A quelques mois du grand test que constituent les élections dans tout régime démocratique, l’incertitude est la formule la plus appropriée pour dépeindre l’atmosphère générale qui règne dans notre pays. Incertitude voire angoisse aigue quant à l’avenir du pays, incertitude sur l’éventuelle participation ou non du chef de facto de l’opposition sénégalaise, mais aussi l’incertitude continue de planer également sur le choix du candidat qui devrait rempiler pour le régime sortant. Tout semble fait à dessein pour maintenir les esprits dans un état d’extrême tension et dans l’expectative !
La sagesse populaire qui ne manque jamais de cohérence et de plausibilité parle même d’envoûtement mystique (xabtal) de toutes les forces qui seraient tentées de résister à cette léthargie généralisée, souvent prélude d’éruptions sociales spontanées et incontrôlées. En des termes plus désenchantés le pays semble ne pas encore s’être remis du choc de Juin 2023.
L’ampleur des violences avec son lot de morts et de destructions aveugles de biens publics et privés, les arrestations tous azimuts voire la dissolution pure et simple d’organisations politiques qui s’en sont suivies ont transformé du jour au lendemain le visage du Sénégal. C’est tout comme au sortir d’un mauvais rêve on se serait retrouvé dans un tout autre pays… Mais nous sommes-nous réellement encore réveillés ?
En tous cas les clignotants sont au rouge et les signaux d’alarme venant de partout sont tout à fait audibles. La fracture sociale est bien là qui continue de diviser le pays en camps opposés qui se toisent, se défient et se guettent. Le silence lourd des régulateurs sociaux traditionnels les plus en vue ne contribue pas non plus à rassurer ni les cœurs ni les esprits. Que dire des pertes en termes économiques, le Sénégal est passé de pays stable et sûr pour les investissements à un pays entré dans une grande zone de turbulences politiques dont les lendemains sont incertains.
Adulé hier, à tort ou à raison, le Sénégal était jadis (les temps ont bien changé) doté d’un haut coefficient de confiance, dividende de sa relative stabilité au plan politique. Il faudra certainement encore des années pour rétablir une réputation rudement malmenée. A ce tableau sombre vient s’ajouter un contexte géostratégique marqué par une insécurité endémique dans les pays de la sous-région et une menace de guerre dans l’espace CEDEAO dont personne ne pourrait mesurer les conséquences désastreuses. L’Ukraine est là pour nous apprendre qu’il est plus facile de commencer une guerre que de la terminer, surtout dans une région dont les ressources sont objet de toutes les convoitises.
Un autre pilier de notre société qui a été rudiment mis a épreuve est l’institution judiciaire. Plus d’un citoyen sénégalais considère en effet aujourd’hui, à tort ou à raison, que la justice est l’instrument du pouvoir politique qui l’utilise au gré de ses intérêts du moment. Certes les rapports entre le système politique et juridique sont dans leur nature même complexes, le système politique pouvant toujours trouver des moyens d’utiliser la justice à des fins politiques. Les voies légales définies dans l’organisation de l’état ne manquent pas et la politique peut toujours user ou abuser de son pouvoir de légiférer pour influer sur le fonctionnement de la justice. Comme cela a été le cas récemment avec les lois issues du dialogue national qui devraient permettre de rétablir l’éligibilité des acteurs politiques épinglés et condamnés par cette même justice.
Le défi pour le Sénégal à venir, quel que soit le prochain président de la République, reste le même qu’aujourd’hui : renforcer réellement et consolider l’indépendance de la justice, indépendance sans laquelle la démocratie reste une formule vide de sens. La justice doit être en mesure de contrôler et de réguler le jeu politique selon les normes et codes qui lui sont propres, en toute impartialité.
En attendant de mettre fin un jour à venir à la juridification à outrance des conflits politiques, à l’utilisation parasitaire du pouvoir politique en le réduisant à une simple fonction de redistribution des ressources et de récompense de loyalités de toutes sortes il urge de prendre des mesures immédiates et fortes afin d’éviter l’irréparable.
La première de ces mesures devrait être la libération de monsieur Ousmane Sonko, ne serait ce que pour sauver sa vie et prévenir le pays d’une situation d’impasse aux conséquences imprévisibles. Successivement les personnes arrêtées pour délit d’opinion devraient être libérées et une concertation franche entamée avec tous les acteurs politiques et la société civile pour préserver la cohésion et l’intégrité du Sénégal.
A ce prix, nous pourrons panser nos blessures et plus important encore préserver la paix sociale qui n’a pas de prix. Et le premier critère pour jauger d’une démocratie c’est avant tout l’exclusion de la violence physique du jeu politique. Le grand avantage d’une démocratie est qu’il donne la possibilité de changer de régime sans effusion de sang par la seule expression souveraine et libre du suffrage populaire. Nous devons de même garder à l’esprit que les conflits politiques dans une démocratie, pour être légitimes, ne doivent en aucun cas avoir pour objectif la destruction voire l’anéantissement de l’adversaire comme cela semble être présentement le cas dans notre pays. Le consensus, par voie exclusive de dialogue, d’argumentation rationnelle doit être toujours recherché car en dernière instance les décisions qui émanent de la politique engagent l’ensemble de la collectivité.
En attendant l’énorme travail qui se trouve encore devant nous, travail de renforcer et fortifier nos institutions, de réformer notre système éducatif, de redéfinir, renforcer et préserver notre identité nationale ayons une fois encore le sens de l’urgence.
Dr. Tamsir Anne, Senior IT-Consultant, auteur-chercheur.