Le philosophe anglais John Langshaw Austin (1911-1960), qualifié de « philosophe du langage ordinaire » assigne deux fonctions au langage. Selon lui, il peut être « constatif » lorsqu’il décrit le réel et « performatif » lorsque le fait de parler crée le réel. Dans un État de droit, une démocratie et une République digne de ce nom, le gouvernement construit l’ordre légal et institutionnel en utilisant le langage « performatif » que lui confère la Constitution. Afin que nul n’en ignore pour parler comme les juristes, c’est par des circulaires, arrêtés, décrets, lois, qu’il met sa politique en actes et gouverne le peuple. Comme les exemples qui suivent vont le montrer, la pratique gouvernementale est en rupture avec cette tradition sénégalaise et tend à créer un ordre qui consacre le fait du prince.
Le fait du prince
Depuis le 28 mai 2023, date à laquelle il a été ramené manu militari à Dakar, Ousmane Sonko, le président du parti Pastef et maire de la ville de Ziguinchor est assigné à son domicile. Plusieurs compagnies de policiers et de gendarmes quadrillent son quartier et les rues qui mènent à son habitation sont barrées et interdites à ceux qui veulent lui rendre visite. Les amis, proches et camarades de monsieur Sonko ne peuvent pas avoir accès à son domicile. Une délégation de son collectif d’avocats qui a cherché à se rendre dans sa maison a essuyé un refus catégorique des forces de l’ordre qui ont invoqué comme explication « les ordres de l’autorité ». Et pour sans doute montrer qu’ils ont tous les droits, la délégation d’avocats a été gazée sans sommation. Il y a quelques jours, des députés ont été interpellés puis mis en garde à vue parce qu’ils voulaient rendre visite à leur camarade. Maître Ciré Clédor Ly, le coordinateur du pool d’avocats de monsieur Sonko, a rapporté avoir tenté sans succès, neuf fois de suite, d’entrer en contact avec son client. Un dirigeant du parti Pastef qui a fait constater par huissier l’inaccessibilité au domicile du président du parti. À ce jour, on ne sait pas qu’elle est la base légale à cette assignation à domicile de monsieur Sonko décidée par « l’autorité supérieure » ou « l’autorité suprême ».
Restriction de la liberté de circulation
Ce n’est pas le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, ni son collègue de l’Intérieur qui pourraient nous aider à trouver un début d’explication à cette entrave aux libertés en cohérence avec notre Constitution. Le premier nommé a dit sans que l’on sache s’il s’agit d’un trait d’humour ou sa conviction profonde que la réponse pourrait venir de la décision de la Cour suprême en cas de saisine par… Ousmane Sonko. Le ministre de l’Intérieur a invoqué lui le « principe de précaution ». Un principe issu du droit de l’environnement et qui s’est étendu aux décisions publiques en matière de santé humaine, animale ou végétale qui stipule que l’absence de certitudes scientifiques sur la réalité d’un risque ne doit pas empêcher de prendre des mesures de prévention parfois radicales. Il est extrêmement préoccupant que ce principe soit évoqué pour priver les citoyens de leurs libertés.
Deux semaines avant que le président du Pastef ne soit assigné à son domicile, c’est la Commune de Ngor qui a connu un sort similaire. À la suite de manifestations consécutives à un conflit foncier opposant les habitants de la commune avec à leur tête le Conseil municipal et la gendarmerie. La gendarmerie qui est une partie au conflit a décidé de le régler à sa manière. Le 9 mai 2023, des éléments de la gendarmerie ont interdit toute entrée et sortie de Ngor. Les médecins n’ont pas pu visiter leurs patients. En plus de ce blocus, les gendarmes ont réprimé violemment les manifestations de protestation et une adolescente de 15 ans a été tuée. Le ministre de l’Intérieur, magistrat de profession, s’est essayé à la médecine légale à l’occasion de ce drame. Il a imputé la cause de la mort de l’adolescence à une hélice de pirogue qui aurait percuté sa tête. Le compte-rendu de l’autopsie pratiquée par des professionnels a démenti les affabulations ministérielles et confirmé les propos des témoins qui ont incriminés les tirs par arme à feu.
Liberté de la presse bâillonnée
Pendant un mois, le signal de la chaîne de radio et télévision Walfadjri a été coupé sur les différents réseaux de diffusion. L’ordre de sanctionner le groupe de presse de Khar Yalla n’émane pas de l’autorité chargée de réguler l’audiovisuel. C’est le ministre de la Communication qui n’est pas compétent en la matière qui a pris l’initiative. L’acte par lequel il a notifié la suspension a été pris neuf jours après le début de celle-ci et est une véritable nouveauté dans la nomenclature des actes administratifs sénégalais. La décision a été contestée par les dirigeants du groupe de presse devant la chambre administrative de la Cour suprême. Le juge des référés sollicité a rejeté la demande de Walfadjri, au motif que la mesure est exécutée dans sa « presque en totalité » et que plaignants n’ont pas présenté de motif sérieux prouvant le péril qui les menacerait. Cela fait maintenant un mois que la liaison maritime qui relie Dakar à Ziguinchor est interrompue. La compagnie nationale de transport routier Sénégal Dem Dik ne dessert plus la région méridionale et un arrêté du Gouverneur y a restreint de manière radicale les horaires de circulation interurbains. Cet isolement de la région du reste du pays n’est pas le fait d’un concours de circonstances malheureuses, mais plutôt la conséquence de décisions politiques illégitimes et illégales qui visent à punir les populations. En un trimestre, à trois reprises, le siège du Parti républicain pour le progrès (PRP) de Déthié Fall a été barricadé par la gendarmerie qui a positionné ses éléments à l’entrée, interdisant tout passage. Sans mandat ni acte administratif quelconque, les forces de l’ordre ont empêché des activités de partis légalement constitués. Des parlementaires sont régulièrement interpellés et mis en garde à vue au prétexte de participation à une manifestation non autorisée.
Depuis mars 2021 et plus encore ces derniers mois, le président Macky Sall, son gouvernement et les différentes institutions ont décidé de s’affranchir de toutes les formes traditionnelles et légales d’administration de l’État sénégalais et de sa population. Le pouvoir a inventé une gouvernance basée sur des circuits informels de décisions, une nouvelle nomenclature juridique et tente d’imposer un nouvel ordre sans rapport avec la Constitution et les lois et règlements connus. Si l’on en revient à la distinction opérée par John Langshaw Austin, en langage « constatif » nous sommes dans l’état d’exception qui mêle des restrictions aux libertés relevant de l’État d’urgence ou de l’état de siège. Or à aucun moment, le président de la République n’a pris de décrets autorisant ces mesures.