En parcourant l’avenue Emile Badiane où les cantines Sandaga ont pignon sur rue, on a l’impression que les autorités gouvernementales et municipales se sont inclinées devant la force de l’entêtement des occupants du marché qui rechignent à respecter les règles les plus élémentaires en matière d’occupation d’espace. Sur ladite avenue, c’est l’encombrement total. Des tabliers et des voitures en stationnement irrégulier rétrécissent la largeur de la route au point que les chauffeurs des bus Dakar Dem Dikk manœuvrent et slaloment avec toutes les peines du monde pour s’ouvrir un passage jusqu’au terminus Malick Sy. Devant les cantines, l’insalubrité fait loi même si les agents de nettoiement passent régulièrement. Si ce ne sont pas des gobelets de café qui inondent la devanture des cantines, c’est l’eau des ablutions ou des crachats puants. Bien qu’il y ait ramassage constant d’ordures, l’espace de Sandaga reste encore sale car l’ensemble des commerçants manque du minimum d’hygiène.
Toutefois les cantiniers déplorent qu’il n’y ait pas de poubelles en permanence dans l’avenue Emile Badiane qui puissent leur permettre d’y déposer leurs ordures. La seule grande poubelle est celle qui se trouve sur l’avenue Lamine Guèye en face de la rue Sandiniéry. Et avant la mi-journée, elle est pleine jusqu’au bord. Les camions de ramassage d’ordures font des va-et-vient constants pour ne pas laisser les montagnes d’immondices envahir cet espace de Sandaga aux abords desquels les vendeuses de légumes et autres produits alimentaires ont pris places. En face de la grande poubelle, l’imposant bâtiment central de Sandaga âgé de plus de 80 ans menace toujours de s’effondrer d’un instant à l’autre. Il faut rappeler que ce vieil édifice a été ravagé par le feu la nuit du 25 au 26 octobre 2013 après que ses occupants ont été déguerpis le 17 septembre par le préfet de Dakar de l’époque, Alioune Badara Diop.
Au rond-point, aux abords de l’intersection dépourvue de feu tricolore qui mène vers les avenues Lamine Guèye et Pompidou, c’est l’anarchie totale. Le seul bémol, c’est la présence occasionnelle des forces de l’ordre qui régulent la circulation et l’ordre dans cette aire géographique de commerce. Certains marchands ambulants circulent dans tous les sens, d’autres étalent leurs marchandises par terre. A cela s’ajoute la pollution sonore des cireurs de chaussures qui eux aussi ont débordé de leur place de travail habituelle. Et les mendiants complètent le décor pitoyable de cette pétaudière nichée au cœur de la capitale.
Sandaga au cœur d’un enjeu électoraliste
Depuis l’alternance en 2000, l’Etat s’échine à trouver une solution aux ambulants qui ont essaimé dans la capitale comme des sauterelles. Les premières opérations de déguerpissement se sont soldées par des échecs lamentables. Devant l’absence de proposition de site de relogement, les déguerpis, tels des voyous, se sont regimbés. On se rappelle les scènes de guérilla urbaine les 22 et 23 novembre 2007 devant l’autorité publique, seule détentrice de la violence légitime. Des agences de banques, des édifices publics sont mis à sac s’ils ne sont pas incendiés. Devant ces actes de banditisme injustifiables, l’Etat, au lieu de réprimer, avait reculé pour dérouler, in fine, le tapis rouge à ces hors-la-loi. Le ministre qui les avait sous sa tutelle avait payé de son poste et l’alors maire de Dakar, Pape Diop, les avait reçus en grande pompe avec des promesses mielleuses mensongères. C’était la première grande erreur à ne pas commettre par l’Etat mais puisque Abdoulaye Wade était plus préoccupé par sa longévité au pouvoir que par le bien-être des populations, il avait préféré verser dans la démagogie plutôt que de tenir un langage de vérité à ces parias ambulants. Dans le même registre, l’Etat avait nettoyé le Plateau – centre administratif, commercial et financier de Dakar – des mendiants et autres talibés qui inondaient ses rues avant de reconsidérer sa position devant les pseudo-marabouts et prêcheurs qui menaçaient le président de la République et son régime de sanction électorale en 2012. Pourtant les premiers jours, où les mesures d’interdiction sur la mendicité ont été appliquées, elles ont été couronnées de succès mais l’obsession électoraliste du Président avait fini par prendre le dessus sur le bien-être des populations.
Depuis mars 2009, avec l’avènement du socialiste Khalifa Sall à la tête de la mairie, on pensait que la situation d’étouffement et d’encombrement de Dakar allait s’améliorer mais que nenni. Quand le maire de Dakar avait inscrit dans son programme pour la ville de Dakar une opération de salubrité urbaine qui passerait nécessairement par le déguerpissement des ambulants et la libération des artères et boulevards du centre urbain des voitures en stationnement irrégulier, Serigne Mbacké Ndiaye, porte-parole du Président Wade de l’époque, avait exhorté les ambulants de ne point céder aux injonctions de l’édile de Dakar. Mais malgré tout, après huit mois de négociation infructueuse, la mairie de Dakar avec l’appui des forces de l’ordre avait procédé, le matin du 13 septembre 2010, au déguerpissement des marchands, lesquels forts de leur première résistance victorieuse avaient enjoint sur un ton comminatoires aux autorités municipales de ne point recourir à une éventuelle opération de délogement. Avec les volontaires de la mairie, l’ordre était maintenu à Petersen, à Sandaga et à Pompidou. Mais ce maintien de l’ordre ne se faisait pas souvent sans heurts puisque les volontaires étaient très souvent pris à partie par les marchands ambulants rétifs et indisciplinés.
