Certes, prononcer son nom n’est plus chose interdite puisque la loi camerounaise n° 91/022 du 16 décembre 1991 le réhabilita, dissipant tout préjugé négatif qui entourait son histoire et sa biographie mais, jusqu’à ce jour, seul un monument fait penser à lui. Inauguré le 22 juin 2007, ce monument, que l’on doit au pasteur Samuel Bikoi 2, ancien maire d’Éseka, représente l’arrivée de Ruben Um Nyobe à la gare d’Éseka en 1952 après son voyage à New York où il avait fait une poignante déclaration à la tribune de l’Onu. Les gens d’Éseka et des autres villes du Cameroun estiment qu’il faudrait plus qu’un monument pour rendre hommage à Um. Selon eux, il est, par exemple, nécessaire que son nom soit donné à des rues, avenues, boulevards, stades, écoles et collèges, que le gouvernement s’occupe matériellement et financièrement de sa famille, que disparaisse la peur de parler de lui. Car beaucoup de Camerounais ont encore du mal à discuter librement de sa vie et de sa mort. Même ses deux veuves, Marie Ngo Njock et Marthe Ngo Mayack, n’osent pas raconter ce qu’elles ont vécu avec leur mari. Pourquoi Um Nyobè mérite-t-il d’être davantage reconnu et connu ? Parce qu’il œuvra “pour la naissance du sentiment national, l’indépendance du pays, le rayonnement de son histoire et de sa culture”, parce qu’il se sacrifia pour le Cameroun.
En 1913, année de la naissance de Um, le Cameroun est encore sous occupation allemande. À la fin de la première Guerre mondiale, une partie du pays est confiée à la France et l’autre à l’Angleterre. Um Nyobè fréquente les écoles presbytériennes situées dans la partie occupée par la France. Fin 1930, il s’engage dans la Jeunesse camerounaise française, une organisation que l’administration française avait créée pour faire pièce à la propagande nazie.. En 1945, il milite dans le Cercle d’études marxistes fondé par l’instituteur et syndicaliste français Gaston Donnat. Ce cercle, qui façonna la plupart des nationalistes camerounais, combattait à la fois le nazisme, le racisme et le colonialisme. Sa formation achevée, Um travaille, d’abord, dans les finances, puis dans l’administration judiciaire. C’est pendant cette période qu’il intègre l’Union des syndicats confédérés du Cameroun (USCC) soutenue par la Confédération générale du travail (CGT). Le 18 octobre 1946, il est à Bamako (Mali) pour le premier congrès du Rassemblement démocratique africain (RDA) soutenu par le Parti communiste français. Il y représente l’USCC. De retour au Cameroun, il s’attelle, avec d’autres syndicalistes, à la création d’un parti politique. Ce parti verra le jour dans la nuit du 10 avril 1948, dans un café-bar de Douala, et s’appellera l’Union des populations du Cameroun. Um n’était pas présent, cette nuit-là. Choisi par ses pairs pour diriger le nouveau parti, Léopold Moumé Etia se désiste vite au profit de Um qui prend les commandes de l’UPC en novembre 1948. Bien que disposant de peu de moyens financiers, le parti lance trois journaux (“La Voix du Cameroun”, “L’Étoile” et “Lumière”). Les thèmes, qui y sont régulièrement abordés, sont l’indépendance nationale, la réunification de l’ex-Kamerun allemand et la justice sociale. Um donne des conférences un peu partout dans le pays.
À cette époque, que réclament les Camerounais ? Quelles sont leurs aspirations profondes ? Ce qui les préoccupe avant tout, c’est le cacao des paysans vendu moins cher que les produits importés d’Europe, le chômage qui ne cesse d’augmenter, l’insuffisance des hôpitaux et des écoles, les brutalités et travaux forcés auxquels sont soumises les populations, etc. Um Nyobè et les autres leaders politiques (Félix-Roland Moumié, Ernest Ouandié…) sont évidemment révoltés par cette situation. Tous veulent le changement mais ce qui distingue Um des autres, ce qui lui donne un certain avantage sur eux, c’est son expérience avec les syndicats qui militent pour l’égalité salariale entre travailleurs blancs et travailleurs noirs, contre les relations d’autorité entre l’administration française et les populations camerounaises. Comme le note Louis Ngongo, “au lieu de s’envoler dans des théories fumeuses de liberté, d’indépendance, le secrétaire général de l’UPC fait passer ses idées en assumant les préoccupations des manœuvres des villes et des paysans des brousses (cf. Saïd Bouamama, ‘Figures de la révolution africaine’, Paris, La Découverte, 2014). Ces préoccupations, Um va les répercuter aussi loin que possible. Il devient ainsi “la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche” (Césaire), le chef incontesté du nationalisme camerounais. C’est de là que vient le surnom qui lui fut donné : celui qui porte la parole des siens (“Mpodol” en bassa, la langue de Um). L’administration coloniale ne tarde pas à le dénigrer et à le diaboliser en le présentant comme un agent du communisme international. Mais Um résiste à cette campagne haineuse, tout comme il résiste au tribalisme, aux intégrismes religieux, à la discrimination envers les Blancs et à la violence. Tout en prônant des actions pacifiques (boycotts, grèves et manifestations non-violentes), Um affirme ne pas mettre les colonialistes français et le peuple de France dans le même sac. Parallèlement, il envoie des messages à l’Onu. Entre 1952 et 1954, à trois reprises, il y prend la parole pour “demander à l’Organisation des Nations unies de trouver de véritables solutions qui permettront aux Camerounais d’accéder à leur indépendance dans un avenir raisonnable, c’est-à-dire le plus proche possible”. Ses revendications sont soutenues par l’Union soviétique, les pays d’Europe de l’Est et certains pays d’Amérique latine.
