Dans son ouvrage intitulé « Principes de l’économie », Gregory Mankiw (1998) suggerait qu’une des raisons pour lesquelles l’on devrait s’intéresser à l’économie est qu’elle nous permet d’apprécier le potentiel et les limites des politiques publiques. En tant qu’électeurs, nous avons notre opinion sur la façon dont les politiques d’allocation et de distribution des ressources nationales sont définies. Aussi sommes-nous amenés à nous poser diverses questions d’ordre économique au moment de faire un choix parmi les différentes offres politiques qui sont soumises à notre appréciation : quel rythme de croissance économique peut-on escompter des différentes offres politiques ? Comment pourrait évoluer notre pouvoir d’achat ? Comment évoluera le déficit budgétaire et ? On pourrait également se poser la question de savoir quels seraient ses effets de la corruption sur la croissance, le bien-être et la pauvreté ?
L’objet de cette contribution est d’apporter quelques éléments d’éclairage à ceux d’entre nos concitoyens qui considèrent la lutte contre la corruption comme une grille additionnelle d’appréciation par rapport à la multitude des offres politiques. C’est à cette fin que nous voulons partager avec eux quelques évidences empiriques sur les effets de la corruption sur l’économie sénégalaise. La démarche adoptée à cette fin est celle d’un électeur qui s’intéresse à la façon dont nos ressources sont allouées. Par « Devoir de résistance » citoyenne, nous adoptons une posture d’alerte face à cette propension de certains de nos hommes politiques à d’abord réclamer nos suffrages pour ensuite « capturer » nos maigres ressources.
Tout comme les autres composantes de l’offre politique des différents candidats à la Présidence de la République, les objectifs affichés par ces derniers en matière de lutte contre la corruption et, surtout, le choix des instruments permettant d’atteindre ces objectifs devraient occuper une place centrale dans leur programme. En effet, il nous semble important, d’un point d’électeur, d’avoir un éclairage sur ce phénomène qui constitue un important goulot d’étranglement pour nos ambitions en matière de croissance économique et de lutte contre la pauvreté.
Dans cette contribution, nous décrivons d’abord le fonctionnement du marché de la corruption. Nous exposons ensuite les résultats d’une simulation des effets de la corruption sur la croissance, le bien-être et la pauvreté au Sénégal. Nous tirons enfin la sonnette d’alarme sur les effets pernicieux de ce phénomène pour toute la collectivité.
Un aperçu du fonctionnement du marché de la corruption
Selon un assez large consensus dans la littérature économique, la corruption est définie comme le détournement d’un pouvoir discrétionnaire au bénéfice d’un tiers, qui en offre rétribution . La motivation de l’agent à être corrompu repose sur une analyse coût-bénéfice. Si la valeur de l’illégalité est supérieure à celle de l’honnêteté, notre agent aura tendance à adopter un comportement illégal c’est-à-dire de corrompu . La fréquence de ce type de comportement dépendra de l’existence ou non de sanctions. En effet, en présence de sanctions, plus le risque de détection est élevé, plus la propension à être corrompu aura tendance à baisser .
Une façon de réduire le comportement opportuniste de l’agent serait de lui proposer un salaire minimum (de non corruption) qui prendrait la forme d’une prime égale à l’espérance de gain associée à la corruption . Cette prime est, toutefois, difficilement estimable en raison de la dimension morale de l’acte de corruption. Quant au corrupteur, il est supposé corrompre lorsque le bénéfice attendu de son acte est supérieur aux coûts liés à la corruption. Ces coûts sont de deux ordres : moraux (une réputation entachée) et réels (des risques de sanctions financières en cas de détection). La rencontre entre le corrupteur et le corrompu donne lieu à un marché de la corruption dont le prix d’équilibre est le « pot-de-vin » (bribe en anglais). Le « pacte de corruption » qui constitue l’accord illégal qui structure ce marché crée de nouvelles formes d’incitations orientées vers le détournement du pouvoir discrétionnaire. Plusieurs travaux attestent que plus la durée d’exposition au régime démocratique , le niveau de libéralisme économique , le degré de liberté de la presse et l’intensité de la concurrence entre les médias sont accentués, plus le niveau de corruption a tendance à baisser.
