Première partie : Senghor, père du système du parti-État
Tel est pris qui croyait prendre, dit la fable !
Ivre de son pouvoir absolu, le Président sortant Macky Sall, usant et abusant de la force et de la ruse, est tombé dans son propre piège. Il est en effet passé maître dans l’art pervers de dire et de se dédire, de faire puis de défaire, de signer telle quelle la Charte de gouvernance démocratique des Assises Nationales comme candidat, avant d’y annexer des réserves fictives une fois installé au palais présidentiel, prétextant qu’il ne s’agit « ni de la Bible, ni du Coran », de se proclamer « gardien de la Constitution » tout en la foulant aux pieds chaque fois que de besoin, etc.
Sentant sa fin prochaine, voilà qu’il s’affiche désormais en apprenti-dictateur, évoluant ouvertement vers une dictature déclarée et assumée : tel un poing dans un gant de velours, il appelle l’opposition véritable à un énième « dialogue national », tout en la réprimant férocement et en la menaçant aujourd’hui d’un possible coup d’Etat militaire !
Mettant ainsi brutalement fin à la prétendue « exception sénégalaise » en Afrique, avec l’effondrement désormais évident de la vitrine trompeuse du tant vanté « modèle de stabilité démocratique », au terme d’une longue agonie de plus d’un demi-siècle…
Une rétrospective historique s’impose, même réduite à la seule dimension politico-électorale de la question démocratique en Afrique, avec le Sénégal pris pour « type de description »
Rappelons d’abord qu’au temps de la domination coloniale directe, le droit de vote était réservé à une minorité de « citoyens français » (dont une poignée d’autochtones et de métis), l’immense majorité des « sujets indigènes » en étant « légalement » exclue par le sinistre Code de l’Indigénat, qui ne sera aboli qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (1946).
Par la suite et jusqu’à la cascade des fausses indépendances octroyées, consécutives à l’unique et retentissant « Non » historique de Sékou Touré au pseudo-référendum de Charles de Gaulle (1958), c’est le régime hybride du « double collège » électoral qui va prévaloir.
Depuis lors, nous continuons à subir une domination indirecte de type néocolonial. Au sein de l’ancien empire français d’Afrique, le mode privilégié d’accession au pouvoir d’Etat, et de sa transmission, reste le modèle dévoyé d’Haïti, première république libre, c’est-à-dire non esclavagiste, des Amériques et de la Caraïbe (1804) : coups d’Etat à répétition, avec ou sans assassinat du président déchu, élections truquées et donc violentes, dictature du clan Duvalier (père et fils) avec ses milices armées (Tonton macoutes), trafics en tous genres, etc.
Signalons à titre de comparaison, qu’aux États-Unis d’Amérique, après l’abolition formelle de l’esclavage à la fin de la Guerre de Sécession (1865), les Africains déportés vont devoir poursuivre leur lutte d’émancipation durant un siècle supplémentaire avant d’arracher le droit de voter (1965), un an après l’obtention des droits civiques ayant mis fin à la ségrégation raciale dans les lieux publics ! Tandis qu’en France républicaine, le même droit de vote n’a été reconnu aux femmes qu’en 1947 !
Soulignons, par ailleurs, que le plus ancien mouvement africain de libération, l’ANC d’Afrique du Sud fondé en 1912, (avant la révolution bolchévique en Russie) fut le dernier à accéder au pouvoir en n’arrachant le droit de vote au régime d’apartheid afrikaner qu’en 1994 (après la désintégration de l’URSS) ! Un scrutin sans listes électorales ni carte d’électeur, qui s’est déroulé paisiblement dans l’ensemble du pays, sauf au Kwazulu Natal dont le chef Buthelezi s’est désespérément opposé au principe majoritaire du suffrage universel : une personne, une voix.
Pour en revenir au Sénégal officiel, chacun sait qu’après le « Oui » frauduleux lors du référendum gaulliste et l’éclatement provoqué de l’éphémère Fédération du Mali, le 20 août 1960, c’est l’élimination machiavélique de l’aile nationaliste du premier gouvernement de l’Union Progressiste Sénégalaise (UPS), incarnée par le Président du Conseil Mamadou Dia et celle de ses compagnons d’infortune, victimes du faux coup d’Etat du 17 décembre 1962, qui va faire basculer durablement le pays dans l’impasse du néocolonialisme senghorien.