Le 10 avril 1955, les vicaires apostoliques du Cameroun publient une lettre commune qui invite les fidèles catholiques à se tenir loin de la “violence et de l’idéologie communiste” de l’UPC. Um et Mounié leur répondent, 12 jours plus tard. D’une part, ils font remarquer que Graffin (Yaoundé), Bonneau (Douala), Bouque (Nkongsamba), Teerenstra (Doumé) et Plumey (Garoua) sont des imposteurs parce qu’ils n’arrivent pas à vivre l’Évangile qu’ils enseignent. D’autre part, ils les accusent d’être les complices du colonialisme oppresseur et du patronat français qui réalise de gros bénéfices sur le dos des Camerounais (cf. Louis Ngongo, ‘Histoire des forces religieuses au Cameroun. De la Première Guerre mondiale à l’indépendance’, Paris, Karthala, 1982). Ruben Um Nyobè était contre la violence et la lutte armée. C’était un combattant modéré et non extrémiste mais “il ne reste souvent à l’opprimé d’autre recours que d’utiliser les méthodes qui reflètent celles de l’oppresseur”. Et Nelson Mandela d’ajouter : “Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’aura pas d’autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas, ce n’était qu’une forme de légitime défense” (cf. ‘Un long chemin vers la liberté’, Paris, Fayard, 1995).
C’est l’attitude du gouvernement français qui va jeter Um dans les bras de la violence. Le 13 juin 1955, en effet, non seulement l’UPC est interdite par le gouvernement français mais ses dirigeants commencent à être traqués. Um prend alors le maquis où il crée, le 2 décembre 1956, une armée dénommée Comité national d’organisation (CNO). Cette armée est dirigée par Isaac Nyobè Pandjok, ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale. Les élections législatives du 23 décembre 1956 sont remportées par le parti d’André-Marie Mbida. Celui-ci sera ensuite nommé Premier ministre de l’État autonome du Cameroun sous tutelle des Nations unies. Le scrutin n’avait pu se tenir dans la région d’Um Nyobè. Lorsque Pierre Messmer propose l’organisation d’une élection partielle afin que Ruben Um Nyobè puisse siéger à l’Assemblée, ce dernier pose des préalables, à savoir la légalisation de l’UPC, le vote d’une loi qui efface les condamnations, l’installation d’un comité national pour assurer la transition vers l’indépendance, la cession du poste de Premier ministre à Um Nyobè et une rencontre publique avec le haut-commissaire de la France au Cameroun. Il dit la même chose à l’évêque de Douala, Mgr Thomas Mongo, qui avait tenté une médiation entre le pouvoir de Yaoundé et le leader charismatique de l’UPC. Mais la France rejette les préalables de l’UPC.
Après plusieurs mois de traque, Um Nyobè est abattu par l’armée française, le 13 septembre 1958 dans la forêt où il se cachait, non loin de son village natal, Boumnyebel, dans le département du Nyong-et-Kellé. Son cadavre est traîné par terre, comme si on voulait l’humilier jusque dans la mort. On lui refuse une sépulture digne. La répression des nationalistes camerounais par les armées française, puis camerounaise fit, entre 1955 et 1964, des dizaines de milliers de morts, membres de l’UPC et civils confondus (cf. Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, ‘La Guerre du Cameroun. L’invention de la Françafrique’, Paris, La Découverte, 2016). Des crimes contre l’humanité pour lesquels la France persiste à ne pas demander pardon. Elle se refuse à emboîter le pas à l’Allemagne et à l’Angleterre qui, elles, ont présenté des excuses pour le génocide des Herero et des Nama (Namibie) et le massacre des Mau-Mau (Kenya). Ces deux pays ont promis en outre d’indemniser les victimes. Quand on n’est pas la première puissance économique européenne et qu’on perd chaque jour du terrain dans ses ex-colonies, que gagne-t-on à faire montre d’arrogance et de mépris ?