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LÉgalite Contestable Du DÉcret D’abrogation Devant Le Conseil Constitutionnel

L’abrogation du décret n° 2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral pour l’élection présidentielle du 25 février 2024 met fin à son existence « sans pour autant faire disparaitre pour l’avenir les effets produits lors de son application »

Au titre des actes préparatoires du scrutin présidentiel de février 2024, le président de la République a signé, en application de l’article L 63 du Code électoral  [1], le décret n° 2023-339 du 16 février 2023 portant fixation de la date de la prochaine élection présidentielle. Ensuite, pour l’application de l’article 30 de la Constitution et de l’article LO 137 du Code électoral [2] , il a pris le décret n° 2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral pour l’élection présidentielle du 25 février 2024 ; décret qui vient d’être abrogé par le décret n° 2024-106 du 3 février 2024.

Nous posons, dans notre article, la question du fondement légal du décret d’abrogation n° 2024-106 du 3 février 2024 et celle relative aux effets produits lors de l’application du décret n° 2023-2283 abrogé. En outre, il se pose une question de fond qui est celle de savoir si la légalité du décret de convocation des électeurs peut être contestée devant le Conseil constitutionnel.

Sur le fondement légal du décret d’abrogation du 3 février 2024

Dans le rapport de présentation non daté, il n’est pas mentionné expressément la disposition législative qui a prévu l’intervention d’un tel décret. Le ministre de l’Intérieur se contente de déclarer : « … ayant pris connaissance de la proposition de loi constitutionnelle portant abrogation de l’article 31 de la Constitution, et dont vous êtes saisi pour avis, il est proposé d’abroger le décret n° 2023-2283 du 29 novembre 2023 … ».

  • Dès lors, la question est de savoir si le président de la République peut prendre un décret fondé dans une loi constitutionnelle non encore adoptée par l’Assemblée nationale pour abroger un décret pris en application d’une disposition constitutionnelle et de la loi électorale ?

Rappelons que conformément aux prescriptions de l’article 2 du Protocole A/SP1/12/01 sur la démocratie et la bonne gouvernance additionnel au Protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) :

« 1. Aucune réforme substantielle de la loi électorale ne doit intervenir dans les six (6) mois précédant les élections, sans le consentement d’une large majorité des acteurs politiques.

   2. Les élections à tous les niveaux doivent avoir lieu aux dates ou périodes fixées par la Constitution ou les lois électorales ».

Selon le magistrat Ndongo Fall, « ce rappel par le législateur communautaire du nécessaire respect de l’agenda électoral – tel qu’il résulte des dispositions constitutionnelles et législatives relatives aux élections – vise à éviter que la fixation des dates de l’élection ne soit inspirée par des manœuvres de nature à favoriser des candidats.

Il traduit également, d’une part, l’adage selon lequel « on ne change pas les règles du jeu pendant la partie », d’autre part, le souci d’empêcher, dans les cas extrêmes, des prolongations illicites de mandat sous des prétextes divers » [3].

L’abrogation du décret n° 2023-2283 du 29 novembre 2023 n’anéantit pas pour l’avenir les effets produits lors de son application

Commençons par souligner qu’il existe un lien indissoluble entre le décret de l’article L 63 (n°2023-339) et celui de l’article LO 137 (n° 2023-2283) du Code électoral, de telle sorte que l’abrogation de l’un devrait nécessairement entrainer l’abrogation de l’autre[4] .

Ensuite, il est important de préciser que ces deux décrets figurent parmi les textes visés dans la décision n° 2/E/2024 du 20 janvier 2024 du Conseil constitutionnel qui fixe la liste définitive des candidats admis à se présenter à l’élection présidentielle du 25 février 2024.

