« S’agissant de la politique, ce que doivent savoir les politiciens et les pilotes, c’est ce que veulent les gens ou les passagers. Et ce qui donne le pouvoir d’agir à partir de ces savoirs, c’est l’autorisation des gens ou des passagers eux-mêmes. » (Michael Walzer)[1]
Officiellement mise en place en mai dernier, à l’initiative du président Macky Sall, la commission nationale de réforme des institutions (CNRI) va livrer ses conclusions dans environ deux mois. Par sa démarche de consultations citoyennes, la CNRI donne l’occasion à chacun d’entre nous de s’exprimer sur notre régime politique et sur les changements appropriés qu’il faudrait lui apporter. Comme tout citoyen soucieux du bien-être de sa communauté politique, nous souhaitons apporter notre pierre à l’édifice.
Une séparation plus effective entre les pouvoirs, une plus grande indépendance de la justice, un meilleur équilibre entre les pouvoirs, une rationalisation du nombre de partis politiques, une plus grande distanciation entre le rôle de chef de l’exécutif et celui de chef de parti, la limitation du cumul des mandats etc., ces différentes propositions sont certainement importantes. Néanmoins, elles ont pour caractéristique commune de présupposer que le peuple doit toujours être représenté partout – sauf dans des domaines comme l’impôt et les travaux ingrats. Par contraste avec cette ligne de raisonnement, nous nous situons essentiellement dans la perspective de renforcer les pouvoirs des citoyens ordinaires.
Ce qu’on appelle de nos jours « démocratie directe » est le pan largement ignoré voire éludé par les différentes tentatives de réforme institutionnelle qui ont été menées jusqu’ici au Sénégal. Or, il nous semble que c’est à niveau que l’on peut véritablement faire avancer la cause de la démocratie. Nos experts, acteurs politiques, organisations de la société civile ont beaucoup médité et glosé sur les mécanismes d’une représentation optimale. Il est temps qu’ils abordent plus sérieusement la question de la démocratie stricto sensu.
L’idée de base de la démocratie est que la politique, les délibérations publiques plus précisément, ne peut être une affaire d’expertise ou de richesse. Tout un chacun doit avoir voix au chapitre quelle que soit son origine sociale. Par contraste, l’idée de représentation part à l’origine du principe que la voix du peuple est dangereuse et que seuls ceux qui disposent du savoir et/ou de la richesse doivent s’exprimer et gouverner au nom du peuple. « Le grand avantage des représentants, note Montesquieu, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est point du tout propre; ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie »[2].Dans ce sillage, Emmanuel Kant écrivait pour le déplorer que la « démocratie rend la représentation impossible »[3]. De même, le président John Adams, le rédacteur en chef de la Constitution du Massachusetts, première Constitution adoptée au sein de la jeune républicaine américaine et qui a servi par la suite de modèle à la Constitution fédérale, soutenait qu’« une démocratie simple par représentation est une contradiction dans les termes »[4]. Tout ceci pour dire que, autrefois, les penseurs et hommes politiques étaient conscients du conflit irréductible entre « démocratie » et « représentation ». Malheureusement, cela n’est plus le cas de nos jours où le langage politique s’est corrompu à un point tel qu’un oxymore comme « démocratie représentative » ne choque plus grand monde.
Dans le cadre des initiatives cherchant à rendre notre régime politique plus démocratique, nous soumettons au débat public et à la CNRI six propositions majeures. Vu qu’elles militent pour la participation populaire et le contrôle citoyen, nous ne doutons pas qu’elles trouveront une large résonance auprès de la plupart de nos compatriotes.
