En déclarant contraire à la charte fondamentale la loi votée par les députés BBY-PDS le 5 février, pour repousser de dix mois l’élection présidentielle, le Conseil constitutionnel a plongé ce jeudi 15 février le Sénégal dans une nouvelle séquence politique. Aussi, la libération de dizaines de prisonniers politiques, tend à donner du crédit à une volonté de décrispation de la tension. A ce rythme, la question des incidences du séisme politico-juridique crée par le président Sall risque de passer rapidement au second rang de l’actualité médiatique si fluctuante. D’ailleurs, la question d’une loi d’amnistie et celle de la date à laquelle devrait se dérouler le scrutin polarisent en ce moment le débat. Si l’on peut garder espoir que les incidences juridiques, politiques, diplomatiques et économiques inédites qui découlent de son allocution du 3 février ne seront pas malgré tout oubliées de si tôt, qu’en sera-t-il pour ce qui est de son coût psychologique plus évanescent ?
Les larmes du professeur Mbaye Thiam après la décision du chef de l’État de reporter l’élection présidentielle, à quelques heures du démarrage de la campagne électorale, passeront sans doute à la postérité. Ce qui risque en revanche de passer à la trappe, à moins d’être, d’ici-là, mesuré et documenté par des psychologues, ce sont les incidences du choc subi par des milliers de Sénégalais depuis le 3 février. Et même peut-être bien avant cette date. Les rumeurs de renvoi de la présidentielle, hautement anxiogènes, ont en effet circulé dès l’annonce d’une commission parlementaire devant enquêter sur la prétendue corruption de juges du Conseil constitutionnel. L’angoisse due au retard de 2 heures accusé par l’allocution du président, puis les délibérations tumultueuses du parlement ainsi que l’intervention du GIGN dans l’hémicycle, ont aussi fortement augmenté les appréhensions.
Au-delà du caractère bouleversant de ces évènements, le choc semble surtout être causé par les taillades profondes sur les acquis démocratiques du Sénégal, les balafres sur sa notoriété internationale, mais par-dessus tout, la sensation d’un coup de poignard dans le dos. Les Sénégalais n’avaient-ils pas largement plébiscité la voie des urnes et par là-même la voie démocratique et pacifique pour régler leurs contradictions politiques, dès le 25 février 2024 ? Le chef de l’État ne s’était-il pas engagé, à plusieurs reprises et souvent devant les chefs religieux, à remettre le pouvoir au nouveau président élu, début avril ?
Le report de l’élection est donc devenu, ipso facto, une trahison d’autant plus vive que l’incertitude entourant la transition à venir, la menace d’une intervention militaire, les périls pesant sur les libertés, la crainte de manifestations violentes, la paralysie de l’économie, le retour de la censure, etc. ont installé un sentiment d’épouvante largement partagé. Voilà pourquoi depuis l’allocution du chef de l’État, nombreux sont nos concitoyens qui ont confessé pâtir de troubles du sommeil (nuits agitées, cauchemars, insomnies…) mais aussi de troubles de l’appétit et de l’humeur.
Quelques anecdotes. Un couple d’amis m’a raconté avoir solidairement grondé leur aîné lorsqu’il voulut, quelques minutes avant le discours du président Sall, leur faire écouter une chanson. Ce geste de partage d’un adolescent qui rencontrait habituellement la réceptivité affectueuse de ses parents se heurta cette fois à l’irritabilité de ces derniers. Un autre ami, juriste d’une remarquable générosité intellectuelle, à qui je demandais quelles seraient les conséquences juridiques du report me dit être dans l’incapacité de me répondre. Il m’expliqua plus tard, qu’il s’était affalé sur son canapé, des heures durant, comme paralysé. J’appris, par la même occasion, qu’il déclina des invitations à intervenir dans des émissions, estimant ne pas être en mesure de débattre.
Le jour de la plénière à l’Assemblée nationale, un ami et moi, nous sommes rendus place Soweto pour manifester avant de nous replier dans un café face à la répression implacable des forces de l’ordre. Mon camarade refusa mes offres de partager une boisson. Il m’avoua qu’il avait non seulement perdu l’appétit, mais qu’en sus il n’était plus en mesure de boire autre chose que de l’eau !
Un professeur d’université à la retraite féru de jazz m’a confié ne plus pouvoir être en mesure d’écouter de la musique. Un autre proche que la déclaration a pratiquement trouvé entre deux avions confessa avoir énormément souffert durant son voyage. Ce que je n’ai pas pu lui dire, c’est que les témoignages les plus marquants de perte d’appétit, d’angoisse, d’asthénie, me sont venus de la diaspora. Certains, d’ordinaire peu grossiers, ont même confié avoir proféré beaucoup de jurons ; soit dit en passant, la séquence télévisuelle où l’on voit un chroniqueur subtilement en faire de même a eu une circulation virale. D’autres ont déploré avoir perdu la concentration au travail. Que dire de ceux qui étaient jusque-là du côté du pouvoir et qui ont avoué endurer « honte » et « remords » ! Les mots d’une amie pulaar, universitaire et membre de la société civile, habituellement ni culturaliste ni essentialiste, résonnent encore dans mon esprit : « … et dire que c’est un haal pulaar qui a fait ça, la honte ! ».
Ces quelques illustrations montrent, s’il en est besoin, que l’annonce du report a été vécu par d’aucuns comme un choc émotionnel qui a provoqué des phénomènes d’anxiété, de stress, de détresse. C’est d’ailleurs tout cela qui donne, entre autres, l’impression de vivre ces temps-ci dans un pays au ralenti, dépressif… Un ami ne s’y est pas trompé en ayant la délicatesse de dire à beaucoup et y compris à moi-même : massa ci lu ñu bokk !
Mais que vaut le spleen de nous autres qui malgré le climat politique délétère, humons l’air de la liberté face au mal-être profond de nombreux individus qui sont encore dans les geôles ou qui en ont été élargis après avoir été arbitrairement arrêtés, détenus dans des conditions inhumaines, et hélas même torturés pour certains. Des voix s’élèvent déjà, à juste titre, pour réclamer une assistance psychologique surtout que les récits de nombreux prisonniers récemment élargis ont été si glaçants qu’ils ont fait froid dans le dos lorsqu’ils n’ont pas fait couler de larmes. Que dire de nos concitoyens ceux qui ont perdu des proches, de ceux qui ont été amputés, etc.
Au vu de tout cela, sortir de la crise, ne sera pas seulement un fait « politique » au sens habituel. Une politique du massa qui puisse apaiser, réparer les traumatismes, restaurer psychologiquement, indemniser lorsque c’est nécessaire, devrait faire partie des offres programmatiques pour le Sénégal post Sall tant le « brutalisme » qui a marqué son magistère a meurtri nos esprits, nos corps et nos cœurs.
Mouhamed Abdallah Ly est sociolinguiste, IFAN.