Le rapport de la Commission Réformes de la Justice vient de tomber. Au regard du contexte et des enjeux de sa production, ledit rapport était très attendu. Dans cette chronique, nous nous proposons de livrer nos sentiments objectifs en faisant le choix de ne traiter que de quelques aspects du texte pour deux raisons au moins : la vastitude du contenu du rapport qui nous confine à nous focaliser que sur certains aspects d’une part et notre appétence voire compétence relativement à des points précis. C’est dire que les aspects pénaux et institutionnels (sauf pour certains) seront exclus de notre étude. Ne dit-on pas que l’humilité scientifique recommande de ne se prononcer que sur ce que l’on maîtrise ou l’on croit tel ?
Sans surprise et par souci de fidélité au rapport, notre satisfaction, nos interrogations et suggestions porteront sur : les recommandations phares transversales aux deux sous-commissions ; Les recommandations de la sous-commission « Fonctionnement et organisation de la Justice » ; Les recommandations de la sous-commission « acteurs de la Justice ».
Regards sur les recommandations phares transversales aux deux sous-commissions de la Réforme de la Justice
Dans le rapport de la Commission, il a été mentionné qu’un consensus s’est dégagé autour de : « la refonte de la justice et la césure à opérer avec les symboliques issues de la colonisation pour qu’elle soit le reflet de nos valeurs propres et qu’elle soit plus souveraine ».
Précisons que dès le XVIe siècle, la Justice est représentée par une femme dont les attributs sont la balance, le glaive et le bandeau (V. ROBERT Christian-Nils, « Bandeau, glaive et balance », in Dictionnaire de la justice, sous la direction de Loïc CADIET, PUF, 2004, p.121). Il est permis de faire un rapprochement entre ce symbole et les articles 1er et 3 de la loi n°2014-26 du 03 novembre 2014 abrogeant et remplaçant la loi n°84-19 du 2 février 1984 fixant l’organisation judiciaire.
Aux termes de la première disposition citée : « La Justice est rendue au nom du Peuple sénégalais. Les décisions sont rendues en toute impartialité, dans un délai raisonnable. Elles sont revêtues de la formule exécutoire ». Quant à l’article 3 de la loi n°2014-26 du 03 novembre 2014, il précise que : « en toutes matières, nul ne peut être jugé sans être mis en mesure de présenter ses moyens de défense ». Si la femme visée dans le symbole de la justice se bande les yeux, c’est pour éviter de tomber dans la partialité. Or, selon que l’on est fort ou faible, riche ou pauvre, la Justice doit être la même pour tous.
Grâce à la formule exécutoire, et par moment avec l’aide de l’Etat, une décision de justice peut être exécutée renforçant par ce fait la crédibilité, la sécurité, la confiance en la Justice. D’où l’utilité du glaive pour non seulement trancher (Le Roi Salomon n’était-il pas tenté, par un glaive, de couper un nouveauné en deux parce qu’« embarrassé » par les arguments des litigants ?), mais également contraindre à exécuter une décision de justice (On perçoit ici toute la pertinence du corps des huissiers et des agents d’exécution).
La présentation de ses moyens de défense devant un juge permet à ce dernier de peser et soupeser les arguments des uns et des autres. La balance ne joue-t-elle pas ce rôle ? Assurément oui !
