L ’Assemblée nationale du Sénégal en sa séance du 5 février 2024 a adopté, dans une atmosphère très conflictuelle, la loi constitutionnelle n° 04/2024 portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution. Ce vote fait suite à l’abrogation par le Président de la République du décret n° 2023- 2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral. Ces deux actes remettent en cause les fondements de notre République et la longue tradition démocratique sénégalaise. Ils violent de surcroît la Charte fondamentale qui dénie au président de la République et à l’Assemblée nationale toute prérogative pour interrompre le processus électoral déjà enclenché. Seul le Conseil constitutionnel, dans des circonstances d’ailleurs limitativement précisées par les articles 29 et 34 de la Constitution, détient ce pouvoir.
La loi constitutionnelle sus-évoquée, en raison de l’effet d’allongement incident de la durée du dernier mandat du Président sortant par l’artifice d’un report du scrutin électoral, encourt assurément la censure dans la mesure où elle viole les dispositions intangibles de la Charte fondamentale qui restent hors de portée de toute modification. Elle prend donc ses distances avec la nature des réformes constitutionnelles traditionnellement promues par le pouvoir constituant originaire ou dérivé. À d’autres époques, d’autres mœurs !
Lorsque la nomenclature des clauses d’éternité s’élargit comme il a été donné d’en constater la teneur à la suite de la réforme constitutionnelle de 2016, elle restreint fatalement le domaine classique d’invocabilité de la jurisprudence sur l’injusticiabilité des lois constitutionnelles devant le Conseil constitutionnel brandie comme une antienne par les censeurs autoproclamés de la doctrine constitutionnelle. Actant comme susmentionné la prorogation illicite du terme du mandat en cours du Président sortant avec la reprogrammation de la prochaine élection présidentielle au 15 décembre 2024, la loi constitutionnelle viole la clause d’intangibilité en rapport avec la durée du mandat.
Or, le même Conseil constitutionnel avait fini de convaincre les plus sceptiques qu’il ne se déroberait pas de sa mission de contrôle de la constitutionnalité des lois fussent-elles constitutionnelles si les circonstances de la cause l’exigeaient. Le considérant 3 de la décision n° 3/C/2005 du 18 janvier 2006 rendue par le Conseil constitutionnel règle clairement et définitivement la question de la justiciabilité de certaines catégories de lois constitutionnelles :
«Considérant que le pouvoir constituant est souverain ; que sous réserve, d’une part, des limitations qui résultent des articles 39, 40 et 52 du texte constitutionnel touchant aux périodes au cours desquelles une révision de la Constitution ne peut être engagée ou poursuivie et, d’autre part, du respect des prescriptions de l’alinéa 7 de l’article 103 en vertu desquelles la forme républicaine de l’État ne peut faire l’objet d’une révision, il peut abroger, modifier ou compléter des dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu’il estime appropriée et introduire explicitement ou implicitement dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans le cas qu’elles visent, dérogent à des règles ou principes de valeur constitutionnelle, que cette dérogation soit transitoire ou définitive ». Ce rappel ne pouvait être plus explicite en ce sens que la seconde réserve développée par le Conseil constitutionnel concerne précisément la situation actuelle du report de l’élection qui a pour effet de prolonger la durée du mandat du président et qui, par conséquent, touche à une matière non révisable prévue à l’alinéa 7 de l’article 103.
Au-delà de l’entorse portée à l’intangibilité de la durée du mandat, la nouvelle rédaction de l’article 31 de la Constitution postulée par la loi constitutionnelle remet en cause le caractère impersonnel et général attaché à une norme constitutionnelle. Une disposition constitutionnelle doit être neutre et permanente. Là encore, les initiateurs de la réforme constitutionnelle semblent avoir manqué de clairvoyance dans la mesure où le Conseil constitutionnel, dans sa décision 1/C/2016 du 12 février 2016, avait fait montre d’une certaine maîtrise de la légistique formelle pour éviter aux normes constitutionnelles quelques improvisions lors de leur rédaction : « Considérant(20) en outre qu’il est inséré dans ledit article 27, un alinéa 2 qui, pour régler une question de droit transitoire, prévoit que la nouvelle disposition sur la durée du mandat du Président de la République s’applique au mandat en cours ; Considérant (21) que la règle énoncée à l’alinéa 2, destinée à fixer une situation dont les effets sont limités dans le temps et par essence temporaire, va cesser, une fois son objet atteint, de faire partie de l’ordonnancement juridique ; Considérant (22) qu’en tant que telle, elle est incompatible avec le caractère permanent attaché à l’article 27 que le pouvoir constituant entend rendre intangible en le rangeant dans la catégorie des dispositions non susceptibles de révision ; Considérant (23) que cet alinéa au caractère personnel très marqué est inconciliable avec le caractère général des règles par lesquelles la Constitution organise les Institutions de la République et protège les droits fondamentaux ainsi que les libertés individuelles des citoyens ; Considérant (24), en effet, que les règles constitutionnelles adoptées dans les formes requises s’imposent à tous et, particulièrement, aux pouvoirs publics, lesquels ne peuvent en paralyser l’application par des dispositions qui, en raison de leur caractère individuel, méconnaissent, par cela seul, la Constitution (…) ».
La justiciabilité de la loi n° 04/2024 portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution devant le Conseil constitutionnel ne souffre ainsi d’aucune contestation.
Il ne fait dès lors aucun doute que l’espoir d’une sortie de crise repose sur le Conseil constitutionnel dont les prérogatives ont été usurpées par les pouvoirs politiques. En réalité, il appartient exclusivement au Conseil constitutionnel de décider de l’opportunité du report de l’élection présidentielle en vertu des articles 29 et 34 de la Constitution.
Plus que jamais, le Conseil constitutionnel doit restaurer l’autorité attachée à ses décisions par l’article 92 de la Constitution et être au rendez-vous de l’histoire pour sauver la démocratie sénégalaise, préserver la stabilité et la paix.
– Abdel-El Kader Boye, Professeur titulaire de classe exceptionnelle, Ancien Doyen de la Faculté des Sciences Juridiques et Politiques, Ancien Recteur de l’Université Cheikh Anta DIOP de Dakar.
– Serigne Diop, Professeur titulaire de classe exceptionnelle, Agrégé de droit public et de science politique, Ancien ministre de la justice, Ancien Médiateur de la République, Ancien Chef de Département de Droit public de l’UCAD.
– Babacar Gueye, Professeur titulaire de classe exceptionnelle, Agrégé de droit public et de science politique, Ancien Chef de Département de Droit public de l’UCAD.
– Alioune Sall, Professeur titulaire de classe exceptionnelle, Agrégé de droit public et de science politique, Membre de la Commission du Droit International de l’ONU, Ancien juge de la CJCEDEAO, Ancien Chef de Département de Droit public de l’UCAD.
– Alioune Badara Fall, Professeur Agrégé de droit, Université Bordeaux 4