Les réactions diverses sur le rapport de la dernière mission du FMI nous donnent l’opportunité, non pas d’ajouter une autre contribution qui viendrait s’empiler sur d’autres très pertinentes, mais plutôt de nous interroger sur l’appropriation sous-jacente des instruments d’analyse de l’institution de Bretton Woods par beaucoup d’entre nous.
Ce dernier aspect fonde notre préoccupation de donner un point de vue sur le caractère opératoire des indicateurs économiques utilisés pour faire le point sur la situation, afin d’en extraire la charge négative.
Concernant le continent, ces instruments d’analyse sont adossés à un système d’exploitation remontant au 19ème siècle, qui fige depuis lors nos économies dans une spécialisation économique mise en place sans prise en compte des intérêts du continent, et à laquelle il convient de mettre un terme.
Nous passerons brièvement sur les analyses « politiciennes » dudit rapport dont s’est saisie l’opposition politique pour essayer de mettre en difficulté le gouvernement de DIOMAYE/SONKO
Celle-ci lui impute les constats négatifs de l’institution sur l’état des finances publiques, l’endettement du pays et la régression des taux de croissance périodiques de 2024, lesquels constats concernent pourtant peu, pour ne pas dire « en rien », le pouvoir entrant, en fonction depuis six mois à peine.
On peut comprendre qu’à l’approche des « législatives » que le débat politique s’emballe. En revanche, le fait d’imputer au nouveau pouvoir la « morosité de l’économie au premier semestre 2024 » évoquée dans le rapport, alors que le premier trimestre de cette période procède indiscutablement de la gestion de l’ex-Président SALL, relèverait plutôt de l’auto-flagellation.
De plus, même à considérer le semestre comme période suffisante d’observation, il serait injuste d’imputer un recul économique à un gouvernement entrant, dont le budget ayant vocation à définir l’ensemble des dépenses et des recettes de l’État est celui de son prédécesseur, pas le sien.
Attendre la mise en place d’une nouvelle Assemblée nationale ou, mieux, la fin de l’année budgétaire aurait été plus pertinent pour fonder des critiques constructives.
Pour en venir au FMI, rappelons qu’il n’a pas vocation à élaborer des schémas de développement mais plutôt à aider à la stabilité économique, monétaire et financière à court terme des pays africains aux budgets déséquilibrés, ou/et en proie à des désordres monétaires du fait de l’inflation.
Il est donc bien dans son rôle lorsqu’il pointe du doigt le déficit budgétaire, car celui-ci le conduit à faire l’appoint pour l’équilibre, ou à pousser les gouvernements vers le marché financier, le tout allant dans le sens de l’augmentation de la dette.
Parlant du déficit budgétaire du Sénégal, le représentant résident du FMI a pointé les exonérations de TVA et les subventions à l’énergie (700 milliards par an, en moyenne) en précisant plus loin que ces dernières concerneraient les « ménages les plus aisés » on comprend alors qu’il s’agit davantage des subventions sociales à supprimer et non celles accordées aux entreprises.
A ce niveau, il s’agit d’être précautionneux, car les ménages aisés devraient d’abord faire l’objet d’une catégorisation claire.
Selon l’enquête publiée en 2016 par l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD), plus de la moitié des ménages sénégalais (57,6%) est constituée de 9 personnes au moins.
Compte tenu de l’aggravation du chômage structurel et des fermetures d’entreprises, on peut considérer que la taille des ménages a augmenté ; cela signifie plus de dépenses sociales dans les foyers, de dépenses liées à l’énergie en particulier.
Aussi, réduire drastiquement les subventions à l’énergie pour les particuliers, revient à imputer le différentiel au pouvoir d’achat consacré à l’alimentation. La notion de ménage n’a rien à voir avec celle prévalant les pays occidentaux, dans lesquels la taille évolue peu. De surcroît, compte tenu du chômage des jeunes, les dépenses d’un bon nombre de ménages sont à la charge de retraités.
C’est pourquoi il est crucial de définir de façon précise la notion de ménages aisés, faute de quoi des décisions de suppression de subventions pourraient aggraver la pauvreté dans ce pays.
Des indicateurs d’essence néo-libérale
Cela dit, nous souhaiterions davantage axer notre réflexion sur la pertinence des indicateurs économiques dont se sert l’institution de Bretton Woods. Ces indicateurs sont d’essence néolibérale, et s’appliquent à des économies fragmentées depuis le partage de Berlin. Le Premier ministre britannique Robert Arthur Talbot, 3ème marquis de Salisbury, ne disait-il pas à l’époque ce qui suit ? « Nous avons entrepris de tracer des lignes sur les cartes de régions où l’homme blanc n’avait jamais mis les pieds. Nous nous sommes distribués des montagnes, des rivières et des lacs, à peine gênés que nous ne savions jamais exactement où se trouvaient ces montagnes, ces rivières et ces lacs » ?
La mondialisation économique a accentué la « balkanisation » du continent africain, elle-même validée au lendemain des indépendances des années 60 par les Etats post coloniaux. Au résultat, nos pays traînent cette tare de désagrégation économique qui les empêche d’envisager l’avenir ensemble, chaque pays étant organisé pour une relation univoque et spécifique avec son ancienne puissance coloniale.
Cela explique que les flux commerciaux inter régionaux soient à un niveau bas (15% en CEDEAO, contre 60% entre pays européens).
Les institutions financières internationales de Bretton Woods interviennent depuis la fin de la guerre mondiale dans ce cadre planté au 19ème siècle et non remis en question à ce jour.
Dans cette configuration, entrer dans la logique des « partenaires au développement » c’est quelque part prendre pour acquis que la situation d’éclatement géopolitique du continent, rimant avec éclatement des pouvoirs politiques, absence de concertation en matière de stratégie économique en vue de la création de projets industriels communs à grande échelle, le développement économique en solo… que tout cela est possible à une telle échelle.
