Disons-le d’emblée : la démocratie bourgeoise ne constitue pas notre modèle rêvé de gouvernance de la cité, même si elle représente un progrès historique par rapport aux systèmes esclavagiste et féodal. Toutefois, l’actualisation et l’application honnête de certains principes de base résumés dans le concept d’« Etat de droit », peuvent régir convenablement jusqu’à un certain point, un commun vouloir de vie commune, un vivre-ensemble vigilant dans le respect réciproque au sein d’une société aux contradictions multiples : la justice égale pour tous ou l’égalité de tous devant la loi, l’intangibilité de la hiérarchie des normes juridiques, la séparation et l’équilibre des pouvoirs, la primauté de l’intérêt général, l’inclusion, la participation et la citoyenneté active, le principe de responsabilité et l’obligation de rendre compte (accountability ou redevabilité) comme une des figures essentielles du contrôle citoyen et du respect dû au citoyen, constituent autant de valeurs et de vecteurs d’une gestion volontiers ‘’sobre et vertueuse’’- tout le contraire, dans les faits, de nos régimes d’autocrates et de prédateurs, dont la Révolution et la Charte de Thierno Souleymane Baal (1776) auraient sans aucun doute préconisé la destitution pure et simple.
Comme dit l’adage, au pays des aveugles, les borgnes sont rois. La démocratie de façade longtemps brandie par les régimes en place au Sénégal comme une exception de stabilité et de paix dans une Afrique de guerres et de coups d’Etat, a visiblement aujourd’hui épuisé ses ficelles. Désormais en fin ce cycle, ‘’l’exception démocratique sénégalaise’’ opère brutalement, sans fard, sans foi ni loi, telle une bête féroce affolée : on s’en fout royalement de la démocratie, de l’État de droit, de la bonne gouvernance et des droits humains, du respect de la Constitution et des institutions ! Et pourtant le président de la République, dans son serment de prise de fonction, ne jure-t-il pas solennellement et publiquement « devant Dieu et devant la Nation sénégalaise, d’observer comme de faire observer scrupuleusement les dispositions de la Constitution et des lois, de consacrer toutes [ses] forces à défendre les institutions constitutionnelles, l’intégrité du territoire et l’indépendance nationale, de ne ménager enfin aucun effort pour la réalisation de l’unité africaine » (Article 37 de la Constitution) ?
Une justice piétinée et humiliée
En l’espace de quelque cinq (5) semaines, entre le 29 septembre, démarrage du parrainage en direction de la présidentielle de février 2024, et le 2 novembre 2023, date du décret de recomposition intégrale de la CENA, le fameux slogan : « force restera à la loi », n’aura jamais été autant piétiné et malmené, pour un seul et unique objectif : éliminer à tout prix le candidat Ousmane Sonko de la course. Inutile de revenir ici sur le complot d’État de l’affaire Adji Sarr, passée de ‘’viol et menaces avec armes à feu’’ à ‘’corruption de la jeunesse’’ ; non plus sur le film tronqué du feuilleton ‘’Mbaye Prodac’’, ni sur la minable trouvaille de ‘’vol de téléphone portable’’ sortie du bonnet d’un Procureur après 55 jours de séquestration administrative arbitraire du citoyen Sonko, ni même sur l’anéantissement de sa condamnation par contumace, attesté par tous les honnêtes spécialistes de droit reconnus dignes de ce nom! Que de forfaitures et de turpitudes, avec re refus péremptoire et persistant de la DGE du ministère de l’Intérieur en charge de l’organisation des élections, de remettre au député Ayib Daffé, mandataire du candidat Ousmane Sonko, ses modèles de fiches de parrainage, passant outre la décision de justice, honnête et courageuse, du président du Tribunal d‘instance de Ziguinchor, rétablissant le citoyen Sonko dans ses droits, et malgré l’injonction que lui a signifiée la CENA, organisme autonome de supervision de l’ensemble du processus électoral, investie de pouvoirs d’injonction, de dessaisissement et de substitution. Autre triste illustration, le moment et les dispositions du décret rendu public dès le lendemain de la notification à la DGE de l’injonction de la CENA évoquée ci-dessus, et portant reconfiguration totale de la CENA. Décret comportant tant d’anomalies que d’éminents experts électoraux indépendants, divers acteurs de la société civile et membres de l’opposition politique, ont décidé de l’attaquer devant les juridictions compétentes.
Dans quel gouffre viennent donc de sombrer des pans entiers de l’administration, de la justice et des institutions de notre pays, le Sénégal ? Même la ministre de la Justice nouvellement nommée, répondant à des interpellations de députés examinant en commission le projet de loi de Finances de l’année 2024, aurait déclaré sans sourciller que le Sénégal n’appliquerait aucune décision de la Cour de Justice de la CEDEAO non copie certifiée conforme de ses propres décisions nationales ! La CEDEAO est pourtant une institution communautaire supranationale, dont le Sénégal a librement ratifié le Traité et les Protocoles. Cette position de la ministre ne serait cependant pas une première pour notre pays, car le gouvernement du Sénégal sous l’ère Macky Sall, s’est déjà illustré dans la non application de décisions émanant des instances de la CEDEAO, relatives par exemple aux déboires judiciaires des Karim Wade et Khalifa Sall ainsi qu’aux modalités du parrainage citoyen, entre autres. Toutes ces forfaitures et turpitudes ont amené le mandataire du candidat Ousmane Sonko, à dénoncer ce qu’il a taxé de « crimes contre la Constitution commis en bande organisée » !
