En parcourant How democracies die de Steven Levistky et de Daniel Ziblatt – traduit en français par : La mort des démocraties -, il y a de fortes chances que très peu de gens se révéleront capables de résister à la tentation de comparer certaines pratiques se passant dans leurs pays à quelques-unes sinon toutes les indications jalonnant le chemin menant à l’autoritarisme développées par ces deux professeurs de Science politique à Harvard. Aussi y ai-je cédé sans grandes difficultés en prenant des actes posés par les autorités politiques de notre pays, ces dernières années, pour les mesurer à l’aune de ces indications, afin d’avoir une idée de l’état santé de notre « démocratie ». Si tant est qu’on en ait une. Car le fait d’être un ilot de stabilité dans un archipel bouillant, marqué par différents coups d’État depuis des années, pousse souvent à ériger le Sénégal en modèle démocratique en Afrique en général et en Afrique occidentale en particulier. Ce qui ne résiste pas à l’examen des faits
Avec la fable d’Ésope – The Horse, the Stag, and the Hunter, (Le Cheval, le Cerf et le Chasseur) – placée juste après l’introduction, très probablement pour donner une certaine idée du thème traité dans le livre, ses auteurs semblent vouloir montrer comment, sans en avoir l’intention aucune encore moins le savoir, un peuple peut choisir son bourreau en qui il avait pourtant placé certains espoirs, qu’il avait même pris pour un sauveur. C’est ce qui s’est malheureusement passé et continue de se passer dans beaucoup de pays, où des présidents démocratiquement élus se sont transformés du jour au lendemain en de véritables ennemis de leur peuple en devenant d’impitoyables dictateurs.
Dès les premières pages du livre, Steven Levistky et de Daniel Ziblatt décrivent comment des gouvernements démocratiquement élus se transforment progressivement, insidieusement, et surtout « légalement » en régimes autoritaires: « C’est ainsi que meurent les démocraties de nos jours. La dictature flagrante – de type fasciste, communiste, ou militaire – a quasiment disparu d’une bonne partie du monde. Les coups d’État militaires et autres prises de pouvoir violentes sont devenus rares. Des élections normales ont lieu dans la plupart des pays. Mais les démocraties meurent encore, mais de façons différentes. Depuis la fin de la Guerre froide, la plupart des ruptures démocratiques sont survenues non sous les coups de généraux et de soldats, mais de gouvernements élus (…) Désormais, le recul démocratique commence dans les urnes. Le chemin électoral menant à la rupture démocratique est dangereusement trompeur (…). Avec un coup d’État classique, comme celui de Pinochet au Chili, la mort de la démocratie est immédiate et évidente pour tout le monde. Le palais présidentiel brûle. Le président est assassiné, emprisonné, ou exilé. La constitution est suspendue ou abrogée. Sur le chemin électoral, rien ne passe ainsi. Il n’y a pas de chars dans les rues, la constitution et autres institutions symboliques restent en place. Les gens continuent de voter. Les autocrates élus maintiennent une apparence de démocratie tout en la vidant de sa quintessence (…) Beaucoup d’efforts fournis par les gouvernements pour subvertir la démocratie sont « légaux » en ce sens qu’ils sont approuvés par l’appareil législatif et validés par les tribunaux. Ils peuvent même être décrits comme visant à améliorer la démocratie – renforcement de l’efficacité de la justice, combat contre la corruption, ou assainissement du processus électoral. La presse continue sa publication mais les journaux (journalistes) sont soudoyés ou poussés à l’autocensure à cause de la persécution dont ils font l’objet. Les citoyens continuent de critiquer le gouvernement mais se trouvent confrontés à des problèmes avec la justice ou le fisc. Cela sème la confusion (…) L’érosion démocratique est presque imperceptible pour beaucoup de gens.[1] » (ma traduction).