– Un autre consensus s’est fait autour de la justice de proximité avec les maisons de la justice qui doivent servir d’option aux citoyens en conflit et dont les compétences doivent élargies. Nous aimerions d’abord rappeler que l’instauration d’une justice de proximité a toujours été une préoccupation des pouvoirs publics. Il suffit pour s’en convaincre de convoquer deux textes à savoir la loi n°84-19 du 2 février 1984 fixant l’organisation judiciaire et la loi n°2014-26 du 3 novembre 2014 abrogeant et remplaçant la n°84-19 du 2 février 1984 fixant l’organisation judiciaire. Concernant le premier texte, il est dit ceci dans l’exposé des motifs : « la réorganisation judiciaire proposée par le présent projet de loi doit permettre de rapprocher le justiciable de la juridiction compétente pour connaître des affaires les plus courantes tout en assurant un contrôle continu de l’activité de l’appareil judiciaire ». Quant au second texte, il précise que la nouvelle organisation judiciaire repose sur : « une nouvelle répartition des compétences pour faire des tribunaux d’instance de véritables juridictions de proximité » (Exposé des motifs de la loi). Ensuite, sauf erreur de notre part, le dernier texte relatif aux Maisons de la justice et du droit est le décret n°2007-1253 modifiant le décret n°99-1124 du 17 novembre 1999 relatif aux maisons de justice, à la médiation et à la conciliation. L’article 5 du décret précité dispose que la Maison de Justice accueille les activités de médiation et de conciliation mise en œuvre à l’initiative des parties dans les conditions prévues aux articles 7, 7 bis, 21, 30 du Code de procédure civile. Le texte qui retient le plus notre attention est l’article 21 du Code de procédure civile qui permet aux chefs de village et aux délégués de quartier de concilier les parties dans les matières suivantes : la famille, le mariage, la filiation, les successions et le testament. Or, la Maison de la Justice peut exercer les mêmes prérogatives que les autorités précitées. A ce niveau donc, on ne perçoit pas tellement la pertinence de cette proposition d’extension des compétences des Maisons de la Justice à la matière familiale d’autant que celles-ci existent déjà dans les textes à moins que dans la pratique, le décret n°2007-1253 manque d’effectivité. Ceci étant précisé, nous faisons les recommandations ci-après :
-Conserver le symbole de la justice car n’étant pas en déphasage avec « nos valeurs propres » (le fait que ce soit une femme qui juge est symptomatique du rôle qu’elle a toujours joué dans la société africaine contrairement au préjugé défavorable d’infériorité qu’on lui a toujours prêtée. A titre illustratif, les successions matrilinéaires ayant eu droit de cité en Afrique, la position qu’avaient occupée les linger ?) et dont le contenu doit d’ailleurs être interrogé à l’ère de la mondialisation et au regard de la diversité ethnique, religieuse, culturelle etc qui caractérise la population sénégalaise ;
-Découpler le symbole de la Justice de sa souveraineté ;
-Inscrire dans la Constitution, la vertu d’impartialité, de compétence à côté de celle d’indépendance ;
-Donner plus de moyens humain (recrutement, formation), logistique (modernisation des infrastructures, équipements) et financier (leur permettre d’avoir une budget autonome conséquent) et non de prérogatives (elles existent déjà !) aux Maisons de la Justice et du droit.
Notre avis sur les propositions de la mise en place d’une Cour Constitutionnelle et le désaccord sur la présence du Président de la République et du Ministre de la Justice au sein du Conseil supérieur de la magistrature (CSM)
Dans le rapport de la Commission, il a été recommandé la mise en place d’une Cour Constitutionnelle en lieu et place d’un Conseil Constitutionnel ainsi que l’organisation du Conseil Supérieur de la Magistrature pour le rendre plus autonome avec des pouvoirs élargis pour en faire un organe délibératif et pas seulement consultatif. Concernant la première recommandation, faisons remarquer que le changement d’appellation n’apportera aucune plusvalue tant que le citoyen lambda continuera à douter de l’impartialité ou de l’indépendance du Conseil ou Cour constitutionnelle parce que ledit organe est tout le temps sollicité pour trancher des questions d’ordre politique.
Relativement à la présence du Président de la République et du Ministre de la Justice au sein du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), l’orientation prise à travers l’utilisation dans le rapport de certaines expressions est assez suggestive. En effet, on ne cherche pas à rendre « indépendant » le CSM, mais plus « autonome ». Et d’ailleurs vis-à-vis de qui ou de quoi ? Ne pas oublier également que le CSM n’est pas qu’un organe consultatif car il délibère en matière disciplinaire (Article 22 de la loi organique n°2017-10 du 17 janvier 2017 portant statut des magistrats, Article 9 de la loi organique n°2017-11 du 17 janvier 2017 portant organisation et fonctionnement du CSM) et même si tel était le cas, en matière de déplacement provisoire d’un magistrat du siège pour nécessités de service public, non seulement l’avis du CSM est motivé et conforme, mais également ledit avis spécifie lesdites nécessités de service ainsi que la durée du déplacement qui ne saurait excéder trois ans (Article 6 loi organique n°2017-10 du 17 janvier 2017 portant statut des magistrats). C’est dire que la situation décrite dans le rapport est contingente (V. Par exemple l’article 4 de la loi n°2017-10 du 17 janvier 2017 portant statut des magistrats en matière de nomination des magistrats).
