La triste nouvelle est tombée au milieu d’une actualité dont la fureur le dispute à sa folie. L’hécatombe se poursuit gaillardement sur les routes comme en pleine mer. Nos enfants continuent de braver les tempêtes des mers démontées, pendant que le bitume prélève ses macabres quotas d’hémoglobine, pareil à un impôt sanglant sur la mauvaise éducation et l’ignorance.
Pendant ce temps, la classe politique croise les quolibets pour décider si le Premier ministre doit se conformer à la Constitution en se présentant le vendredi 13 devant une Assemblée qui lui est majoritairement hostile, ou si c’est le président de la République qui se charge de dynamiter le Parlement pour que son alter ego ne passe pas des nuits agitées cette semaine.
Certes, tout ça ne manque pas de piquant, si on y rajoute les intentions prêtées au ministre de la Santé : recruter en priorité les agents du «Projet» dans son département. Après ça, sans doute, quand ils occuperont les points stratégiques du petit monde coloré de la santé, se faire piquer en catastrophe contre le tétanos, ou passer la nuit sous perfusion aux urgences histoire d’échapper au palu meurtrier demandera de posséder, en plus d’une assurance-maladie, une carte de militant.
C’est durant cette semaine surréaliste que le destin choisit d’arracher Séga Sakho à l’affection des siens.
A l’époque où il virevolte sur les terrains, il y a les grands joueurs, obnubilés par l’exploit inédit, et puis, il y a lui, l’artiste qui préfère amuser le public. Gagner ou perdre, certes, ça compte pour un sportif, qui peut passer du nirvana à la tragédie. Avec Séga Sakho, passionné de ce foot qui a si joliment rempli sa vie, l’art du ballon rond s’est élevé depuis son piédestal de sport-roi à la magie surréelle du jeu de cirque. Jongleur ambidextre auquel la balle colle aux pieds, clown facétieux qui déclenche l’hilarité dans les tribunes, dresseur de défenseurs sauvages, magicien du dribble, et trapéziste cassecou qui passe de club en club, sans filet…
Le spectacle par intermittence, c’est lui.
Comme tous les bohémiens, sa roulotte ne reste nulle part. Des Navétanes, il passe à l’Us Gorée avant de bivouaquer à la Jeanne d’Arc, qu’il quitte sans se retourner pour la séduisante Linguère saint-louisienne, avant d’embarquer pour l’Hexagone où sa carrière fait long feu. Finalement, il rejoint la famille du Jaraaf, malgré ses épiques confrontations avec Edouard Gnaccadia, inoubliable latéral droit aussi polyvalent qu’un couteau suisse.
Le signal qu’il nous adresse, à nous autres Sénégalais, alors qu’il fait se lever les tribunes dans les années soixante et soixante-dix, est post-moderne ; le foot est un spectacle hebdomadaire dont les acteurs nous font oublier les misères ordinaires de notre condition de sousdéveloppés. Ses acteurs méritent bien plus que la condescendance des riches, le mépris des intellectuels constipés et les manigances populistes des politiciens en mal d’affection.
Séga Sakho est le premier numéro 11 et, à mes yeux, le seul, qui mérite de déclencher nos passions. Parce qu’il n’a eu aucune chance et il l’a saisie. Bien entendu, en dedans de nos frontières, personne ne le comprend. Sinon, les championnats nationaux seraient devenus, avant la lutte, les ascenseurs sociaux les plus accessibles pour toutes ces générations que l’école a vomies, et qui ne veulent pas finir en paysans sous-payés, mal fagotés et toisés au quotidien… Et lui finirait élevé au rang des légendes inoubliables des bâtisseurs de la Nation.
En ce 9 septembre 2024, Séga Sakho emporte dans sa tombe le bonheur ineffable de l’instant magique où le foot sénégalais, il y a de cela deux années, s’installe sur le toit de l’Afrique. Après ça, comme dirait l’autre, on peut mourir tranquille.
Le football, pour l’immense majorité de ses inconditionnels, est un sport, que dis-je, c’est le sport-roi, à propos duquel un penseur affirmera «qu’il a donné à l’Humanité le seul souverain qu’elle s’est librement choisi», le Roi Pelé. Le foot règne sur nos passions, depuis le président de club jusqu’au supporter. Il est à l’image de notre monde dont l’élite décide du destin, pendant que les prolétaires s’estiment heureux d’assister au spectacle qui se joue sous leurs yeux. Les grands joueurs, qui parsèment sa légende, rivalisent d’adresse sur les pelouses du monde entier, se passionnent de statistiques, se musclent le talent en s’abrutissant d’entraînements, mènent une vie quasiment monacale, alors qu’explose leur égocentrisme, leur rage de marquer l’Histoire en repoussant les limites du possible et du faisable.
Un entraîneur de Liverpool, Bill Shankly, pousse l’œcuménisme jusqu’à professer que «le football n’est pas une question de vie ou de mort; c’est quelque chose de bien plus important que cela». Durant les années de Guerre froide, où le monde ouvrier ne fait aucun cadeau à la bourgeoisie, en Italie, les communistes s’identifient à un club de foot, l’Inter de Milan, qui met un point d’honneur à barrer la route au capital sur un terrain de foot. En naît le cadenas défensif italien, le «verrou de porte» catenaccio, qui vous tue le jeu. Le poste de libéro en est la trouvaille la plus répandue.
Si ce n’était que ça…
Quand les esclaves brésiliens ont le privilège de jouer au foot avec leurs maîtres blancs, l’arbitre ne voit jamais les agressions dont ils sont victimes. Pensez donc, un esclave… De là surgit la feinte, le dribble, qui sont juste la parade à la brutalité, à l’agression. Sur un autre continent, un intellectuel ose expliquer que le football total, à son apogée avec l’Equipe du Brésil du Mondial 70, que la Hollande durant la décennie suivante illustre à la perfection sous le commandement du «Général» Rinus Michels et la houlette de Johann Cruyff, ne serait que la version sportive de la philosophie des arts picturaux bataves.
Dans un documentaire diffusé par Canal +, un sociologue établit le parallélisme entre le monde du foot et la société humaine… Le Peuple est dans les tribunes ou devant son poste téléviseur à se faire l’illusion de peser sur le sort de l’Humanité ; l’élite est dans les coulisses à jouer sur le destin de tout ce petit monde en faisant et défaisant les fortunes. Et puis, il y a les acteurs, qui vont de l’équipe d’encadrement jusqu’au dernier des remplaçants.
Le but, comme la réussite, serait l’exception. La règle générale est la routine qui finit par l’échec. Comprenez les passes interceptées et les tirs hors cadres. Les défenseurs et le goal sont là, tâches ô combien ingrates, pour éteindre la créativité, la réussite ; les stars du ballon rond dont le destin est exceptionnel, sont surtout ces extraterrestres qui surmontent les difficultés, esquivent les obstacles et marquent les buts. Il y a les stratèges, au milieu du terrain, ces penseurs qui distribuent les rôles ; et puis, il y a les artistes, en marge de ce petit monde, qui longent les limites à ne pas franchir, les ailiers qui créent la folie dans les joutes.