Toutefois, pour ne pas laisser les peuples désarmés face à certains dirigeants ou prétendants au pouvoir, Steven Levistky et Daniel Ziblatt, s’inspirant des travaux de l’éminent professeur Juan Linz – auteur entre autres de Totalitarism and Authotaritarian regimes et The breakdown of Democratic Regimes – ont mis au point ce qu’ils appellent « un Litmus test » (épreuve décisive, test de vérité). Celui-ci permet d’identifier les politiciens potentiellement antidémocratiques ou antidémocratiques. Ce qui est un travail d’autant moins aisé, comme le reconnaissent les auteurs du livre, que nombre de candidats sont capables de cacher tout leur jeu avant d’arriver au pouvoir alors que d’autres qui avaient un comportement très exemplaire avant d’être élus se transforment radicalement au cours de son exercice. Ce test est composé de 4 critères : le rejet ou la faible adhésion aux règles du jeu démocratique ; la contestation de la légitimité des opposants politiques ; la tolérance ou l’encouragement de la violence ; la propension à restreindre les libertés de l’opposition ou des médias. Il est plus efficace de faire passer ce test en amont pour déceler le comportement antidémocratique d’un potentiel candidat afin de lui barrer la route menant au pouvoir, mais il peut être appliquer à un gouvernement ou des hommes dans l’exercice de leur fonction pour éviter ou arrêter une dérive autoritaire.
Dans notre cas, quelques petits exemples suffiront pour mesurer notre « démocratie » à l’aune des indicateurs clés d’un comportement autoritaire.
Le rejet ou la faible adhésion aux règles du jeu démocratique
Il n’y a pas de véritable jeu démocratique au Sénégal, car il y a trop d’anti-jeu pour parler comme Joseph Ki-Zerbo[2]. Cela a commencé entre autres avec le parrainage, qui pourtant a été désapprouvé par la Cour de justice de la CEDEAO dans un arrêt rendu le 28 avril 2018. Mieux, celle-ci avait même donné à l’État sénégalais un délai de 6 mois pour qu’il le supprime. Mais ce dernier s’est bouché les oreilles parce que cette décision ne sonnait pas bien, quoique les arrêts de cette cour de justice aient est une force obligatoire à l’égard des États membres de l’organisation, des institutions et des personnes physiques et morales (Article : 15.4 du Traité révisé). Récemment, le Conseil constitutionnel a rendu une décision pour le moins ubuesque sur les listes d’investiture pour les législatives de 2022. Sous la constante emprise de l’exécutif, il est resté fidèle à lui-même en se rangeant toujours du côté du pouvoir. Ce qu’il a toujours fait sous les différents présidents qui se sont succédé depuis l’accession officielle du pays à l’indépendance. Le président Macky Sall a refusé une proposition de la CEDEAO portant sur la limitation des mandats. Ce qui est très en phase avec le (faux) suspense qu’il essaie d’entretenir quant à une troisième candidature, qui est pourtant interdite en des termes clairs par la Constitution. Ces quelques exemples parmi tant d’autres prouvent le rejet ou la faible adhésion faible de notre gouvernement au jeu démocratique.
La contestation de la légitimité des opposants politiques
L’attitude du pouvoir en place envers certains opposants est pour le moins antidémocratique. Après avoir écarté Karim Wade du champ politique national en l’exilant nuitamment, à sa sortie de prison, à la suite d’un deal dont on ignore toujours les tenants et aboutissants, disqualifié Khalifa Sall après un sprint judiciaire inhabituel, au mépris de nombre de règles de droit, le pouvoir ne semble plus se donner de limites pour éliminer Ousmane Sonko, le plus redoutable de ses opposants. Mais grâce au fort soutien dont ce dernier bénéficie auprès d’une bonne partie de la population et à l’amateurisme dont fait montre le régime, le leader de Pastef a jusque-là échappé aux différentes manœuvres visant à l’éloigner du champ politique par tous les moyens. La néophyte – Queen Biz – ne semble pas avoir eu cette chance. À coup sûr, elle gardera des souvenirs amers de sa décision de se jeter dans l’arène politique. En effet, quelques jours après l’annonce de cette décision accompagnée de vives critiques sur la gestion du pays par le régime en place, un redressement fiscal de 41 millions lui a été envoyé. Coïncidence ou coup bien calculé. Rien n’est moins sûr. Ce qui l’est par contre, c’est que : « Trop de coïncidences nuisent au hasard[3],» comme le disait Yasmina Khadra. Pourtant, pendant ce temps, d’autres artistes, certainement beaucoup plus riches qu’elle, bénéficient des largesses du pouvoir. Mais ceux-ci ont une qualité qui semble payer plus que n’importe quelle autre compétence : ils sont du côté du pouvoir. La stratégie de l’équipe gouvernementale en place ressemble beaucoup à celle d’une équipe de football qui veut gagner un championnat en remportant tous ses matchs par des forfaits, dont elle a créé les conditions en mettant en œuvre tous les moyens, y compris les plus illégaux. On est bien loin du fair-play démocratique
La propension à restreindre les libertés de l’opposition ou des médias.