Nos quelques propositions sur le Conseil Constitutionnel et le Conseil supérieur de la magistrature
-Conserver en l’état l’appellation Conseil constitutionnel, avoir présente à l’esprit l’idée selon laquelle le Conseil constitutionnel est une institution de la République (Article 6 de la Constitution), exclure le Président de la République et le Ministre de la Justice du CSM car celui-ci est garant de l’indépendance de la magistrature. Au-delà, à côté du Président de la République, la justice (elle est exercée par le Conseil constitutionnel, la Cour suprême, la Cour des comptes et les Cours et tribunaux, Articles 6 et 88 de la Constitution) est non seulement une institution (Article 6 de la Constitution) mais également un pouvoir indépendant du pouvoir législatif et exécutif (Article 88 de la Constitution). Enfin, dans le préambule de notre charte fondamentale, il est proclamé l’équilibre et la séparation des pouvoirs, le respect et la consolidation d’un Etat de droit dans lequel l’Etat et les citoyens sont soumis aux mêmes normes juridiques sous le contrôle d’une justice indépendante et impartiale ; permettre, comme dans certains pays africains tels que le Bénin, à ce que le Conseil constitutionnel puisse être saisi par tout citoyen pour des questions liées à la violation des libertés fondamentales telles que l’égalité des individus. A l’examen du rapport sous étude, il a été noté qu’il y a eu des dissonances relativement à la présence du Président de la République et du Ministre de la justice dans le CSM mais également concernant l’ouverture du CSM à d’autres corps et enfin à l’autorité parentale partagée, à la mise en application du Protocole de Maputo en faveur des femmes victimes de viol et d’inceste (article 305 code pénal). Il nous plaira de faire quelques suggestions :
-ouvrir le CSM à d’autres corps car la justice est rendue au nom du Peuple sénégalais (article 1er de la loi n°2014-26 du 03 novembre 2014 abrogeant et remplaçant la loi n°84-19 du 2 février 1984 fixant l’organisation judiciaire) et ne se résume pas qu’au corps des magistrats, sans parler des pays tels que la France où ladite ouverture est de mise sans anicroche ;
Pour ce qui est de la question de l’autorité parentale partagée, remplacer l’appellation « puissance paternelle » par celle « d’autorité parentale » en instaurant, conformément à la Constitution, une égalité véritable (le mot est bien choisi car il ne suffit pas tout simplement de changer de terminologie pour juste être à la page et vider le concept de tout son contenu. C’est dire que toutes les dispositions du Code de la famille « discriminogènes » doivent être abrogées) entre époux. Au-delà, il faudrait avoir une position claire et ce, pour des raisons de sécurité juridique, relativement à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) qui, aux termes de l’article 15 de la loi n°2005-18 du 5 août 2005 relative à la santé de la reproduction : « est interdite sauf lorsqu’elle est autorisée par la loi ». C’est dire que l’IVG, qui, en aucun cas ne devrait être considérée comme une méthode contraceptive, n’est pas totalement interdite ; de quoi donner du grain à moudre aux défenseurs de l’application du protocole de Maputo lequel admet l’IVG dans des situations de viol (ne pas oublier que lors des conflits armés, le viol a été utilisé comme une arme de guerre !) et d’inceste en toute contradiction avec l’article 305 du Code pénal qui réprime l’avortement, argument qui sera avancé par les pourfendeurs du protocole de Maputo. Ce à quoi nous répondons qu’en Droit, il existe un adage bien connu selon lequel un texte postérieur ayant le même domaine d’application que celui ancien l’emporte sur ce dernier (lex posterior derogat priori) s’il lui est contraire. Enfin, il faudrait adopter un texte sur l’assistance médicale à la procréation qui viendra en complément de la loi n°2005-18 du 5 août 2005 relative à la santé de la reproduction.
Regards sur les recommandations de la sous-commission « Fonctionnement et organisation de la justice
Dans cette rubrique, nous avons relevé une absence de nouveauté pour ne pas dire une curiosité à savoir l’instauration de « tribunaux judiciaires » au sein des départements, des recommandations qui nous agréent. L’absence de nouveauté ou la curiosité tient à la proposition faite d’instituer des « tribunaux judiciaires » au sein des départements qui seront composés de chambres spécialisées selon les spécificités du contentieux. Il faudrait d’abord que l’on soit édifié sur l’appellation « tribunaux judiciaires ». Sommes-nous ici en présence d’un changement de terminologie c’est-à-dire d’une velléité de remplacement des tribunaux d’instance et tribunaux de grande instance ou d’une appellation englobante qui couvrirait les tribunaux d’instance et de grande instance? Est-ce de nouveaux tribunaux qui viennent s’ajouter à ceux existant déjà ?
