La Kanaky (maintenant convulsive sous le mépris, la violence et la mort) offre à la vieille République française une occasion de se moderniser. Sa juste revendication exige une autre vision du monde. Elle demande aussi un réexamen de ce qui se « crie » tristement « Outre-mer ». Cette estampille ténébreuse camoufle ensemble un système et un syndrome.
Système, parce que, depuis des décennies (déjouant les mannes européennes et les paternalistes plans de développement), tous les indicateurs mortifères attestent d’une évidence : ces situations humaines demeurent largement en dessous du niveau de bienêtre humain que l’on pourrait attendre de terres dites « françaises ». Syndrome, parce que dans ces pays-là, les signes pathologiques d’assistanat, de dépendance ou de déresponsabilisation sont les mêmes et sévissent de concert.
La mondialité
Via la Kanaky, ces pays méprisés par la France offrent à la compréhension du monde une réalité encore inaperçue. Celle-ci ne peut se percevoir par l’unique prisme du « colonial », comme le pensent encore les activistes décoloniaux. Le fait (ou mé-fait) colonial n’est qu’une donnée parmi d’autres. Il nous faut sortir de la prégnance occidentale (seule aujourd’hui à raconter le monde), et entreprendre d’inventorier, une à une, toutes les forces visibles et invisibles qui ont œuvré à l’accouchement de notre époque. En attendant, commençons par ouvrir notre focale à la mondialité.
Le poète Édouard Glissant appelait ainsi la résultante d’un tourbillon complexe. On y trouve enchevêtrées, les évolutions impénétrables du Vivant, les emmêlées des peuples, cultures et civilisations, résultant des chocs coloniaux, du broiement des empires, puis du capitalisme protéiforme. Une des résultantes cruciales de ce chaosmos : l’individuation. Cette force a éjecté des millions d’individus des vieux corsets communautaires pour précipiter leurs combats, leurs rêves, leurs idéaux, vers des accomplissements imprévisibles dans la matière du monde. Les individus les plus accomplis (ceux qui, de par leurs divers engagements, habitent sinon des communautés mais des multitudes de « Nous ») forment aujourd’hui une matière noire du monde bien plus décisive que celle des communautés archaïques ou des vieux États-nations. Dès lors, si la mondialisation économique est un standard barbare, la mondialité est une matrice vivante ; un en-commun infra-planétaire où les « Nous » s’entremêlent et relient par des agentivités créatives tout ce qui se trouvait séparé. C’est de cette matrice encore invisible à nos yeux que va surgir, tôt ou tard, un autre monde, encore imprédictible.
La relation
Cette mondialité peut nous aider à comprendre la Kanaky, et à mesurer combien la Constitution française est maintenant obsolète. Surtout inacceptable. Elle verrouille (sous une fiction absurde de « départements », « régions », « collectivités » ou « territoires » d’Outre-mer) des complexités territoriales, historiques et humaines qui lui sont étrangères. Ce ne sont pas des choses « ultramarines ». Ce sont des peuples-nations, encore dépourvus de structures étatiques ! Ils ont surgi d’une alchimie que les anthropologues reconnaissent maintenant comme étant une « créolisation ». Ce terme souligne ce qui se produit quand, de manière immédiate, massive et brutale, des peuples, des civilisations, des individus (mais aussi des interactions amplifiées entre les écosystèmes, biotopes et biocénoses) imposent aux existences une entité globale de référence : celle de Gaïa qu’aimait Bruno Latour, de cette Mère-patrie dont parle Edgar Morin, ou de ce chaosmos poétique que Glissant nomme Tout-monde.
Cet entremêlement inextricable du Vivant et des Hommes se serait inévitablement produit car notre planète est ronde et parce que le vivant est avant tout une mobilité. Prenons, la traite des Africains, l’esclavage de type américain, le système des plantations et des extractions massives. Ajoutons-y, la colonisation, le capitalisme, la prolifération urbaine et les systémies technoscientifiques, on aura alors à peine esquissé le plus visible d’un processus insondable : celui de la Relation. Cette notion du tout relié à tout dans des fluidités inter-rétro-actives constitue le principe actif de la créolisation. C’est d’elle qu’ont surgi ces peuples-nations que la Constitution française ne comprend pas. Elle les verrouille sous un effarouchement « indivisible » et fonde sa cinquième République sur un aussi fictif que monolithique « peuple français ». Elle réduit ainsi à de simples « populations » les entités humaines formidables que son bond colonial et son histoire relationnelle ont rendu solidaires de sa présence au monde.
Peuples ataviques et peuples composites
Mais le plus important, c’est ceci : dans la Relation, dessous le couvercle « Outre-mer », il y a aujourd’hui deux types de peuples : les peuples ataviques et les peuples composites. Les peuples ataviques (mélanésiens de Kanaky ; polynésiens ; mahorais ; peuples originels de Guyane…) disposent d’une antériorité multimillénaire sur l’emprise du mé-fait colonial.
