Le 24 mars 2024 s’est tenue au Sénégal une élection présidentielle, dont l’issue présage de bouleversements sociopolitiques majeurs sur la scène politique africaine. En effet, des forces politiques prônant la rupture effective d’avec le système néocolonial françafricain ont réussi à accéder au pouvoir, de manière tout à fait légale et pacifique, en se conformant aux préceptes de la bonne vieille démocratie bourgeoise, qui s’avère, malgré tout, impropre à parachever la libération des classes exploitées et des peuples opprimés.
Le Sénégal, grâce au dynamisme de sa classe politique et à son implication précoce dans la vie institutionnelle de la métropole française, a toujours eu une longueur d’avance dans la pratique de cette démocratie de type occidentale, (abstraction faite de la lugubre parenthèse de la glaciation senghorienne), ce qui lui a même valu, une réputation surfaite de vitrine démocratique au niveau du continent africain.
Un pays aux traditions démocratiques mais inféodé à l’Occident
Il faut, quand même, reconnaître, que les traditions démocratiques au Sénégal et plus généralement, dans notre sous-région, remontent à la période précoloniale, avec une révolution politique anti-esclavagiste, antérieure à la celle française, sans parler de la Charte du Mandé, contemporaine, voire antérieure à la Magna Carta (1215), considérée par certains comme la matrice des droits de l’Homme dans le monde, adoptée bien avant le Bill of Rights de 1689 en Angleterre, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Par ailleurs, dès le début du 19ième siècle, des représentants de la colonie du Sénégal seront envoyés dans les institutions parlementaires françaises à l’issue de compétitions électorales très disputées.
Le premier président sénégalais, Léopold Sédar Senghor, poète, chantre de la négritude, voulait faire de son pays, la Grèce de l’Afrique Noire et défendait une thèse plaçant la culture – et non l’économie – au début et à la fin de tout développement.
Sa francophilie débordante l’empêchait de se rendre compte de la pesante tutelle néocoloniale de l’ancienne métropole et allait être à l’origine du premier conflit politique du Sénégal indépendant., en 1962.
Après la mise à l’écart de Mamadou Dia, la voie était ouverte pour la perpétuation de la mainmise de la France, sur l’économie sénégalaise et celles de plusieurs pays de l’ancienne Afrique Occidentale Française, à travers leur système monétaire basé sur le franc CFA. Sur le plan politique, on a également noté une hantise de la France, à vouloir maintenir ses anciennes colonies dans la sphère d’influence du monde occidental.
Pour consolider son pré-carré en Afrique subsaharienne, la France mit en place, dès 1960, un secrétariat général à la présidence de la République pour les affaires africaines et malgaches dirigé par le puissant Jacques Foccart, personnage central d’une politique plus connue sous le vocable de Françafrique, ayant à son actif, outre le sabotage de monnaies nationales, des exécutions extra-judiciaires ou des putschs militaires.
Cela va avoir des répercussions sur la vie politique des jeunes nations africaines, surtout, à cette époque de guerre froide entre les puissances occidentales regroupées autour des Etats-Unis et le camp socialiste dirigé par l’Union Soviétique d’alors. Elle était caractérisée par la diabolisation des forces progressistes, selon le modèle du mccarthysme étatsunien, de triste mémoire, avec un ostracisme marqué à l’endroit des partis proches de la mouvance communiste, victimes d’interdiction administrative ou combattus par une répression féroce, pouvant par endroits, aller jusqu’à la lutte armée (Cameroun). De plus, les dirigeants du monde occidental, convaincus que la démocratie représentative pluraliste ou multipartisane était un « luxe pour les pays africains » confrontés aux affres du sous-développement, imposèrent le modèle du parti unique ou unifié.
Ce mode de gouvernance autoritaire allait être à l’origine d’une floraison de coups d’Etat, qui devenaient, par la force des choses, la seule voie de résolution des dissensions politiques ou d’accès au pouvoir.