L’interdiction quasi systématique des marches de l’opposition – un droit pourtant garanti par la Constitution – à elle seule peut montrer comment les libertés publiques sont restreintes dans le pays sous le régime du président Macky Sall. D’aucuns diront qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Certes, ils n’ont pas tort, mais le comble semble avoir été atteint ces derniers temps avec la séquestration d’Ousmane Sonko, privé de toute liberté de mouvement pendant des heures, et la violation de l’immunité parlementaire avec les arrestations et emprisonnements de trois députés de l’opposition sous le prétexte fallacieux d’une menace à l’ordre public. De plus, avec l’adoption, le 25 juin 2021, par l’Assemblée nationale, de deux projets portant modification du code pénal et du code des procédures pénales visant à renforcer la lutte contre le terrorisme – terme flou aux contours très mal définis -, les libertés publiques vont être rognées davantage, et des menaces d’emprisonnement planeront au-dessus des têtes de nombreux citoyens, qui voudront, même pacifiquement, manifester leur mécontentement sur la gestion du pays par le pouvoir en place. Les médias ne sont pas non plus à l’abri des foudres du pouvoir en place, bien au contraire. Surtout s’ils sont soupçonnés de travailler pour l’opposition. Les suspensions de Walf TV et Sen TV pour 72 H pendant les événements de mars 2021 peuvent entre autres l’attester.
La tolérance ou l’encouragement de la violence
La mort récente de François Mancabou en garde à vue est un énième acte de violence mortel exercé impunément par les services de l’ordre sur des citoyens sénégalais. L’État a pour le moment fermé les yeux. Ce qui est loin d’être une posture nouvelle : la mort de quatorze manifestants lors des événements de mars 2021 n’a toujours pas été élucidée. Et il ne fait même pas semblant de s’y intéresser. La présence de nervis aux côtés des forces de l’ordre régulières tout au long de ces événements montre à quel point la violence est tolérée, voire encouragée par le régime en place. Si bien que les appels au meurtre d’Ousmane Sonko et les invitations à la violence ethnique restent impunis. Ils n’ont même pas suscité d’indignation, sinon très peu, du côté du pouvoir. Pourtant, pour moins que cela, des personnes soupçonnées d’appartenir à l’opposition ont été arrêtées et jetées en prison. Ce qui n’est pas étonnant : le régime semble vouloir terroriser les opposants tout en donnant carte blanche à ses partisans.
Au final, le pouvoir actuel remplit tous les critères du Litmus Test. Ce qui est d’autant moins surprenant que notre léger tissu démocratique n’a été autant détricoté que sous la présidence de Macky Sall. Bien que – reprenant les analyses de Nancy Bermeo, une politologue américaine -, Steven Levitsky et Daniel Ziblatt ait donné cinq manières d’écarter les candidats potentiellement autoritaires, il est beaucoup plus difficile de les appliquer à ceux ont pu échapper à la vigilance des électeurs. Au Sénégal, il est actuellement nécessaire sinon vital de se pencher sur nombre d’institutions, comme l’avaient préconisé les Assises nationales il y a quelques années. La toute-puissance du président, la faiblesse de la justice qui lui est assujettie, la méconnaissance du rôle de l’Assemblée nationale pour la plupart des députés semblent être à l’origine de toutes les dérives même si les responsabilités des dirigeants ne sont pas à excuser. L’espoir n’est cependant pas perdu : le pouvoir reste encore dans les mains du peuple. Il doit toutefois être plus intransigeant envers tous les candidats en exigeant certaines garanties et doit surtout apprendre à bien choisir plutôt qu’à éliminer. L’occasion lui sera donnée dans quelques jours avec les législatives. Le Litmus test peut éclairer le choix.
[1] How democracies die, p.p. 5-6
[2] A quand l’Afrique, entretien avec René Holenstein, p.191
[3] L’attentat, p.177