Dès 1963 et dans la foulée du pseudo-référendum constitutionnel truqué, l’élection présidentielle senghorienne du 1er décembre va se solder par le massacre de centaines de citoyens par l’armée, à partir d’hélicoptères, aux Allées du Centenaire notamment…
Une tragédie occultée dans la mémoire collective, marquant pourtant l’avènement du système de Parti-Etat, qui perdure jusqu’à nos jours. Ce monolithisme politique va se doubler d’un monolithisme syndical, au lendemain de la grève générale des étudiants et des travailleurs de mai-juin 1968, sanctionnée par la dissolution de l’UNTS au profit de la CNTS, adepte de la « participation responsable ». Ainsi, ce que l’on pourrait appeler la première année blanche scolaire et universitaire au Sénégal date-t-elle de 1969. Mais, la persistance de cette crise politique, économique et sociale va contraindre le président Senghor d’abord à se doter d’un Premier Ministre (Abdou Diouf : 1970), puis à tolérer la création d’un parti non pas d’opposition, mais dit de « contribution » (PDS d’Abdoulaye Wade :1974). Il va, par contre, s’opposer jusqu’au bout à la reconnaissance du Rassemblement National Démocratique (RND) de Cheikh Anta Diop, de 1976 à 1981, n’hésitant pas à recourir à une « loi constitutionnelle » sur mesure, selon laquelle il n’existerait que trois courants de pensée politique dans le monde contemporain: le « socialisme démocratique» pour son propre parti devenu socialiste (PS), le « libéralisme démocratique » imposé au PDS Me Wade, qui se réclamait jusqu’alors du « travaillisme », et enfin le « marxisme-léninisme » proposé au RND.
Si Me Wade s’est plié à ce diktat idéologique, Cheikh Anta Diop s’y refusa catégoriquement, s’étonnant de l’absence du panafricanisme dans cette « nomenclature idéologique » ad hoc !
Tout au contraire, fort de son bon droit et récusant l’option de la clandestinité, il va poursuivre au grand jour l’édification d’un parti de masse. N’hésitant pas à interpeller le chef du parti-Etat par lettre ouverte ou à lancer le journal du RND, Siggi qui deviendra Taxaw, afin d’échapper à une interdiction pour faute d’orthographe ; ou bien à pétitionner massivement, à l’intérieur du pays comme à l’étranger, pour la légalisation du parti, ou encore à pousser à la fondation du premier Syndicat des Cultivateurs, Éleveurs et Maraîchers du Sénégal, qui fonctionne encore près d’un demi-siècle plus tard…
Par ailleurs, il convient de relever qu’avant sa démission pour prendre une retraite politico- administrative en France, le proconsul français Senghor a pris le soin d’installer au pouvoir son Premier Ministre Abdou Diouf, à la faveur d’une autre manipulation constitutionnelle par voie parlementaire, (article 35 ancien) lui permettant d’achever le mandat en cours…
Cependant, dès son accession au sommet de l’Etat, le successeur désigné fit mine de prendre le contrepied de son bienfaiteur. Notamment, en initiant une certaine ouverture du jeu politicosyndical et médiatique. Au-delà d’un multipartisme élargi, et non pas intégral, inauguré par la reconnaissance du RND, il va favoriser un pluralisme syndical ainsi qu’une relative liberté de la presse tant écrite qu’audio-visuelle, notamment à la radio-télévision d’Etat. Malgré ces avancées démocratiques limitées, cet héritier politique de Senghor va suivre ses pas pour l’essentiel ; d’abord en persistant dans la violation délibérée de l’article 32 ancien de la Constitution, qui interdisait le cumul des fonctions de chef de l’Etat et de chef de Parti : un « maa tey » fondamental, base même du système du Parti-Etat et source de tous les abus de pouvoir. Cette disposition légale restera néanmoins lettre morte jusqu’à la survenue de l’alternance en l’an 2000. Sauf que le nouveau président Wade, en bon politicien opportuniste, la contournera en supprimant purement et simplement cette incompatibilité dans sa Constitution de 2001 ! De plus, cette dernière, qui a institué le droit à la marche pacifique, sera par la suite annulée de facto, par l’interdiction de manifester au centre-ville de Dakar sur simple arrêté de son ministre de l’Intérieur du moment, Ousmane Ngom…
De même, l’on ne saurait passer sous silence la tragédie du 16 février 1994 qui, au terme d’un meeting légal tenu à Gibraltar sur demande du RND, dans le cadre de la Coordination des Forces Démocratiques (CFD), donnera lieu au massacre d’au moins une demi-douzaine de policiers innocents par des éléments infiltrés, au Triangle Sud : un crime de sang demeuré impuni à ce jour…
Enfin et surtout, après vingt ans au pouvoir, le président Abdou Diouf va solliciter un septennat supplémentaire, ce qui lui sera fatal à l’issue d’un second tour remporté par une coalition de coalitions de l’opposition au sein d’un « Front pour l’Alternance » (FAL 2000).