Consacrer l’initiative populaire
En matière de participation populaire, force est de remarquer que les Constitutions qui se sont succédé jusqu’à aujourd’hui n’ont guère pu s’élever au-delà de ce qu’il faut bien considérer comme des référendums facultatifs, d’initiative monarchique. Depuis son indépendance, le Sénégal n’a organisé que trois référendums, tous à l’initiative du chef de l’État. En 1963, le président Senghor, alors en conflit avec Mamadou Dia, voulait supprimer le poste de Premier ministre. Pour faire adopter sa nouvelle Constitution, taillée selon ses besoins du moment, il organisa un référendum qui lui assura l’adhésion de 99,45% des votants. Sept ans plus tard, le président Senghor avait changé d’avis. Il souhaitait dorénavant rétablir le poste de premier ministre. Le triomphe fut encore plus manifeste puisque 99,96% des votants avaient répondu positivement lors d’un nouveau référendum. En 2001, le président Abdoulaye Wade organisa un référendum pour faire adopter une Constitution qui réduit la durée du mandat présidentiel (de 7 à 5 ans) et qui dissout le Sénat (institution introduite deux ans plus tôt par l’ancien parti au pouvoir et réintroduite par Wade lui-même en 2007 pour être dissoute par Macky Sall en 2012 !). Sans surprise, 94% des votants accordèrent leurs suffrages avec les vœux du Chef de l’Etat.
Le recours au référendum a non seulement été exceptionnel au Sénégal. Mieux, l’on constate que l’initiative du recours au référendum, prérogative constitutionnelle dont disposent le chef d’Etat et les députés, a été de fait un monopole monarchique. Or, les chefs d’Etat n’organisent pas des référendums qui peuvent les affaiblir sur le plan politique. Toutes les fois qu’ils y ont recours, c’est souvent pour chercher à maquiller « démocratiquement » des forfaits institutionnels servant une rationalité purement politicienne. Sinon, de manière générale, ils préfèrent faire de « l’assemblée nationale » dominée par leur parti le seul dépositaire de la « souveraineté populaire » : si 37 révisions constitutionnelles ont été validées entre 1960 et 2009, cinq seulement sont d’initiative parlementaire. Comme quoi le document fondamental de notre République a été jusque-là une sorte de palimpseste pour les abonnés à l’encre monarchique.
Pour parer au biais monarchique de notre Constitution bien française de par son inspiration (il est assez drôle de noter que le texte de présentation de la première révision constitutionnelle de l’histoire de notre pays se termine comme suit : « Fait à Paris, le 12 novembre 1961 »), il faut faire en sorte qu’elle consacre désormais l’initiative populaire au niveau du processus parlementaire et au niveau du processus référendaire.
Nous proposons tout d’abord que notre Constitution garantisse aux citoyens sénégalais la possibilité de porter des propositions législatives devant le Parlement qui devra les étudier et les soumettre au vote, sans passer par un référendum. Les conditions d’exercice de cette initiative populaire (par exemple le nombre de signatures requis) devront bien entendu être déterminées par la loi. Ce type de mesure permet de rendre la sphère législative plus sensible aux préoccupations populaires, y compris celles des organisations de la société civile. L’agenda législatif ne devrait plus être le monopole des élus ou du gouvernement.
Nous proposons ensuite que notre Constitution aménage un espace pour le référendum d’initiative populaire (RIP). En quoi le référendum d’initiative populaire consiste-t-il exactement ? Comme son nom l’indique, il s’agit pour les Sénégalais et Sénégalaises d’avoir la possibilité, une fois qu’ils ont atteint le nombre de signatures requis, de soumettre au vote du peuple des questions clés portant sur notre vie nationale. Pour prendre le cas de la Constitution suisse, il est possible pour 100 000 citoyens suisses ayant le droit de vote, dans un délai de 18 mois à compter de la publication officielle de leur initiative, de proposer la révision totale ou partielle de la Constitution (articles 138 et 139). Dans le cas du Sénégal, le référendum d’initiative populaire pourrait porter sur (i) la révision totale ou partielle de la constitution ; (ii) l’adoption de nouvelles lois ; (iii) l’abrogation de lois existantes ; (iv) le rejet de lois récentes qui ne sont pas encore entrées en vigueur. Autant de points qui doivent naturellement faire l’objet de débats.