A titre d’illustration, en comparant la capacité énergétique installée en Afrique par rapport à celle de l’Espagne en 2021, on se rend compte que celle de l’Espagne fait 87% de celle de toute l’Afrique !
En effet, la puissance installée du parc de production d’électricité du continent était cette année-là de 131,5 GW (dont 68 GW pour l’Afrique du Sud) contre 115 GW pour l’Espagne.
Si l’on considère que l’énergie c’est l’industrie (il n’y a pas de transformation sans énergie) on comprend bien sans l’accepter que tout un continent soit comparable en la matière à un pays ne faisant pas partie des leaders économique de l’Europe.
Après 40 ans de surveillance économique et de recommandations d’actions et de réformes des institutions financières internationales, l’Afrique a encore une part marginale dans le marché mondial ; l’impulsion d’un développement industriel tarde à se déclencher faute d’investissements dans des infrastructures structurantes d’envergure, de formation du capital humain, d’accès à la technologie, donc de compétitivité.
Il faut un Plan Marshall pour l’Afrique !
Aussi faut-il déplorer qu’il n’ait été jamais mis en relief dans les recommandations de ces institutions de Washington, l’impérieuse nécessité de réorienter les flux économiques, commerciaux, financiers vers le continent.
Le taux de croissance économique est considéré comme l’indicateur de la progression vers le développement. A notre sens, il est celui qui prête le plus à équivoque.
Aussi, une hausse de ce taux est présentée comme une avancée vers le développement, et une baisse comme une contreperformance, sans pour autant que les variations des niveaux de richesses mesurées ne soient mises en relief.
Au Sénégal, le taux de croissance économique est essentiellement tiré par le secteur tertiaire (commerce, services notamment Banques, Assurances, Télécoms), le secteur minier (or, zircon, phosphates exportés à l’état brut), les BTP financés sur emprunts extérieurs, en particulier les infrastructures de transport.
L’industrie, lieu privilégié de création de valeur ajoutée, et l’agriculture sont en retrait. Financées sur concours extérieurs, les infrastructures du PSE ont conduit à un taux d’endettement cinq fois plus élevé que celui de fin 2012, et sans effet sur le développement des entreprises du secteur privé national.
Il est en effet loisible de constater que les entreprises de BTP attributaires des marchés publics soient généralement des filiales de multinationales, ou alors celles de pays ayant participé à leur financement.
Les entreprises sénégalaises sont discriminées par les prescriptions des cahiers des charges issus du rigoureux code des marchés publics, ou par des conventions de financement spécifiques.
Ainsi, la valeur ajoutée de ce secteur est captée par des entreprises extérieures qui les consolident dans les bilans et comptes d’exploitation de leurs sociétés mères.
Dans ces conditions, l’endettement public aura certes servi à financer des infrastructures —dont il faudra dans un second temps évaluer la rentabilité économique et financière —, mais pas à promouvoir le secteur privé national.
C’est tout le paradoxe du PSE du président Macky Sall, qui vient par la suite demander à un secteur privé sénégalais exclu de la commande publique de prendre le relais en matière de croissance et d’emplois !
Pour ce qui concerne le taux d’endettement, d’emblée on aurait pu remettre en question la pertinence de cet indicateur, au motif que les pays du monde censés être la référence en matière de développement économique sont plus endettés (100% PIB pour la France et 120% pour les USA) que les nations africaines.
Pour ce qui est du déficit budgétaire national, dont le caractère chronique est patent, sa cause ne saurait être dissociée de l’extraversion de nos économies encouragée par les institutions financières internationales davantage favorables à l’ouverture sur le commerce international contrôlé par les « pays riches » plutôt qu’à la protection de nos industries naissantes, en particulier en matière de substitution aux importations.
Il revient donc aux Etats africains de se doter de leurs indicateurs propres, à même de les renseigner sur les niveaux atteints par rapport aux objectifs fixés
Le taux de croissance économique, calculé de diverses manières (via les dépenses ou par les valeurs ajoutées) est plus adapté aux pays ayant connu la révolution industrielle qu’à ceux du Tiers monde.
Le taux de croissance économique, calculé de diverses manières (via les dépenses ou par les valeurs ajoutées) est plus adapté aux pays ayant connu la révolution industrielle qu’à ceux du Tiers monde.
De plus, cet indicateur tend à créer des différenciations sources de confusions (croissance sans emplois, croissance tirée par les services, fruits de la croissance affectés à la consommation de produits importés au détriment de l’épargne nationale, croissance sans redistribution sociale etc.).
Pour aider à l’intégration économique en Afrique, le FMI gagnerait à élargir ses missions, avec la prise en compte de la nécessaire mise à niveau structurelle des économies africaines dans le but de les rendre plus aptes à compétir sur le marché international.
Il conviendrait enfin qu’il puisse observer une égalité de traitement pour tous les membres de l’institution, tant pour le niveau de ressources allouées (DTS) que pour le respect par tous de normes de convergence (ratio Endettement public/PIB), et permettre aux banques centrales une plus grande aisance dans l’appui aux économies africaines, comme c’est le cas avec la Banque Centrale Européenne via le rachat de dettes obligataires des Etats du Vieux continent.
Dans le même ordre d’idées, un « Plan Marshall » pour l’Afrique, qui serait centré sur l’intégration économique régionale et sous-régionale, devrait être soutenu par les institutions financières internationales.
Il inclurait la remise à zéro des compteurs de l’endettement continental, et la redéfinition d’une politique d’endettement plus saine parce qu’adossée à la rentabilité économique et financière des projets d’investissements publics présentés.
Abdoul Aly Kane