A l’image de son prédécesseur, il va s’offrir une retraite dorée en métropole, tous deux embrigadés au service de la « défense et de l’illustration » de la culture française !
Dès son avènement tardif, le prétendu « Pape du Soppi », d’emblée ivre de pouvoir, va réduire le changement promis au simple renouvellement partiel du personnel politicien dirigeant, tout en pratiquant sans aucune gêne une continuité aggravée dans sa politique tant intérieure qu’extérieure. Deux exemples suffisent pour en témoigner :
D’une part en début de mandat (2002), survient le naufrage du bateau le Joola, avec environ deux mille morts. Ce qui en fait la plus grande catastrophe de l’histoire de la marine marchande en temps de paix, quoique le navire fût sous commandement militaire…
Ce traumatisme massif a marqué la rupture du contrat de confiance qui, croyait-on, liait le père Wade à « son peuple ». En tout cas, une cassure brutale aggravée par la gestion calamiteuse des suites humaines et administratives de la tragédie, avec la tardiveté des secours, le refus de renflouer l’épave et surtout le traitement scandaleux réservé au rapport accablant de la commission d’enquête.
D’autre part en fin de mandat, cet adepte autoproclamé du « panafricanisme » va jeter le masque lors de l’agression tripartite franco-anglo-étatsunienne (OTAN) contre le chef de l’Etat libyen, Mouammar Kadhafi (2011). D’abord en sabotant la mise en œuvre de la résolution consensuelle du Conseil de Paix et de Sécurité de l’Union Africaine en faveur d’une médiation entre belligérants libyens, ensuite et surtout en conduisant son infâme mission à Benghazi, accompagné de son fils Karim et sous escorte aérienne militaire française, avec une couverture en direct des radio-télévisions françaises…De ce fait, le père Wade aurait dû être traduit devant la Haute Cour de Justice pour flagrant délit de haute trahison de l’Afrique. Deux décennies plus tard, les peuples soudano-sahéliens continuent de payer un lourd tribut humain, économique et écologique pour cette forfaiture demeurée impunie.
Pourtant, ce n’est pas ce crime aux conséquences dévastatrices pour notre continent qui va coûter son trône au président Wade, mais plutôt sa tentative à peine voilée d’organiser une succession de type dynastique en faveur de son fils bien-aimé. Ceci, sous le couvert d’une énième manipulation de la Constitution via la Chambre d’enregistrement parlementaire.
Il aura fallu le soulèvement massif du peuple de Dakar et sa banlieue, un mémorable 23 juin 2011, autour de la bien nommée Place de Soweto (une fois n’est pas coutume !), où siège l’Assemblée nationale, pour le contraindre à renoncer à son projet de révision scélérate. Ce désaveu populaire du président sortant, briguant un troisième mandat inconstitutionnel, se verra confirmé quelques mois plus tard par une humiliante défaite électorale au second tour, face à une nouvelle coalition de coalitions qui, ironie de l’histoire, bénéficiera à un de ses anciens poulains, injustement banni !
PAR DIALO DIOP
MEMBRE DE LA COALITION JOMAAY PRESIDENT