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L’irruption De L’irrationnel

L’irruption De L’irrationnel

L’irrationnel surgit des ombres, comme un démon, s’empare des esprits qui, pourtant, sont censés être de solides remparts barrant la route aux intrus, et se propage dans les corps. Difficile dorénavant de le juguler, de conjurer le mal qu’il ne cesse de véhiculer partout et à tout moment. C’est un être de nature subtile. Hybride, l’irrationnel l’est sans équivoque, dans les défis innombrables qu’il lance à la mesure, au juste et à l’équilibre. L’irrationnel est un être d’ombre, un être obscur. Qui peut le saisir ? Qui peut saisir les ombres ? Même les lumières, antithèses de l’irrationnel, sont insaisissables, l’irrationnel incarné est comme un cheval rétif difficile à dompter. Qui peut palper l’irrationnel ? Dis qu’il est là, palpable, connu de toi. Et soudain, un de tes nombreux détracteurs surgit comme un fantôme de nulle part pour affirmer le contraire. Mais qui a raison, toi, lui ? Eh oui, ce que l’un prend pour irrationnel, l’autre le considère comme pur esprit, comme forme de la raison pure. Un troisième larron s’affiche indifférent à ce qu’une catégorie de la pensée soit rationnelle ou non. Le monde des concepts est un monde confus.

L’irrationnel sort de l’obscurité, comme une lave volcanique qui surgit des entrailles de la terre et pétrifie les objets qui se trouvent sur son passage, les fige. L’irruption de l’irrationnel et l’éruption du volcan ont de nombreuses similitudes. La lave de l’irrationnel, une fois crachée en l’air avec ses fumées foncièrement noires, coule lentement, mais inexorablement, et d’un état liquide elle se solidifie, après avoir chauffé à blanc les esprits «frais émoulus», les esprits crédules et naïfs qui sont à sa portée. La lave coulante de l’irrationnel est dévastatrice de ses cibles trouvées sur son passage où elle laisse des séquelles ineffaçables, brûlantes, incandescentes. L’irrationnel a des effets destructeurs et laisse, après son passage, tant de ruines, tant de détritus, beaucoup plus visibles si, et alors seulement si, la pratique politique s’y mêle et se laisse mener au bout du nez par les démons irrationnels. Le fascisme, le nazisme et le racisme, trois expériences irrationnelles douloureuses qui ne sont pas lointaines de nous, ni dans le temps ni dans l’espace, pour qu’on puisse les oublier si vite, en sont des paradigmes historiques inoubliables pour les hommes et les femmes qui en ont subi les effets, voire même pour celles et ceux qui observaient, de près ou de loin, leurs victimes innombrables, la conscience meurtrie, durant «les années de braise». «Jamais, et plus jamais de tout cela», ont crié de toutes leurs forces ces âmes sœurs, avec un cœur et un chœur affligés à l’unisson. L’irrationnel, selon Jean-Paul Dollé dans Le désir de révolution, est la cause des souffrances et des malheurs des hommes. L’irrationnel dans ces expériences douloureuses a pour finalité propre de réduire la liberté du citoyen, issu des masses populaires, à son expression la plus simple, si ce n’est tout bonnement de l’anéantir.

Ceux qui mènent une lutte acharnée pour procéder au renversement radical des valeurs existantes émettent le souhait que le chaos et l’anarchie s’installent pour que, par la suite, l’ordre règne spontanément en lieu et place. En effet, la mentalité apocalyptique est au cœur de la pensée irrationnelle. Sou­haiter la ruine sans raison, pour que l’ordre favorable lui succède, c’est là une attitude irrationnelle typique. Une fois l’ordre établi, sans antécédent chaotique, l’impératif catégorique qui s’impose est d’œuvrer à le soutenir, tout de même, à le consolider, le pérenniser et ne plus envisager sa destruction ultérieure. La destruction n’a jamais été une voie de salut.

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L’irrationnel ne saurait être réduit à une seule de ses multiples manifestations qui sont toutes conditionnées par des circonstances spatio-temporelles déterminées. Notre objectif n’est pas de les recenser. C’est inutile de tenter un tel exploit, car une fois que l’idée de les cerner et de les circonscrire germe, elles se dérobent, et l’irrationnel, comme un caméléon, se métamorphose, prend d’autres couleurs et revêt d’autres formes. Il ne peut en être autrement, car le phénomène irrationnel prospère dans des situations de précarité, de survie, et d’absence de formes, où les subterfuges et les faux-fuyants sont les seuls moyens de l’existence à la portée du sujet déficitaire.

