Le régime du président Macky Sall a finalement confirmé officiellement une rumeur persistante à travers le communiqué du Conseil des ministres du mercredi 28 septembre 2022 qui rapporte : «Abordant la consolidation du dialogue national et l’ouverture politique, le président de la République demande au Garde des sceaux, ministre de la Justice, d’examiner, dans les meilleurs délais, les possibilités et le schéma adéquat d’amnistie pour des personnes ayant perdu leurs droits de vote.» Cette instruction du président de la République prouve sa préférence pour l’amnistie, mais révèle, par l’utilisation de «personnes ayant perdu leurs droits de vote», article partitif, que des personnalités précises sont bien visées.
En dehors de la loi no01/2005 votée le 7 janvier 2005 portant amnistie de plein droit de toutes les infractions criminelles ou correctionnelles commises entre le 1er janvier 1983 et le 31 décembre 2004, baptisée «Loi Ezzan» du nom du député qui l’avait proposée, aucune autre loi d’amnistie n’a suscité autant de controverses, preuve que la démocratie sénégalaise est en marche. Mais qu’est-ce que l’amnistie ?
La loi d’amnistie est une mesure législative prévue à l’article 67 de la Constitution du Sénégal du 22 janvier 2001. Elle est votée par l’Assemblée nationale suite à un projet ou une proposition de loi. C’est une fiction légale dont l’objectif principal est d’effacer définitivement des faits normalement criminels ou délictuels entre deux dates bien définies. Elle vise donc des faits et non des hommes. La Cour de cassation française précisait dès 1839 que l’amnistie avait pour objet «de couvrir du voile de l’oubli et d’effacer le souvenir et l’effet des condamnations et des poursuites».
Concrètement, cela signifie que l’on fait comme si l’infraction n’avait jamais été commise. Les condamnés en train de purger des peines qui entrent dans le champ d’application de la loi d’amnistie, sont immédiatement libérés, alors que ceux qui les ont déjà purgées les verront disparaître de leur casier judiciaire. Les délinquants ou criminels qui n’ont pas été jugés ne pourront plus être inquiétés.
Dans le contexte sénégalais actuel, une telle loi n’est rien d’autre qu’une monstruosité qui viole le droit à l’égalité des citoyens qui constitue un des fondements de la République. Car comment comprendre qu’entre deux compatriotes que l’un puisse être lavé des crimes et délits commis, alors que l’autre ne peut l’être sur le seul prétexte que le premier se retrouve dans la période arbitrairement choisie par les autorités et que le second reste en prison ou perde ses biens pour avoir raté de justesse l’intervalle de deux, trois jours ou une semaine visé par la loi d’amnistie ? C’est d’ailleurs pour ces raisons évidentes que la doctrine considère que l’amnistie est démagogique, dangereuse et susceptible même de violer le droit à l’égalité des citoyens, ainsi que le droit à une Justice équitable.
Le caractère pervers de l’amnistie dans un contexte de lutte contre la mauvaise gouvernance
Le Sénégal a mis en place la Cour des comptes, l’Ofnac, voté une loi sur la déclaration de patrimoine, créé la Cour de répression de l’enrichissement illicite, ratifié les principales conventions de promotion de la bonne gouvernance et affirmé son attachement à la transparence dans la conduite et la gestion des affaires publiques. Il risque de présenter à l’Assemblée nationale, la pire loi de son histoire. Les Sénégalais doivent se préparer à faire face à cette forfaiture, car, en plus de disposer du droit de définir les priorités, du droit d’arbitrage, de celui de préparer les budgets et de les mettre en œuvre, le pouvoir du Président Macky Sall, aidé en cela par des forces occultes, réclame le droit de ne pas rendre compte.
Soutenir cette loi d’amnistie, c’est se rendre complice de la mise à mort de la lutte contre la mauvaise gouvernance économique, c’est promouvoir l’impunité, c’est couvrir le pillage des ressources publiques. Le précédent dangereux ne fait d’ailleurs aucun doute dans la mesure où nos acteurs politiques aiment se référer à l’histoire pour justifier leur désinvolture. Le plus inquiétant dans l’affaire, c’est des pro-amnistie qui brouillent les pistes avec des discours certes politiques mais dépourvus de scientificité.
L’amnistie dans l’histoire politique du Sénégal
Le Sénégal pratique l’amnistie depuis le 3 avril 1959. Déjà à cette date, le législateur avait retiré du champ d’application des lois d’amnistie, certaines infractions.
Aucune des onze (11) lois d’amnistie votées au Sénégal de 1959 à nos jours n’a introduit dans son champ d’application, les infractions à caractère économique. Mieux, les lois du 6 mai 1981, du 5 juillet 1983 et du 5 juin 1988 excluent expressément de leur champ, les faits de détournement de deniers publics, de corruption et d’enrichissement illicite. Si le législateur a besoin de procéder à des exclusions en matière d’amnistie, c’est pour rappeler que malgré la mesure d’oubli, la société reste attachée à certaines valeurs. D’ailleurs, pourquoi et au profit de qui devrions-nous accepter d’oublier jusqu’aux infractions qui ne sont pas découvertes à ce jour ? Que ferons-nous des 25 autres suspects qui devaient être poursuivis au même titre que Karim Wade ? Et ces innombrables actions de consolidation de la promotion et de la protection de la bonne gouvernance ?
En outre, il est important de rappeler que dans l’affaire Karim Wade comme dans le dossier de Khalifa Sall, c’est la forme de la procédure qui est contestée, mais aucun juriste sérieux ne peut pertinemment s’attaquer au fond.
L’amnistie face au respect des droits humains
Au plan international, les lois d’amnistie dont l’objectif généralement déclaré est de «taire les rancœurs, apaiser les esprits et asseoir un dialogue durable» sont de plus en plus décriées.
C’est dans cette logique que le Comité des droits de l’Homme des Nations unies recommande au Sénégal de supprimer toute amnistie pour les crimes internationaux commis par chacune des parties au conflit dans le dossier casamançais afin de pouvoir mener des enquêtes et que les responsables soient punis… Il est utile de rappeler qu’en 2005, la Fidh, l’Ondh et la Raddho avaient saisi la Commission de l’Union Aafricaine par la Communication 304/05, pour contester le vote de la loi Ezzan, en alléguant la violation de l’Article 7.1 de la Charte africaine qui dispose que «toute personne a le droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur».
En outre, la Communication 304/05 visait à dénoncer l’impunité que consacre la loi d’amnistie dite Ezzan en rendant impossibles les poursuites contre les auteurs de crimes, en flagrante violation de l’article 7.1.a de la Charte africaine. Certes, les requérants avaient été déboutés sur le fondement de n’avoir pas épuisé les voies de recours internes, mais dans le fond, les raisons d’alors restent valables sauf que les acteurs ont peut-être évolué dans leurs positions.