Après la chute du mur de Berlin en 1989, il devenait urgent, pour le camp occidental, revigoré par l’effondrement inattendu du camp socialiste ennemi, de canaliser – à défaut de pouvoir la contrecarrer – l’aspiration universelle des peuples au progrès social et à la liberté. Le 20 juin 1990 constitue une date repère dans le cadre d’une nouvelle approche stratégique esquissée dans le discours de la Baule du président François Mitterrand. Il y appelait les pays africains à changer de paradigmes, du moment que la menace communiste semblait s’estomper.
Apogée du modèle démocratique sénégalais
Le Sénégal, un des rares pays africains à n’avoir pas connu de coup d’état militaire, avait amorcé, très tôt, sa mutation démocratique, après la longue décennie d’hibernation démocratique consécutive à la crise politique entre Senghor et Mamadou Dia (voir plus haut).
En 1980, le président Léopold Sédar Senghor démissionnait de sa fonction, ne supportant plus la pression de syndicats et partis de gauche, puis il faisait de son premier ministre, son dauphin, lui cédant le fauteuil présidentiel, par la grâce d’un artifice tordant le cou aux dispositions constitutionnelles.
Le président Abdou Diouf allait rester aux commandes de l’Etat sénégalais pendant deux décennies, durant lesquelles, deux tendances contradictoires allaient voir le jour. On assista d’une part à un élargissement relatif des espaces politiques et citoyens (multipartisme intégral, émergence de plusieurs syndicats autonomes, pluralisme médiatique…) et de l’autre à une libéralisation débridée des politiques publiques, à travers les plans d’ajustement structurel, selon le mot d’ordre « moins d’Etat, mieux d’Etat ».
Grâce à la lutte soutenue du mouvement national démocratique, on assista à une fiabilisation progressive du processus électoral (identification de l’électeur, secret du vote, fichier mieux maîtrisé…), permettant la survenue de la première alternance démocratique, le 19 mars 2000. Elle avait pour ambition de résoudre l’épineuse question de la demande sociale exacerbée par les plans d’ajustement structurel, du précédent régime socialiste, mais surtout d’approfondir le processus démocratique, en procédant à un rééquilibrage institutionnel et en mettant fin à l’excès de concentration de pouvoirs entre les mains du président de la République. Malheureusement, le président Wade, au lieu de démanteler le système hyper-présidentialiste, allait plutôt augmenter ses prérogatives dans la nouvelle constitution votée lors du référendum du 7 janvier 2001.
Une deuxième alternance sans véritable rupture
En 2012 survint la deuxième alternance démocratique sénégalaise, grâce à la victoire de Macky Sall au deuxième tour des présidentielles sur le président Wade, sanctionné à cause de ses dérives autocratiques. En effet, non content de violer la disposition constitutionnelle de limitation des mandats à deux, il faisait montre de velléités de dévolution monarchique du pouvoir à son fils Karim Wade. Pour contrebalancer la jeunesse et l’immaturité de sa formation politique, l’Alliance Pour la République, le nouveau président était convaincu, que la condition sine qua non de la survie de son nouveau régime était la mise en place d’une vaste Coalition, selon la devise «gagner ensemble et gouverner ensemble».
De fait, la collusion d’intérêts allait conférer à Benno Bokk Yakaar une longévité aussi démesurée que néfaste et en faire l’une des Coalitions les plus massives et les plus unanimistes de l’histoire politique du Sénégal.
On se rendit très vite compte, que le nouveau pouvoir n’avait aucune intention de procéder aux réformes démocratiques consignées dans les conclusions des Assises nationales, dans le projet de nouvelle constitution et dans les autres recommandations de la C.N.R.I, visant aussi bien à améliorer la gouvernance sociopolitique qu’à instaurer l’équilibre et la séparation des pouvoirs.
Plongée dans les abysses de l’autoritarisme
La gouvernance de la coalition Benno Bokk Yakaar, sous le leadership du président Macky Sall va être marquée par : La découverte de gisements de gaz et de pétrole, laissant augurer de rentrées de recettes significatives, à l’horizon 2025-2026
La judiciarisation de la scène politique, ainsi que la criminalisation des acteurs politiques de l’Opposition, abusivement caractérisés comme terroristes.
