Le changement de régime au Sénégal vient d’ouvrir une boite de pandore pour la France avec le basculement progressif des pays de son pré-carré vers une doctrine souverainiste aux conséquences économiques significatives. Doctrine dont l’application peut être salvatrice pour les pays de la sous-région et compromettante pour les intérêts de l’ancien colonisateur.
Les élections du 24 mars dernier au Sénégal feront date dans l’histoire des relations entre la France et un de ses piliers ouest-fricains. Les résultats favorables au Pastef (Patriotes Africains du Sénégal pour le Travail, l’Ethique et la Fraternité) viennent de marquer une rupture de taille dans le sillage des siècles de domination politique, économique et culturelle. Sur le plan politique, le Sénégal a toujours été considéré de l’extérieur comme un laboratoire de stabilité ; image qui cache mal en réalité la longue stratégie française de mise en place et de soutien d’élites politiques sentinelles et protectrices de ses intérêts à travers trois prismes : D’abord celui des accords de coopération mis en place au sortir des indépendances (politiques de défense, politiques économiques et monétaires, gestion des matières premières). Ensuite, un historique documenté dans la mise à l’écart de toute une génération de leaders nationalistes, progressistes, panafricanistes, farouchement opposés au pillage des ressources du continent et adeptes d’une ligne radicale de l’émancipation politico-économique. Enfin, une longue tradition d’eugénisme électoral visant à faire obstruction à la participation des masses populaires au choix de leurs représentants.
Hérité de pratiques coloniales de l’ancienne métropole, cet eugénisme électoral s’est perpétué sous les régimes successifs au Sénégal depuis l’accession à l’indépendance et même bien avant. Il a eu pour noms modifications de la carte administrative, bourrages d’urnes, bureaux de vote fictifs, rétention des cartes d’électeur pour certaines catégories de population jugées hostiles aux régimes en place, emprisonnement d’opposants ou charcutage électoral à l’endroit des primo-votants.
Néanmoins, la capacité du Sénégal à réussir des alternances par la voie des urnes peut s’expliquer en partie par un déclencheur de taille : l’instauration d’un multipartisme intégral par l’adoption de la loi du 6 mai 1981 – une longueur d’avance sur les voisins de la sous-région – qui a vu l’éclosion des partis d’opposition. Les formations politiques ont mené pendant des décennies une lutte sans relâche pour l’adoption d’un code électoral inclusif, transparent, permettant l’expression réelle de la volonté populaire. De nombreux combats ont abouti à engendrer un processus électoral « relativement » robuste qui rend difficile toute possibilité de fraude ou de manipulation des suffrages. Le corollaire dans le subconscient des Sénégalais est l’intériorisation d’une conviction forte qu’aucun pouvoir ne peut résister à leur mobilisation massive dans les urnes. C’est ce qui est au fondement même d’une tradition de luttes pré-électorales émaillées de violences et de pertes en vies humaines. Contrairement donc à un narratif biaisé, les Sénégalais ont souvent payé d’un lourd tribut l’accession au libre choix de leurs dirigeants et à une absence de mainmise extérieure sur le dénouement de leurs processus électoraux.
Par conséquent, si une des cartes maitresses de la France a toujours résidé dans sa capacité d’influence sur une élite politique favorable à ses intérêts pour la perpétuation de relations désavantageuses aux peuples africains, l’accession au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye sonne le glas de cette stratégie. Élément majeur de son domino politique en Afrique subsaharienne, le Sénégal vient de prendre un tournant qui consacre une jeune génération décomplexée, ambitionnant de mettre fin aux relations économiques asymétriques avec la France.
Sur ce plan économique, le Sénégal représente avec la Cote d’Ivoire, un enjeu primordial pour la France. Cette dernière est le premier fournisseur du Sénégal avec une part de marché de 17% des importations. 38% de l’excédent commercial français avec l’UEMOA (Union Monétaire Ouest Africaine) est porté par le Sénégal. Le Sénégal représente 26% des ventes françaises au sein de l’UEMOA et concentre plus de 50% du stock d’investissements directs étrangers Français, sans compter plus d’une centaine d’entreprises françaises implantées sur son sol.
A ce désavantage structurel s’ajoute la question lancinante du franc CFA, arrangement monétaire conclu entre la France et ses anciennes colonies au sortir de la deuxième guerre mondiale, et adossé à une garantie institutionnelle du trésor Français. Les experts en pointent plusieurs éléments néfastes aux économies des zones de prévalence de cette monnaie. Arrimée à une monnaie forte (Euro) elle constitue tout d’abord une subvention pour les importations et une taxe sur les exportations des pays qui l’utilisent. En plombant la production intérieure de biens et services, elle empêche la promotion d’un socle industriel de transformation des produits primaires et confine les pays de la zone Franc dans un rôle de simples pourvoyeurs de matières premières. Par ailleurs, c’est une monnaie qui sert particulièrement les intérêts des investisseurs et entreprises étrangers, leur permettant un rapatriement facile des profits (par le biais de la parité fixe avec l’Euro) sans se soucier de la gestion des fluctuations monétaires et du réexamen des prix sur le marché international. Un autre enjeu de taille pour la France est de pouvoir effectuer l’achat de ses matières premières sans l’entremise des devises étrangères. Les arguments habituels portant sur la stabilité monétaire , la crédibilité internationale, la stabilisation de l’inflation – souvent brandis par les défenseurs du franc CFA – ne peuvent plus faire l’économie (voire la nécessité) pour le Sénégal et les pays de la zone Franc d’un recentrage radical de leurs priorités autour de l’accès au crédit des PME, la relance des productions locales, la création d’emplois pour les jeunes et la création d’une monnaie en adéquation avec ses réalités économiques propres.
La question de la dette constitue un autre écueil auquel devra faire face la nouvelle équipe. Cette dette vient de dépasser les 14 000 milliards de francs CFA (21 milliards d’euros), soit plus de 76 % du PIB en 2023, taux supérieur au seuil de convergence de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), fixé à 70 %. Ces montants ont été alourdis notamment par les investissements massifs dans les infrastructures dans le cadre du Programme Sénégal Emergent et le soutien à l’économie consécutif à la crise du covid et à la guerre en Ukraine.
S’attaquer à ces défis sur le plan économique est une tâche titanesque jamais entreprise par un gouvernement sénégalais compte tenue d’abord du niveau d’endettement abyssal hérité du régime précédent. Ensuite, il suppose de briser le paradigme de la dépendance/subordination économique qui a longtemps prévalu dans les relations avec la France. Confronté à la réalité du pouvoir, la nouvelle équipe pourra s’appuyer sur quatre leviers : une population jeune, dynamique et très réceptive au discours souverainiste porté par le duo Diomaye-Sonko, un contexte sous-régional marqué par la recrudescence d’une volonté de fédéralisme politique (exemple de l’Alliance des Etats du Sahel) dans laquelle le Sénégal peut jouer un rôle moteur – même s’il reste à en définir les contours – et en enfin l’exploitation imminente (en 2024) des ressources gazières et pétrolières qui peut être synonyme de rééquilibrage du ratio entre stock de dette extérieure et revenu des exportations.
Une partie du discours et des promesses de campagne du parti Pastef a consisté à dévoyer le paternalisme politique de la France et l’exploitation économique de son pré-carré en Afrique de l’Ouest. Fort d’un sentiment anti-Français très présent notamment chez les jeunes, il est sans nul doute que la nouvelle équipe matérialisera dans son programme des mesures phares pour l’instauration d’un partenariat « gagnant-gagnant », afin de sortir le pays de la spirale endettement/pauvreté/émigration.