochaine victime et lui conseillent donc de se mettre à l’abri. Devant la multiplication des menaces, Ela est obligé de quitter le Cameroun en août 1995 pour le Canada où il rendra l’âme en 2008.
Partisan d’une théologie qui, “à partir de la solidarité avec les pauvres et les opprimés, libère la force provocatrice et libératrice de l’Évangile”, Jean-Marc Ela fait indiscutablement partie des “intellectuels authentiques”, c’est-à-dire de ces Africains qui “ont résisté aux séductions de l’intégration, ont refusé de se renier, de se truquer, sont restés sur la brèche, entre le passé et l’avenir, entre deux mondes… sont demeurés des êtres réels, des humains” (cf. Fabien Eboussi, ‘Lignes de résistance’, Yaoundé, Clé, 1999, p. 42).