Les peuples composites (Martinique, Guadeloupe, Réunion…) sont des surgissements (des créolités) de la créolisation. Complètement nouveaux, ils sont les derniers peuples de l’aventure humaine à être apparus sur cette terre. Ils n’ont pas d’antériorité qui se perd dans la nuit des temps. Ils sont nés dans le vortex relationnel où se retrouvent les communautés fracassées et les individuations. Ils mélangent presque toutes les présences anthropiques planétaires. La conscience qu’ils ont désormais d’eux-mêmes en fait de véritables nations qui attendent d’être reconnues comme telles — ce que ne nul ne sait faire, à commencer par les politiciens français qui distinguent encore à peine les peuples ataviques et rechignent à comprendre leur revendication d’une existence au monde.
La Martinique, la Guadeloupe ont vécu la « désapparition »2 de leurs peuples ataviques. En Kanaky, le peuple atavique des Kanaks a traversé héroïquement les exterminations. Il constitue une part déterminante du peuplement actuel qui, avec les diverses migrations et le choc colonial, est dorénavant une entité post-atavique. Car le mé-fait colonial et ses fluidités migrantes collatérales ont installé des complexités anthropologiques désormais inextricables. Elles obligent les peuples ataviques à composer avec des implantations nées de la colonisation et des mouvements relationnels du vivant. C’est la beauté de Nelson Mandela d’avoir su admettre la présence blanche dans le devenir de l’Afrique du Sud alors qu’il avait le pouvoir de la frapper. C’est la beauté de Mahmoud Darwich et des grands politiques palestiniens confrontés à l’irréversible implantation des Juifs. C’est surtout la beauté de Jean-Marie Tjibaou d’avoir accepté l’hybridation caldoche alors que cette dernière avait (conserve encore) de son sang sur les mains… L’agentivité de ces hommes ne s’est pas laissée enfermer dans un imaginaire communautaire ancien ou dans les frappes et contres-frappes coloniales : elles les ont dépassés pour deviner la mondialité et pour donner une âme fraternelle à la Relation. Ces hommes ont maintenu ainsi — pour tous, au nom de tous — une espérance.
L’éthique d’un nouveau vivre-ensemble
Dès lors, une éthique de la Relation s’impose. Quand le peuple atavique subsiste dans une sédimentation composite, la bienséance du nouveau vivre-ensemble exige de lui remettre la prééminence sur le devenir de son pays : nul ne saurait démanteler ce qui l’unit à sa terre, laquelle est toujours faite (comme le disait Jean Guiart) du sang noble de ses morts.
Quand le composite est entièrement fondateur d’un nouveau peuple, il faut — non pas ignorer son existence (comme cela se fait actuellement en France pour la Guadeloupe ou pour la Martinique), mais considérer qu’il y a là une entité nouvelle, qui n’est réductible à aucune de ses composantes, qu’elle soit dominée, qu’elle soit dominante, et qui détient une autorité légitime sur le devenir de sa terre.
Le devenir des peuples ataviques est d’être post-atavique, et progressivement composite, dans l’énergie relationnelle du vivant. Celui des peuples d’emblée composites, est d’aller de la manière la plus haute, la plus humaine, la plus poétiquement ouverte et fraternelle, aux fastes de la Relation.
C’est cet imaginaire de la Relation qui nous donnera le goût de la diversité qui est au principe du vivant, d’en percevoir la profonde unité qui n’a rien à voir avec l’Universel occidental, et d’en goûter l’inépuisable diversité dont le trésor est cette insaisissable unité qui ne vit, ne s’accomplit, que dans son évolutive diversité.
Une Kanaky Kanak
Cette éthique oblige donc que le corps électoral de Kanaky n’autorise aux votes déterminants que les Kanaks. Que s’y adjoignent ceux qui, venus d’ailleurs, ont été identifiés par les accords de Nouméa (1988,1998). C’est l’autorité à venir, à prépondérance kanake, qui seule pourra décider des évolutions de son système électoral.
Kanaka signifiait : être humain. Kanak signifie pour nous, pour tous, l’espérance possible d’un nouvel humanisme. Restituée à son imaginaire kanak, la Kanaky disposera de toutes les chances pour trouver un nouvel espace-temps, échapper à la gravité morbide du trou noir capitaliste, réenchanter notre rapport au vivant, et habiter enfin poétiquement la terre selon le vœu de ce cher Hölderlin.
Quant à la modernisation relationnelle de la Constitution française, elle est très simple : il suffit de proclamer une sixième République ; de la rendre capable d’accueillir en pleine autorité tous les peuples-nations (peuples nouveaux de la Relation) qui le voudraient ; d’inaugurer ainsi le pacte républicain ouvert qu’exige la nouvelle réalité (post-coloniale, postcapitaliste, post-occidentale) qu’annonce notre mondialité.
L’exploitation du nickel, le domaine maritime, la biodiversité, l’activité spatiale ou le souci géostratégique doivent désormais s’inscrire dans le respect des peuples concernés. Nous avons rendez-vous là où les océans se rencontrent, disait mystérieusement Glissant. Que disparaisse dans cette rencontre l’Outre-mer de la France !
Patrick Chamoiseau, poète, romancier, essayiste, a construit une œuvre protéiforme couronnée de nombreuses distinctions (Prix Carbet de la Caraïbe, Prix Goncourt, Gallimard,1992, Prix marguerite Yourcenar en 2023…) et traduite dans le monde entier. Son esthétique explore la créolisation et les poétiques relationnelles du monde contemporain. Il est aujourd’hui une des présences littéraires les plus importantes de la Caraïbe.
Ce texte a paru en version réduite dans le Libération du 24 mai.