L’accentuation de l’instrumentalisation des institutions parlementaire et judiciaire, conduisant à des tripatouillages récurrents des textes de lois, voire de la Constitution et à l’embastillement de milliers de militants politiques et d’activistes…
Il faut dire que la mise aux arrêts de M. Ousmane Sonko était l’aboutissement d’un long feuilleton politico-judiciaire ayant débuté en février-mars 2021, en pleine crise de la COVID-19. A l’époque, le leader du PASTEF était au centre d’une affaire de mœurs avec des accusations de viol proférées par une jeune masseuse. La tentative des autorités judiciaires de l’envoyer en prison, alors que le dossier donnait tout l’air d’avoir été fabriqué de toutes pièces, (il allait d’ailleurs être acquitté le 1er juin 2023, des chefs d’accusation de viol et de menace de mort), allait déclencher des émeutes meurtrières, qui paradoxalement allaient booster la carrière d’Ousmane Sonko, arrivé troisième à l’élection présidentielle du 24 février 2019 et favori incontestable de celle de 2024. C’est bien pour cela, qu’il sera arbitrairement évincé de la compétition électorale et que le PASTEF sera obligé de désigner son camarade de parti, Bassirou Diomaye Faye, comme candidat de substitution.
Le putsch constitutionnel du 3 février 2024
Au début du mois de Février 2024, le Sénégal était sous les feux de la rampe, a occupé le devant de la scène médiatique et fait la Une des plus grands journaux internationaux. Le 3 février, le président Macky Sall a pris, quelques heures avant l’ouverture de la campagne électorale, un décret pour annuler la convocation du corps électoral, actant ainsi le report sine die de l’élection présidentielle., une première depuis plus de 60 ans.
Dénouement pacifique de la crise politique
Au lieu de se plier aux injonctions du conseil constitutionnel, le président allait se lancer dans une fuite en avant, en convoquant un prétendu dialogue national, le 26 février 2024, à Diamniadio. Mais ce dialogue aussi illégal qu’illégitime, cherchait à repousser la date du scrutin de plusieurs mois, au lieu de fixer – dans les meilleurs délais – une nouvelle date pour l’élection présidentielle, seule voie de résolution de la crise politique profonde et inédite, qui mettait à mal le modèle démocratique sénégalais.
C’était sans compter avec la détermination du Conseil constitutionnel à faire respecter les dispositions de la loi électoral en sortant une décision en date du 5 mars 2024 et rendue publique le lendemain. Dans celle-ci, la feuille de route issue des travaux du prétendu dialogue national et qui proposait de remanier la liste des candidats et de reporter l’élection présidentielle au 2 juin 2024, a été rejetée, sans autre forme de procès, car elle aurait eu pour conséquence, de prolonger le mandat du président Sall, au-delà du 2 avril. C’est finalement la date du 24 mars 2024 qui sera retenue. Face à l’inéluctabilité de la victoire du candidat Bassirou Diomaye Faye, attestée par d’innombrables sondages, il ne restait plus au président Macky Sall, inquiet pour son propre devenir et celui de ses proches, qu’à faire voter, le 6mars 2024, une loi d’amnistie et à faire libérer, la semaine suivante, les centaines de militants PASTEF arbitrairement détenus. Parmi ces derniers figuraient le candidat officiel et le président d’un parti en pleine ascension, un parti, qu’on avait fini par dissoudre, en invoquant les motifs les plus fallacieux, ce qui ne s’était plus produit depuis le début des années 60.
La réalité des faits démentait formellement cette mesure administrative de dissolution du PASTEF, qui pouvait être considéré comme un des partis les plus dynamiques, les mieux structurés, ayant de remarquables capacités en termes de mobilisation de ressources internes. De plus, il a joué les premiers rôles, fait preuve de résilience, de constance et a payé un lourd tribut dans cette confrontation politique épique avec le régime du Benno-APR, dont il a mis à nu les tares que sont la mal-gouvernance illustrée par de multiples scandales à répétition et le soutien à la dépendance néocoloniale.
C’est donc, en toute logique, que le « duo présidentiel » Sonko-Diomaye du PASTEF auréolé d’un parcours prestigieux voire héroïque, a remporté l’éclatante victoire électorale du 24 mars 2024 acquise, dès le premier tour, en devançant le candidat de Benno, son adversaire et suivant immédiat de près de 20 points.