Il parait nécessaire de rappeler la définition de l’abrogation. Selon Alain Bockel, « l’abrogation est une décision ayant pour objet de supprimer les effets d’un acte pour l’avenir ; cette expression est utilisée surtout pour les actes règlementaires ou pour les mesures individuelles n’ayant pas créé de droit[5]». Papa Assane Touré confirme : « L’abrogation est une opération normative ayant pour objet de supprimer une règle de droit qui cesse d’être applicable pour l’avenir… » [6] . C’est ainsi que dans son arrêt n° 31 du 11 août 2011, la Chambre administrative de la Cour suprême du Sénégal a considéré que l’abrogation d’un décret met fin à son existence « sans pour autant faire disparaitre pour l’avenir les effets produits lors de son application [7]».

Dans le cas d’espèce considéré, on se demande si une confusion n’a pas été faite entre la notion d’abrogation et celle de retrait d’un acte administratif ? Contrairement à l’abrogation, le retrait a pour objet de « faire disparaitre l’acte pour l’avenir et également effacer ses effets pour le passé ; il correspond à une annulation rétroactive de l’acte (on utilise également l’expression rapporter un acte[8]».  Plus qu’une nuance sémantique, cette distinction établit une différence de nature entre l’abrogation et le retrait d’un acte règlementaire relativement à leurs effets pour le passé et le futur.

À l’examen, le décret n° 2024-106 du 3 février 2024 ne supprime que les effets pour l’avenir du décret n° 2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral pour l’élection présidentielle. Il n’en n’efface pas les effets pour le passé. Au demeurant, cette différence de nature établit clairement que le décret n° 2024-106 ne peut pas supprimer la décision constitutionnelle n° 2/E/2024 du 20 janvier 2024.

La légalité du décret n° 2024-106 du 3 février 2024 peut être contestée devant le Conseil constitutionnel 

Nous sommes d’avis que tous les actes préparatoires à l’élection présidentielle ne peuvent être considérés comme des actes de gouvernement. Ces derniers « sont les actes du gouvernement (au sens large du terme) qui apparaissent comme des actes politiques en raison des matières dans lesquelles ils sont accomplis … »[9]. L’ acte de gouvernement est placé dans un statut d’immunité juridictionnelle, de sorte qu’« il échappe … à la juridiction administrative, pour ne relever que de la juridiction politique …»[10]. Cependant, « il ne faut pas conclure de là que tout acte du pouvoir exécutif inspiré par des considérations d’ordre politique et gouvernemental, soit par cela seul un acte de gouvernement contre lequel les citoyens n’auraient aucun recours d’ordre juridique. La compétence dépend de la nature des actes et non des mobiles qui les inspirent »[11].

La Cour suprême peut bien se prononcer sur le décret de convocation des électeurs : soit la condition d’intérêt à agir est remplie, soit l’acte fait grief. Il n’existe donc pas, en la matière, une immunité juridictionnelle absolue.

Par ailleurs, rien ne devrait en principe s’opposer à ce que le Conseil constitutionnel, en tant que juge de constitutionnalité et juge de la régularité des élections nationales et des consultations référendaires en vertu des dispositions de l’article 92 alinéa 3 de la Constitution, se reconnait compétent pour statuer à titre juridictionnel et exceptionnel sur la légalité du décret n° 2024-106 du 03 février 2024 abrogeant le décret n° 2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral pour l’élection présidentielle du 25 février 2024.

Au Niger, « le recours pour excès de pouvoir en matière électorale est porté devant la Cour constitutionnelle sans recours administratif préalable » (article 104 du Code électoral).

En France, la légalité du décret portant convocation des électeurs est examinée par le juge constitutionnel [12].En effet, « considérant qu’en vertu de la mission générale de contrôle de la régularité de l’élection du Président de la République qui lui est conférée par l’article 58 de la Constitution, le Conseil constitutionnel peut exceptionnellement statuer sur les requêtes mettant en cause l’élection à venir, dans les cas où l’irrecevabilité qui serait opposée à ces requêtes risquerait de compromettre gravement l’efficacité de son contrôle de l’élection, vicierait le déroulement général des opérations électorales ou porterait atteinte au fonctionnement normal des pouvoirs publics » [13]. De son côté, le Conseil d’Etat estime que « l’existence, devant le Conseil constitutionnel, d’une voie de recours exceptionnelle contre un décret ayant pour objet de convoquer les électeurs pour l’élection du Président de la République fait obstacle à ce que la légalité de ce décret soit contestée, par la voie du recours pour excès de pouvoir, devant le Conseil d’Etat » (Conseil d’Etat, 5 avril 2002, n° 244101, M. M.)[14].