L’irrationnel ne se limite pas à la seule sphère du vécu quotidien, à celle du futur. L’Histoire est sa proie la plus facile, car elle est sans défense lorsqu’on veut la mutiler et en faire un tissu de mensonges, l’oralité, caractéristique de l’archaïsme, facile à manipuler et à défigurer, étant le maillon faible de la chaîne de transmission des faits de l’Histoire. L’irrationnel dans l’Histoire s’empare des faits historiques réels et en fait ce qui lui semble bon. C’est un drame véritable que l’épopée des grandes figures de l’Histoire soit réduite à de simples contes de fées. L’Histoire est une cible de prédilection, parce que l’irrationnel s’y manifeste et y prospère plus que partout ailleurs. La fabrication de l’Histoire, d’une histoire fictive et fantastique n’est pas plus compliquée qu’un jeu d’enfant, car il n’y a pas de contrainte majeure dans la mesure où il n’y a pas de témoin oculaire en vie et en vue des faits passés de l’Histoire. C’est à l’absence du témoin qu’on a l’outrecuidance de se livrer aux fantaisies les plus folles, quitte à les imposer non pas à l’intellect des hommes, mais à leur inconscient. L’objectif visé dans ce genre de fantasmes est de faire de l’Histoire un fonds de commerce. Voilà l’irrationnel dans l’His­toire.

Même si rien ne le justifie, l’excès d’optimisme est toujours un facteur de troubles et de déséquilibres. Cependant, le pessimisme est purement irrationnel dans tous les cas de figure. Le monstre du pessimisme s’installe et étend ses tentacules dès qu’il a la conviction qu’il ne peut pas y avoir devant le sujet une porte de sortie. Le sujet historique se trouve à la croisée de chemins, mais il est cerné de toute part et, selon son entendement, tous les chemins le mènent inéluctablement à des impasses. C’est à ce moment que la révolte, et non la révolution, éclate et l’idée fallacieuse surgit, selon laquelle l’univers tout entier est un empire du diable et que l’Antéchrist, c’est-à-dire l’incarnation du mal, apparaîtra sur l’étendue de nos propres territoires à la fin des temps, et ne surgira de nulle part ailleurs dans l’immensité cosmique.

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De surcroît, c’est la mentalité irrationnelle qui veut que la volonté de puissance, et non la raison, soit la voie royale qui mène au salut. Selon ce pessimisme foncier, une pratique politique basée sur le contrat social est une fantaisie, une chimère, car le pouvoir centralisé se fonde, non pas sur un accord hypothétique entre la communauté citoyenne et celui qui détient les rênes du pouvoir, plus précisément sur un contrat social, mais plutôt sur la terreur et la tyrannie.

Si nous tenons à rappeler ces idées noires, ce n’est pas par pédantisme que nous le faisons. Nous sommes loin d’être des Européens du 19e siècle. Cependant, il y a ces temps-ci la folle idée qui germe et circule, selon laquelle, quoi que nous fassions, nous sommes confortablement installés dans le gouffre et que nous sommes condamnés à y rester pour de bon. Ainsi, selon cette conception, les plans successifs d’ajustement structurel, de renaissance et d’émergence, le dernier né de la lignée, ne sont pas plus que des slogans sans efficacité aucune, destinés uniquement à encenser, à parfumer les esprits en état de putréfaction et de décomposition, à juguler le chaos en perspective. Rien n’y fait. Nos efforts sont inutiles. L’endettement est a priori une peine perdue, un fardeau supplémentaire sur le dos des générations futures qui, à coup sûr, vont courber l’échine et se tordre de douleur, sous le poids écrasant des échecs et des fiascos accumulés depuis l’apparition des Soleils des indépendances. La seule action possible à mener par conséquent reste et restera celle de gérer le quotidien le plus élémentaire. La réfutation à ces idées sombres incombe exclusivement aux structures qui gèrent la quotidienneté par le biais d’une action politique et sociale rigoureuse.

