Pour la première fois depuis les indépendances nominales, l’Assemblée nationale du Sénégal va se retrouver avec une configuration politique où l’opposition et le pouvoir en place se toisent. Notre peuple vient ainsi d’approfondir sa dynamique de lutte pour la démocratie et pour une nouvelle gouvernance qui rompt avec ce qu’on a connu jusqu’ici.
Le message est clair. Le peuple veut s´émanciper aux plans économique, social et culturel. Il veut aussi l’indépendance et la dignité du pays dans le concert des nations. Je salue cela avec déférence. De l’avis général, le scrutin a été correctement organisé et il s’est déroulé dans le calme. Lorsqu’on voit tous les médias du monde s’intéresser aux résultats des élections au Sénégal, c’est aussi parce que, quelque part, nous sommes perçus comme une curiosité démocratique dans un environnement africain où règne la guerre chaude au quotidien avec son cortège de destructions, de morts et de handicapés pour la vie avec, parfois des systèmes électoraux totalement délabrés. Pourtant, nous autres sénégalais savons bien qu’il reste encore beaucoup à faire. Il faut par exemple solder les contentieux comme l’élimination de Karim Meïssa Wade et Khalifa Ababacar Sall de la compétition électorale. Cela a toujours été exigé dans toutes les plateformes de l’opposition. Je reste également intéressé et préoccupé par la question du taux d’inscription qu’on dit relativement bas des jeunes dans le fichier électoral et de leur faible participation au dernier scrutin. Il faut sans doute mener les recherches nécessaires pour l’élucider.
LE CARACTERE INJUSTE ET INEQUITABLE DU SCRUTIN MAJORITAIRE A UN TOUR – RAW GADDU
Au Sénégal, le problème N°1 qui rend complexe la maîtrise du rapport de forces réel sur le terrain est le raw gàddu qui sévit dans notre système électoral depuis 1993. Il a constitué en son temps, un moindre mal mais depuis 2000 il est nettement devenu un sérieux obstacle à lever. En voici les preuves : En mai 2001, un an après la vague référendaire qui a porté le Président Wade au pouvoir, la liste SOPI, avec 49,6% a engrangé 74% des sièges. L’opposition quant à elle, malgré ses 50,4%, n’avait obtenu que 24% députés du fait de ce système.
Dans la législature qui se termine, Bennoo compte 125 députés et 76% des sièges avec seulement 49,47% des suffrages en 2017. L’opposition avait obtenu 50,53% et 24% seulement des sièges. Aujourd’hui Bennoo subit l’effet boomerang de ce mode de scrutin. Avec 46,60%, ce qui n’est pas loin de ce qu’elle avait en 2017 (49,47), il n’obtient que 82 députés sur les 165 contre 125 sur les 165 il y a cinq ans. L’axe Dakar-Touba où Yewwi et Wallu ont amassé 23 députés contre 2 seulement pour Bennoo du fait du raw gàddu montre à suffisance que, lorsqu’on légifère, il convient de ne pas regarder seulement ses intérêts du moment car la roue tourne. Mais au Sénégal le gros obstacle aux réformes est que les acteurs changent souvent d’avis quand ils changent de bord. Quand on est dans l’opposition on vilipende et on récuse le raw gàddu, mais quand on se retrouve de l’autre côté de la barrière on s’en accommode. Ce qu’on adoubait hier est honni aujourd’hui. On s’abstenait hier de consommer le porc pour des raisons religieuses mais quand on change de camp, il devient mouton.
LE PEUPLE, LES ELECTIONS ET LA CONSTITUTION
Beaucoup de candidats se sont davantage focalisés sur ce qu’ils comptaient faire une fois installés à l’Assemblée nationale. Or, cette Assemblée est conçue depuis 1963 pour être un simple fairevaloir de l´exécutif. En effet, historiquement, l’Assemblée nationale porte encore les stigmates de sa défaite de décembre 1962 en tant qu´institution lorsque le Président Senghor a éliminé le Président Mamadou Dia, Président du Conseil de gouvernement, détenteur de l’essentiel du pouvoir d’Etat et fait voter une Constitution qui concentre tous les pouvoirs entre ses mains. La constitution de janvier 2001 n´a pas touché à la substance de celle de 1963. Cette assemblée-là n’est donc pas capable de porter la volonté de changement et de rupture que le peuple a exprimée. Il est bon de clarifier cette question pour remettre au centre du débat la véritable équation à résoudre qui est celle de la Constitution.
Voici quelques un des pouvoirs du Président de la République face à l’Assemblée nationale :
1 –«Il détermine la politique de la nation». Donc quel que soit le rapport de forces à l’Assemblée, cette disposition constitutionnelle laisse l’avantage au Président de la République.