Les marchands ambulants de Sandaga sont devenus un enjeu électoraliste au point qu’on assiste à un crêpage de chignon permanent et enquiquinant entre le pouvoir central et la municipalité de Dakar. Le projet de recasement des ambulants se heurtait à l’autorité du Président Wade qui pensait que cette affaire était trop politiquement importante pour qu’il la laisse aux seules mains de l’opposant Khalifa Sall. C’est pourquoi Wade avait promis de recaser à Petersen une bonne frange des ambulants avec l’assentiment du maire de Dakar.
Avec l’avènement de Macky Sall au pouvoir, le problème de Sandaga est loin de connaitre son épilogue. D’ailleurs il s’est empiré puisqu’avec l’Acte III de la Décentralisation, l’édile de Dakar est délesté de plusieurs de ses prérogatives mais en sus la possibilité de trouver sur le marché financier un prêt de 20 milliards lui a été refusée par le ministre des Finances Amadou Bâ. Et il a fallu pour l’actuel pouvoir, concocter tout un complot pour embastiller le premier magistrat de la ville de Dakar avant de le faire remplacer. Aujourd’hui Dakar souffre de l’incarcération et de la destitution de son maire Khalifa qui, à partir 2009, avait comme ambition d’en faire une ville de référence.
Sandaga « delenda est »
Aujourd’hui le problème de Sandaga ne concerne pas seulement l’épineuse question des marchands ambulants mais le marché dans sa globalité. Comme disaient les Romains à propos de la destruction de Carthage, Sandaga « delenda est ». Tout Sandaga et même d’autres endroits du centre-ville doivent être détruits et reconstruits selon un plan urbanistique directeur moderne. C’est une œuvre de salubrité et de sécurisation publiques. Quand on se rend au Plateau de Dakar, partant de l’avenue Emile Badiane en continuant par les avenues Pompidou ou Lamine Guèye pour déboucher respectivement par la Place de l’Indépendance ou le Boulevard de la République avant d’atterrir au palais présidentiel, on a même honte de voir que ce sont de vieilles cantines exiguës rabibochées n’importe comment avec des installations électriques d’un autre âge, un vieux marché de poisson et légumes ravagé par les flammes, des bâtiments vieillots qui abritent des commerces et des habitations, des immeubles flambant neufs disproportionnés sans cohérence urbanistique et sans norme architecturale qui constituent le quartier des affaires de la capitale sénégalaise. Dakar est loin d’être comme Paris comme le souhaitait le Président Senghor. Cette ville de Paris qui, au milieu du XIXe siècle, se présentait à peu près sous le même aspect qu’au Moyen-âge avec ses rues étroites, peu éclairées et insalubres, avait été détruite et reconstruite par le préfet Georges Eugène Haussmann sur initiative de l’empereur Napoléon III. Lors de son exil en Angleterre entre 1846-1848, l’empereur fut fortement impressionné par les quartiers ouest de Londres. Et inspiré par la reconstruction de la capitale anglaise à la suite du grand incendie qui l’avait ravagé en 1666, Napoléon III voulait faire de Paris une ville aussi prestigieuse que Londres devenue une référence pour son hygiène et son urbanisme moderne. Le Baron Haussmann avec la devise « Paris embellie, Paris agrandie, Paris assainie » fit, en l’espace de 15 ans, de la capitale française ce qu’elle est devenue aujourd’hui.
Le Dakar Plateau de Senghor est à des années-lumière du Plateau d’Abidjan de Houphouët Boigny. La capitale ivoirienne que l’on surnomme le « Manhattan des Tropiques » ou « la Perle des Lagunes » se caractérise par ses nombreux gratte-ciels et ses immeubles de prestige qui surplombent la lagune Ébrié, ses institutions de la République telles que la Présidence de la République et l’Assemblée nationale, ses hôtels grand standing, la grande Mosquée du Plateau, la majestueuse cathédrale Saint-Paul d’Abidjan sans comparaison en Afrique de l’ouest. Il faut aujourd’hui une volonté et un courage politiques pour reconstruire le centre urbain de Dakar et lui donner le vrai visage d’une capitale. Cela commence par la prise d’une mesure politique hardie pour raser entièrement Sandaga et le reconstruire. Ensuite redessiner, selon un plan directeur urbanistique, les rues comprises enveloppées du sud au nord par l’avenue Faidherbe et la rue de Thiong et d’ouest en est par Petersen et la rue Moussé Diop.
En janvier 2004, le marché du Plateau d’Abidjan a été rasé après avoir que les vendeurs ambulants et les taxis collectifs (sorte de taxis clando) dit « woros-woros » aient été déguerpis. Cela s’inscrivait dans le programme de réhabilitation de l’aire communale du centre d’affaires de la capitale ivoirienne conduite par la municipalité de Plateau. Aujourd’hui au Sénégal, c’est ce même courage politique dont les autorités municipales et gouvernementales doivent s’armer pour désengorger le Plateau de Dakar qui étouffe l’activité économique du pays.