Une autre raison du rappel des théories pessimistes dans la philosophie est l’intérêt que revêt le concept d’agent probable de la rédemption. En effet, qui est apte à diriger l’action de la communauté pour sortir du gouffre ? Qui peut racheter la communauté nationale en détresse ? C’est avec un arbitraire qu’on envisage, pour la réponse, de désigner telle ou telle catégorie, en excluant toutes les autres. C’est irrationnel de penser que l’agent unique de développement est telle ou telle ethnie, telle ou telle confrérie, encore qu’il soit urgent de définir avec netteté et clarté les concepts mêmes de développement, de renaissance et d’émergence, et leur impact réel sur le plan local, afin de mettre un terme à l’équivoque et à l’ambiguïté qui entourent ces concepts. Nietzsche lui-même, dans sa réflexion, ne précisait pas une race spécifique comme agent de rédemption. Ce sont les nazis qui l’ont fait à sa place, en voyant en la race aryenne la race élue par l’Histoire pour conduire l’Humanité à l’accomplissement de son destin. Certes le contexte historique est différent et les temps ont changé. La pensée nietzschéenne est largement dépassée, mais la mentalité exclusiviste, réductrice est identique dans toutes les circonstances et peut toujours survivre aux vicissitudes de l’Histoire. Si le concept de race n’est plus opérationnel, celui d’ethnie ou de confession peut bien s’y substituer, si l’on baisse la garde ou qu’on manque de vigilance. L’ethnocratie politique est toujours un danger qui menace la cohésion sociale en Afrique. Le caractère réactionnaire, donc irrationnel du concept de supériorité de la race, de la classe sociale ou de la confrérie tient à ce qu’il est une survivance du moyen âge. L’on se demande si réellement nous avons devancé sur certaines questions cruciales les hommes de l’époque médiévale. On souhaiterait le croire. Seulement des conduites moyenâgeuses font irruption quotidiennement dans nos mœurs.

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L’irruption de l’irrationnel se produit lorsqu’on pense qu’il est possible de violer les lois qui régissent l’univers. Dieu a créé la logique et les normes de la logique. Depuis la création de l’univers, depuis le Big-bang, aucun signe ne s’est manifesté indiquant qu’Il eût permis à des êtres de s’en libérer. L’irruption de l’irrationnel se produit lorsqu’on pense qu’il est donné à des êtres en chair et en os la possibilité d’échapper aux lois physiques de la pesanteur et de la relativité générale. L’irruption de l’irrationnel se produit quand on pense que des individus peuvent transcender les dimensions du temps et de l’espace, que l’on peut mener une vie terrestre avant de naître, que l’on peut continuer à vivre au-delà de son temps et s’inviter, même étant trépassé, dans la continuité de la vie, ou que l’on peut vivre ici et ailleurs, tout en étant embarqué dans le même flux temporel. L’irruption de l’irrationnel se produit lorsqu’on a la solide conviction, et qu’on agit en suivant la droite ligne de cette conviction, que l’on puisse gérer sa propre vie sur la base des songes, des rêves et de la divination. L’irruption de l’irrationnel se produit si l’on pense que, pour gagner des élections, au lieu de convaincre le corps électoral, il suffit de recourir aux libations, de procéder à des sacrifices ou à la profanation des tombes en cachette. L’irruption de l’irrationnel se produit quand on pense qu’un match de foot ou un combat de lutte peut être gagné, non pas par une haute compétitivité sportive, par un schéma tactique efficient, ou grâce à une forte musculature, à d’énormes coups de poing servis à l’adversaire, mais par une simple immolation de bœufs et d’autres pauvres bêtes. Seul un sujet irrationnel peut être si naïf à tel point de croire qu’une sorcière peut dérober les organes d’un homme, si ce dernier lui serre la main pour la saluer.

Cependant, l’irrationnel peut bien être rationalisé, mais dans un sens unique : c’est lorsqu’on a recours à l’irrationnel pour se délecter, respirer, se libérer des pesanteurs et des contraintes de la vie active. Dans certaines situations d’extrême tension, suite à la rationalisation outrée de la vie, l’homme étouffe, s’asphyxie et aspire à une certaine dose d’irrationalité qui lui permettrait de se libérer et humer à son aise l’air féerique des contes et des légendes. C’est très romantique. Néanmoins, le désastre dans ce cas de figure provient de cette attitude qui consiste à prendre très au sérieux ces sornettes.

Babacar DIOP

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