Dans l’un comme dans l’autre cas, l’appellation s’inspire largement du droit français (alors que les réformateurs semblent s’inscrire dans une logique décoloniale !) au-delà du fait qu’une nouvelle cartographie judiciaire entrainerait un coût financier qu’il faudra au préalable évaluer. Et d’ailleurs, dans l’exposé des motifs de la loi n°2014-26 du 03 novembre 2014 abrogeant et remplaçant la loi n°84-19 du 2 février 1984 fixant l’organisation judiciaire il a été prévu la création de chambres spécialisées au sein des tribunaux d’instance, des tribunaux de grande instance et des Cours d’appel en matière civile, commerciale et pénale. De quoi faire douter de l’originalité de la proposition.
Les recommandations qui nous agréent
Parmi les recommandations qui nous agréent, nous pouvons citer : la digitalisation des procédures ; l’adoption d’un projet de loi et des textes d’application portant sur l’assistance juridictionnelle. La mise en place d’un programme spécial de recrutement des magistrats, des greffiers et autres personnels de la Justice ; l’organisation régulière des concours et examen pour les auxiliaires de justice ; la collaboration entre les maisons de Justice et du Droit et les boutiques du droit.
Quelques propositions :
-Mieux clarifier la proposition consistant à instituer au sein des départements des tribunaux judiciaires ; -Maintenir le découplage entre la carte judiciaire et celle administrative instaurée par la loi n°2014-26 du 03 novembre 2014 abrogeant et remplaçant la loi n°84-19 du 2 février 1984 fixant l’organisation judiciaire et qui s’inscrit d’ailleurs en droit ligne de la loi n°201724 du 28 juin 2017 portant création, organisation et fonctionnement des tribunaux de commerce et des chambres commerciales d’Appel modifiée en 2020 (Article 2 de la loi précitée) laquelle retient que le siège et le ressort des tribunaux de commerce et des Cours d’Appel sont fixés par décret lequel tient compte de l’activité commerciale de la région (Article 4) ;
-Installer des tribunaux de commerce en dehors de la région de Dakar qui est la seule à en posséder présentement. Cela supposerait par exemple booster l’éclosion des zones économiques spécialisées ;
-Lever les réticences des acteurs du monde judiciaire quant à la digitalisation des procédures ;
-Instituer, en plus du recrutement des magistrats et du personnel de Justice, de l’organisation régulière des concours et examen pour les auxiliaires de Justice, des cliniques juridiques, sortes de passerelle entre la formation théorique reçue par les étudiants dans les amphithéâtres et salles de travaux dirigés et la formation pratique ;
-Adopter un texte sur l’assistance judiciaire dans lequel on pourra identifier des critères précis d’octroi de ladite assistance, une réelle articulation entre ce remède d’accès à la justice, l’assurance protection juridique et l’accès au droit.
-Étant donné que l’un des objectifs des Maisons de Justice et du Droit et des boutiques du droit demeure l’accès au Droit, en plus de la collaboration suggérée, il faudrait dynamiser davantage les bureaux d’information du justiciable ;
-Préciser le contenu des réformes à apporter par exemple dans le Code de procédure civile et le Code de la famille.
Notre regard sur les recommandations de la sous-commission « acteurs de la justice
La question du maintien du Président de la République et du Ministre de la Justice au sein du CSM ayant déjà été abordée, nous ne pouvons que souscrire aux propositions formulées par la Commission qui vont dans le sens de la précision, s’il le faut, par une loi (c’est nous qui ajoutons), du contenu des nécessités de service ainsi que la suppression des pouvoirs de proposition du Ministre de la Justice concernant la gestion de carrières des magistrats. De même, nous validons toutes les propositions qui concernent les avocats. Nous préconisons cependant, en plus la création non d’un seul Barreau au Sénégal, mais de plusieurs et ce, au regard du fait que la région de Dakar reste jusqu’ici celle qui enregistre le plus grand nombre de cabinets d’avocats et de l’article 3 de la loi n°2014-26 du 03 novembre 2014 abrogeant et remplaçant la loi n°84-19 du 2 février 1984 fixant l’organisation judiciaire qui dispose que les avocats ont libre accès à toutes les juridictions.
* Agrégé des facultés de droit, Fsjp-Ucad