Le régime hyper-présidentialiste Sall-APR-BBY a pris le soin de disposer ses hommes et femmes de confiance sur toute la chaine de prise de décisions de nos institutions judiciaires. Il reste vrai cependant qu’aucun crime n’est jamais parfait, vu qu’il se trouvera toujours quelque part un petit imprévu, une exception ou un minuscule grain de sable pour faire dérailler toute la machine ! Mais bon Dieu pourquoi tant de haine, ou plus exactement tant de ‘’haine-méchanceté’’ (pour reprendre le tout nouveau concept de notre compatriote Madi Wack Touré, conseiller en travail social), tant de persécutions et d’acharnement contre un parti politique légalement constitué, Pastef-Les Patriotes, et son leader, le président Ousmane Sonko ?
La réponse est certainement du côté de la hargne des tenants, intérieurs et extérieurs, du système néocolonial de domination, de spoliation et de prédation à ne pas lâcher leurs énormes privilèges indus et à faire férocement barrage à toute volonté conséquente de leur remise en cause par les masses opprimées. Au moment où, vers l’Europe, les furies des vagues et les sables du désert ensevelissent les corps des milliers de jeunes Africains, dont pour le moment au titre de l’année 2023, une majorité de Sénégalais, sans espoir de vie digne dans leurs propres pays, sur leur propre continent, et plus récemment vers l’Amérique du Nord à bord de vols aventureux, tous et toutes victimes des mirages des migrations dites irrégulières, la France de Monsieur Macron qui a opté pour ‘’la migration choisie’’, ciblant les cadres et les VIP de nos pays appauvris, offre sur un tapis rouge et en mode fast tract, un emploi de reconversion à Son Excellence Monsieur Macky Sall, vanté à grand renfort d’éloges et promu par Son « cher Emmanuel » au poste prochain d’Envoyé Spécial du Pacte de Paris pour la Planète et les Peuples (4P) !
Hé oui, dans certains milieux, on n’est jamais mieux servi que par soi-même ! Toutefois, si pour les « 4 P » il s’agit de semer la paix et d’éradiquer la pauvreté, l’on peut valablement se demander si le promu a bien le profil de l’emploi ! Aux Sénégalais de juger ! Les empereurs de la Rome antique, pour tenir leurs concitoyens en laisse, s’évertuaient à leur garantir panem et circenses (du pain et des jeux de cirque). Que sont capables d’offrir aujourd’hui les gouvernants sénégalais à notre jeunesse, « espoir de la Nation » ? Certainement pas un emploi décent ni le pain, de plus en plus inaccessible, mais tout au plus des combats de lutte pour les divertir dans des arènes surexcitées ou alors pire, la perspective meurtrière de Barsa ou Barsaq à bord de pirogues de fortune voguant vers un illusoire Eldorado ?
Force restera au peuple
Devant le piétinement manifeste des décisions de justice, devant l’humiliation de la justice et des juges, l’Union des Magistrats du Sénégal/UMS, si elle a un sens et une crédibilité à défendre, ne devrait-elle pas dans ces circonstances élever plus que jamais une voix juste, forte et audible ? Le 17 novembre prochain constituera à n’en pas douter un double test crucial grandeur nature : d’un côté, test de cohérence, de sérieux et de crédibilité de la Cour Suprême du Sénégal saisie d’un pourvoi en cassation par l’agent judiciaire de l’Etat aux fins d’annulation de la décision du Tribunal d’instance de Ziguinchor rétablissant le candidat Ousmane Sonko dans ses droits, idem pour la Cour de Justice de la CEDEAO appelée à donner son verdict sur la dissolution du parti Pastef, la radiation d’Ousmane Sonko des listes électorales et la violation arbitraire de ses droits ; d’un autre côté, test de la détermination et de la capacité de tout un peuple, la jeunesse et les femmes en tête, à faire respecter la justice, la vérité et la volonté populaire.
A cet effet, il est impératif de voir le F24 et le tout récent FITE œuvrer main dans la main, au seul nom de l’intérêt de notre peuple et de notre pays, de tous les patriotes, démocrates et progressistes d’Afrique, pour la vérité, la justice, la paix et la prospérité partagée. S’il est vrai que la justice est rendue au nom du peuple, qui des juges ou du peuple devrait avoir le dernier mot ? Force restera au peuple, telle est notre intime conviction. Ou le respect des conditions d’une élection inclusive, transparente régulière et démocratique permet l’expression pacifique de la volonté populaire, ou la confiscation et le piétinement du suffrage universel libre, égal et direct, stimule la résistance populaire légitime pour le triomphe de la vérité des urnes et de la justice, de la volonté du peuple debout.
Madieye Mbodj est Professeur de Lettres à la retraite.