Coût de la corruption pour l’économie et les ménages sénégalais : un aperçu
Afin d’avoir une bonne mesure et une meilleur compréhension de l’impact du phénomène au Sénégal, nous analyserons le cas spécifique de la prédation des ressources publiques allouées aux investissements. L’investissement est entendu comme un flux qui permet de remplacer le capital usé et/ou d’accroître le stock de capital . Il existe une multitude de foyers de corruption relatifs à la gouvernance des recettes, à la gouvernance budgétaire, à la passation des marchés publics, aux failles du contrôle interne et de la supervision externe. Ici nous mettons l’emphase sur les effets de la corruption qui transitent par le canal spécifique des investissements publics. Mais quelles sont les sources de financement de l’investissement public ? Elles sont généralement de trois ordres : les ressources internes de l’Etat, les emprunts et les subventions. Nous contribuons tous à la mobilisation des ressources internes. En effet, chaque citoyen est astreint à des prélèvements fiscaux. Le salarié devra s’acquitter de l’impôt sur le salaire. L’entrepreneur devra payer des impôts sur ses bénéfices. Lorsqu’il s’y soustrait, comme c’est parfois le cas dans l’informel, il s’acquitte, tout de même d’un impôt (contribution globale unique, patente, etc.). Le chef de ménage, qu’il soit salarié ou entrepreneur, supporte une tva sur les différents produits et services qui composent son panier de consommation. Nous sommes donc tous des contribuables! La dette, dont une partie est parfois remboursée par les générations futures et l’aide publique au développement viennent compléter les ressources internes. Certes, on ne peut imputer au seul phénomène de la corruption les écarts récurrents et, parfois, très importants, qui existent entre les montants budgétisés et ceux effectivement alloués à l’investissement public. En effet, les projets d’investissement public comportent parfois d’importantes dépenses de fonctionnement (salaires et autres). Toutefois, l’investissement public est réputé être un foyer de corruption important en raison de la conjonction de plusieurs facteurs ayant trait à la mal-gouvernance budgétaire, à certaines failles dans les mécanismes de passations des marchés et à la quasi-absence de sanctions.
Le classement ordinal dressé par Transparency International permet d’avoir une vue du phénomène de corruption pour chaque pays. Toutefois, les données quantitatives qui retracent la déperdition des ressources allouées aux investissements publics liée au comportement de corruption sont rares. Du coup, l’exercice qui consiste à évaluer les effets de la corruption qui transitent par le canal de l’investissement public sur la croissance, le bien-être et la pauvreté devient délicat.
Notre démarche consistera à raisonner à la marge afin d’évaluer le coût de la corruption en termes de croissance, bien-être et pauvreté. Cette approche n’est pas nouvelle. Les économistes doivent, en effet, à la théorie marginaliste le raisonnement à la marge . La simulation est effectuée à l’aide d’un outil d’investigation (modèle d’équilibre général calculable dynamique) qui intègre dans le processus d’accumulation du capital, un paramètre qui capte la fuite d’investissements publics attribuée au comportement de corruption.
Cette simulation, effectuée de façon rétrospective, couvre une période de huit ans (2005-2012). Elle consiste à supposer qu’à la marge 10%, des investissements publics sont perdus en raison de comportements de corruption. Quels en sont les effets sur la croissance, le bien-être et la pauvreté ? Mais, bien plus, quels enseignements l’électeur pourrait tirer de cet exercice de prédiction dans son appréciation des différentes offres politiques ?
Les résultats de la simulation menée montre d’une part, qu’une une fuite de 10% d’investissements publics aurait pour effet d’engendrer une perte de 2.6 points de pourcentage de taux de croissance par an, en moyenne. D’autre part, ils attestent que tous les individus seraient affectés. A l’échelle nationale, leur bien-être diminue, en moyenne, de 0,64 point de pourcentage par an, baissant d’autant leur pouvoir d’achat. Par ailleurs, ce détournement de ressources destinées à l’investissement public a également pour effet d’accroître l’incidence de la pauvreté de 0,51 point de pourcentage en moyenne par an, soit 61136 nouveaux pauvres tous les ans. Ce chiffre représenterait, chaque année, l’équivalent de la capacité d’accueil du stade Amitié de Dakar.
En définitive, les effets les plus visibles de la corruption sont traditionnellement ceux qui caractérisent les interactions entre le corrupteur et le corrompu et les gains associés à l’arbitrage coût-bénéfice de ces deux agents. Toutefois, il est possible de mettre en évidence des effets indirects et bien plus pernicieux du phénomène. En effet, la corruption enrichit, certes, des individus ou des groupes d’individus mais elle fait supporter à l’ensemble de la société un coût exorbitant en termes de croissance, de bien-être et de pauvreté.
Monsieur le futur Président de la République, cette analyse vous donne une idée du coût de la corruption supporté par notre fragile économie. Il vous édifie également sur la perte de bien-être et donc de pouvoir d’achat que la collectivité subit au profit d’individus ou de groupes d’individus lorsque vous ne menez pas la lutte contre la corruption. Il vous permet aussi d’avoir une claire idée du nombre de nos concitoyens qui sont confinés dans la pauvreté lorsque la corruption finit par être un processus auto-entretenu. Alors Messieurs les candidats, vous pouvez réclamer notre suffrage mais voyez ce que la corruption nous coûte!
Pr François Joseph CABRAL
Maître de Conférences Agrégé
FASEG/UCAD