En plus de renforcer significativement la participation populaire, le référendum d’initiative populaire a deux autres avantages majeurs : il nous préserve de la tyrannie des partis et il les oblige à travailler ensemble pour obtenir un consensus sur les questions importantes. Par exemple, si le RIP avait été permis par notre Constitution, il n’y aurait certainement jamais eu de « 23 juin » 2011. Ce jour-là, le parti au pouvoir, profitant de sa majorité absolue, a voulu faire passer une loi controversée (portant sur le « ticket présidentiel ») qui n’avait pas l’approbation de la majorité des Sénégalais. Il a fallu le recours à la violence pour faire reculer la majorité parlementaire. Or, si le RIP avait cours chez nous, le problème aurait pu être géré de manière beaucoup plus civilisée, sans toute cette tension sociale et ces effusions de sang. La majorité parlementaire aurait alors compris que cette loi, à supposer qu’elle fût éventuellement votée, allait être contestée par les Sénégalais qui auraient demandé la tenue d’un référendum de rejet. Les épisodes type « 23 juin », au même titre que la bataille mortelle autour de la constitutionnalité du troisième mandat de Wade, ne peuvent être recensés que dans les pays dont les Constitutions consacrent le despotisme des « représentants du peuple » sur le peuple.
Assainir la sphère publique et les pratiques des politiques
D’ordinaire, les usurpations des « représentants du peuple » ne se limitent pas seulement à la manipulation des règles du processus démocratique. Bien souvent, elles se manifestent également sous les traits regrettables de la démagogie, de l’incompétence, de l’opacité et de la corruption. Autant de maux qui justifient à leur tour la faible qualité du débat public, l’évitement des questions fondamentales au profit des considérations partisanes, les situations d’enrichissement illicite et l’inefficacité des politiques publiques lorsqu’il s’agit de répondre aux besoins de base de nos concitoyens. Face à cette situation aussi dangereuse que consternante, il nous faut travailler à changer le rapport des hommes et femmes politiques à la politique. La politique est une chose beaucoup trop importante pour être laissée aux seuls politiciens. Il ne faut plus que la politique soit chez nous une sphère où l’élite gouvernante s’occupe uniquement de trafiquer postes, honneurs, influence et richesses dans l’indifférence envers les devoirs liés à ses charges. Pour nous épargner le spectacle désolant offert par les fortunes suspectes, les exactions bureaucratiques et la domination de l’incompétence dans l’allocation des postes clés de l’Etat, nous proposons les trois mesures suivantes.
Tout d’abord, la déclaration annuelle et publique de patrimoine doit être institutionnalisée à tous les niveaux de la sphère publique. Ce qui inclut tous les titulaires de fonctions électives (chef d’Etat, députés, sénateurs, maires, conseillers municipaux, etc.), les titulaires de fonctions soumises à la nomination de certains élus (ministres, sénateurs, conseillers de la République, ambassadeurs, préfets, gouverneurs, etc.), de fonctions administratives supérieures (directeurs, présidents de Conseil d’administration, secrétaires exécutifs, directeurs administratifs et financiers, etc.), les leaders et membres des bureaux des partis politiques.
Ensuite, pour que cette déclaration de patrimoine ne se réduise à une simple formalité administrative sans conséquence aucune, nous proposons la mise en place au niveau national et local de commissions citoyennes indépendantes des partis politiques et de l’État et dont les membres pourraient se recruter dans toutes les catégories sociales. Ces commissions dont les modalités de fonctionnement pourront être discutées ultérieurement auraient une mission de veille, de contrôle et d’alerte. Elles devront à l’échelle administrative appropriée s’assurer que la déclaration annuelle de patrimoine a été effectuée en bonne et due forme par ceux qui doivent s’acquitter de cette obligation. Pour cela, elles doivent être en mesure de demander des justifications aux personnes dont les déclarations de patrimoine souffriraient de lacunes ou de problèmes de cohérence. De même, elles devront pouvoir saisir les autorités judiciaires compétentes toutes les fois que cela s’avère opportun. Last but not least, les personnes qui n’ont pas effectué leur déclaration de patrimoine en bonne et due forme ou qui ont été condamnées pour corruption ne pourraient ni être candidates aux élections ni être nommées à de hautes fonctions administratives ni créer un parti politique.
Ces différentes mesures favoriseront sans aucun doute la transparence publique, la prévention et la répression de la corruption. De manière indirecte, elles susciteront l’éclosion de comportements de type nouveau dans une sphère publique en mal d’assainissement éthique. Les dégâts occasionnés par la corruption ne peuvent être réparés par la justice des tribunaux car ils laissent des traces profondes sur l’équilibre de nos sociétés et sur les conditions de vie de nos populations. C’est pourquoi une stratégie préventive basée sur le contrôle citoyen est la meilleure pour limiter les impacts nocifs de la corruption publique. Sous une acception plus démocratique, l’équilibre des pouvoirs doit également pouvoir signifier la possibilité d’institutionnaliser un contrôle citoyen indépendant et effectif.