En guise de conclusion

Rien ne s’oppose à ce que le juge constitutionnel, qui est également juge de la régularité des élections, dispose d’une compétence juridictionnelle exceptionnelle sur certains décrets relatifs aux actes préparatoires à l’élection présidentielle.

Si le décret n° 2024-106 du 3 février 2024 abrogeant le décret n° 2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral pour l’élection présidentielle du 25 février 2024 était attaqué devant le Conseil constitutionnel, ce dernier devrait, probablement, se déclarer compétent en vertu de sa compétence générale de contrôle de la régularité de l’élection présidentielle [15].

Mamadou Abdoulaye Sow est Inspecteur principal du Trésor à la retraite.

[1] L’article L 63 dispose : « Un décret fixe la date du scrutin ».

[2] L’article 30 alinéa 2 de la Constitution prévoit que « les électeurs sont convoqués par décret ». L’article LO 137 alinéa 1er précise :« Les électeurs sont convoqués par décret publié au journal officiel au moins quatre-vingts jours avant la date du scrutin ».

[3] Ndongo FAll, « Note sur les opérations électorales de la présidentielle » dans « CODE ÉLECTORAL COMMENTÉ. De la nécessité d’un outil efficient de lecture des normes et procédures électorales », L’Harmattan Sénégal, 2017, pp. 310-314.

  1. L’article premier du décret n° 2023-339 dispose que « la date du prochain scrutin pour l’élection du Président de la République est fixée au dimanche 25 février 2024 … ». L’article premier du décret n° 2023-2283 énonce que « les électeurs sénégalais établis sur le territoire national et ceux résidant à l’étranger sont convoqués le dimanche 25 février 2024 pour l’élection présidentielle ».

[5] Alain Bockel, « Droit administratif », NEA, 1978, p. 180.

[6]   Papa Assane Touré, « La Légistique. Techniques de conception et de rédaction des lois et des actes administratives : une tradition de gouvernance normative », L’Harmattan, 2018, p.158

[7] Bulletin des arrêts de la Cour suprême n ° 2 et 3, décembre 2012, p.253.

[8] Alain Bockel précité.

[9] R. Chapus, “Droit administratif général”, tome 1, Montchrestien, 14ème edition, 2001, n° 1152, p.948.

Selon le professeur J.M. Nzouankeu, « pendant longtemps, on avait considéré comme acte de gouvernement tout acte ayant un mobile politique ; par la suite, le juge de l’excès de pouvoir se refusait à examiner leur légalité. Ensuite, on en est venu tacitement à dresser une liste d’actes de gouvernement qui n’a cessé heureusement de se rétrécir, en sorte qu’aujourd’hui, de tels actes sont devenus une curiosité juridique » (Source : commentaires de J. M. Nzouankeu ,  « Amadou Alpha Kane » CS 27 mars 1963, Jurisprudence administrative sénégalaise, p. 136.).

[10] E. Laferrière, « Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux », Edition 2 (Ed 1896), Tome 2, Hachette Libre/BnF, p. 33.

[11] E. Laferrière précité.

[12] Jean-Eric GICQUEL, « La Constitution de la République française. Analyses et commentaires », 3ème édition, Economica, 2009, p.326.

[13] Décision n° 2002-98 PDR du 15 avril 2002 sur des requêtes présentées par Messieurs Stéphane HAUCHEMAILLE, Alain MEYET et François CAZAUX).

[14] Disponible sur https://www.rajf.org/spip.php?article627

[15] Voir R. Rambaud dans « Élection présidentielle : quelques réflexions sur la nature juridique et l’autorité signataire du décret de convocation des électeurs ». Disponible sur https://blogdudroitelectoral.fr/2022/01/election-presidentielle-quelques…







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