2 – « Il est responsable de la défense nationale »
3 – « Il préside le Conseil supérieur de la défense »
4 – Il préside le Conseil supérieur de la magistrature et, à ce titre, il nomme les magistrats
5 – « Il est le Chef suprême des Armées ; il nomme à tous les emplois militaires et dispose de la force armée »
6 – « Il signe les ordonnances et les décrets et nomme aux emplois civils »
7 – « Il nomme le Premier Ministre et met fin à ses fonctions »
8 – Il peut disposer de pouvoirs exceptionnels «Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité du territoire national ou l’exécution des engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate, et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ou des institutions est interrompu.
9 – Il met le budget en vigueur en cas de blocage de l´Assemblée article 68.
10 – Il décrète l’état de siège, comme l’état d’urgence (article 69). Il n’est pas tenu de consulter qui que ce soit y compris le Président de l’Assemblée nationale. Si une majorité à l’Assemblée nationale décide de voter une loi à laquelle le Président s’oppose, ce dernier met en œuvre l’article 73 pour demander une nouvelle délibération qui ne peut être refusée [je souligne] » et, en ce moment-là, « La loi ne peut être votée en seconde lecture que si les trois cinquièmes des membres composant l’Assemblée nationale se sont prononcés en sa faveur ».
D’ailleurs, le Président n’a presque pas besoin de recourir à ces mesures extrêmes pour bloquer l’opposition. L’article 82 de la Constitution précise que « Les propositions (de lois) et amendements formulés par les députés ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence, soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique, à moins que ces propositions ou amendements ne soient assortis de propositions de recettes compensatrices ». Telle est la réalité institutionnelle au Sénégal de Léopold Sédar Senghor à Macky Sall en passant par Abdou Diouf et Abdoulaye Wade.
Les Sénégalais doivent le savoir. Voilà pourquoi dans l’imagerie populaire, le Président est tout. Lorsqu’un problème se pose au coin de la rue, on n’interpelle jamais le chef de quartier ou le maire ou le souspréfet ou une quelconque autre autorité. On interpelle directement le Président de la République. Le Sénégal a besoin d´une révolution républicaine c’est-à-dire un nouveau type d’Etat. Nous devons faire table rase d´un certain mimétisme constitutionnel produit d’une longue domination, même s’il convient de saluer la glorieuse révolution de 1789 qui a engendré la démocratie représentative à la française. Mais entendons-nous bien ! Il est exclu de déshabiller Pierre pour habiller Paul.
Le Président de la République est élu par le peuple au suffrage universel direct pour présider à sa destinée. Donc, il doit disposer de pouvoirs conséquents en tant que tel. Ici, il s’agit d’un souci d’équilibrer les institutions et de leur doter de pouvoirs et de moyens de travail de sorte que le pouvoir puisse arrêter le pouvoir.
Etant donné qu’il n’existe aucune législation au-dessus des intérêts en lutte, la Constitution doit être très clairement au service des intérêts du peuple sénégalais et de l’Afrique. On ne le dit pas souvent mais dans notre Assemblée nationale les couches populaires qui créent l’essentiel des richesses du pays sont quasi absentes. Où sont les paysans à l’Assemblée nationale ? Où sont les ouvriers ? Où sont les pêcheurs ? Où sont les artisans ? Où sont nos entrepreneurs ? Je ne parle pas évidement de représentation mode faire-valoir. C’est une grande faiblesse de l’institution. Le résultat en est que ces couches récusent à juste titre le système actuel qui les marginalise et préfèrent porter elles-mêmes sans intermédiaire leurs revendications à l’Assemblée.
Ainsi, les transporteurs font leurs listes, les pêcheurs font leurs listes, les artisans, les éleveurs, les paysans, les ouvriers … en font de même. C’est une exigence pour eux. Il est vrai qu’à terme le risque existe, avec cette logique, d’une atomisation du mouvement populaire, d´une fragmentation des forces et, in fine, d´un affaiblissement global. Mais le mode de fonctionnement des partis et le mode de confection des listes de candidats ne cadrent pas malheureusement avec une prise en charge efficace de cette exigence. C’est tout ce qui précède qui fonde et justifie la nécessité de faire émerger une véritable force politique d’avant-garde qui porte clairement et systématiquement cette vision et capable d’y gagner toutes ces couches populaires qui ne se voient pas dans les pratiques politiques actuelles.
Leurs dirigeants, hommes et femmes devront aussi se retrouver à la tête de cette force politique pour conduire les processus de transformation du pays. Ils doivent être largement représentés dans un parlement réhabilité et restauré pour délibérer exclusivement dans le sens des intérêts du peuple laborieux.
La tâche centrale de cette force politique englobe naturellement une nouvelle configuration du mouvement patriotique et progressiste dans notre sous-région ouest africaine en proie aux flammes de la guerre tant il est vrai que nous n’avons pas le choix, c’est vaincre ensemble ou périr séparément. «Rien n’est impossible dans l’univers pour celui qui ose escalader les cieux»