Enfin, nous proposons une extension des droits à l’information de nos concitoyens, notamment dans leurs rapports avec les autorités publiques. Des pas significatifs ont sans doute été faits dans ce domaine. Il importe cependant d’aller un peu plus loin. Les documents à la disposition des autorités publiques doivent dans la mesure du possible être accessibles à tout citoyen qui pourrait en faire la demande. Chaque citoyen devrait pouvoir requérir des informations vis-à-vis des autorités publiques qui le cas échéant seraient dans l’obligation de leur délivrer les informations souhaitées, si elles l’ont à leur disposition, dans les conditions prévues par la loi. Dans le monde anglo-saxon, ce type de mesure relève d’ordinaire des lois sur la liberté d’information (Freedom of Information Act).
L’un des effets de cette mesure est de renforcer le dialogue entre l’administration et les usagers ainsi qu’une plus grande transparence dans le fonctionnement des pouvoirs publics. Face aux nombreuses demandes qui vont s’adresser à eux, les pouvoirs publics seront obligés de publier le maximum de documents en ligne. Ce qui facilitera également le travail d’investigation mené par les médias, les chercheurs et les organisations de la société civile. Il est vain de parler de contrôle citoyen quand les pouvoirs publics ont le monopole de l’information publique. Au XXIe siècle, on ne peut concevoir la citoyenneté démocratique en l’absence d’un accès public universel aux documents de l’administration.
Accorder une protection constitutionnelle à nos ressources naturelles
Notre constitution est silencieuse sur la question de la protection de nos ressources naturelles, ces leviers de notre prospérité et de celle des générations futures. Face à la recrudescence des pratiques d’un autre âge, nous pensons entre autres à la « boulimie » foncière et aux impacts écologiques délétères de l’exploitation minière, il est important que notre Constitution affirme avec panache l’obligation pour l’Etat de protéger nos terres, nos ressources en eau, nos ressources naturelles, notre environnement de manière plus générale. Ce qui passe entre autres par un renforcement des pouvoirs des populations au niveau des communautés de base.
Telles sont pour le moment nos principales propositions. Nous sommes disponibles à échanger plus en profondeur là-dessus et à les confronter avec d’éventuels arguments contradictoires. Sans un élargissement des pouvoirs des citoyens ordinaires, nous ne pourrons que difficilement émerger des sempiternelles turpitudes de notre vie politique.
Le président de la CNRI, le professeur Amadou Mahtar Mbow a déclaré dans la presse que « la démocratie participative est la meilleure des choses pour engager tous les citoyens. Nous pensons qu’une Constitution si complexe qu’elle soit, ne doit pas être le fait seulement de quelques spécialistes, mais elle doit être l’affaire de l’ensemble de la collectivité nationale pour laquelle elle est élaborée. La Constitution n’est pas destinée à une élite intellectuelle, mais à tout le peuple. »[5]
C’est exactement sur ce terrain que nous attendons la CNRI. Certes, il est toujours bien de consulter le peuple. Mais c’est encore mieux de donner l’initiative au peuple. La capacité à franchir ce pas décisif sera le test ultime de la vigueur et de la sincérité des convictions démocratiques de la CNRI et du Chef de l’Etat. Ce sera la seule manière de donner un contenu conséquent à une souveraineté populaire qui demeure largement fictive malgré les incantations de nos infatigables démagogues.
………..
Références
[1] Sphères de Justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Seuil, 2013, pp.398-399.
[2] Montesquieu, De l’Esprit des Lois, Livre XI, chap.6.
[3] Emmanuel Kant, Projet de Paix Perpétuelle, Königsberg, chez Frédéric Nicolovius, 1796, traduit de l’allemand, pp.29-30.
[4] Charles Francis Adams eds. The Works of John Adams, Second President of the United States, volume 4, Boston, Charles C. Little and James Brown, 1851, p.316.
[5] Voir l’article du journal Le Soleil du 21 juin 2013, « La commission nationale de réforme des institutions ouverte à toutes les sensibilités ».