Le libre-échangisme industrialiste des pays occidentaux a participé à la prédation de l’Afrique. Le continent doit donc partir d’un nouveau paradigme pour espérer faire fructifier sa propre zone de libre-échange. Se dressent en face de lui des idées économiques ouvertement néo-colonialistes. C’est le cas du projet mis sur la table par le conseiller Afrique d’Angela Merkel, Günter Nooke, de construire des « villes africaines sous charte » dirigées par les instances financières internationales et l’Union européenne dans le double but de lutter contre les migrations et de participer au développement industriel du continent.
Pour l’Afrique, l’urgence est donc plus que jamais de signaler au monde capitaliste qu’elle n’est pas une marchandise et qu’elle a de la suite dans les idées, en traçant sa propre voie d’un développement réel aux antipodes de la transformation des hommes en choses pour l’accumulation. C’est dans cette direction que semble aller la zone de libre-échange continentale [ZLEC, entrée en vigueur mercredi 30 mai et qui réunit 24 pays] comme articulation motrice de l’agenda 2063 de l’Union africaine.
Pour une croissance qualitative
Faire de la ZLEC un moteur du développement réel panafricain exige cependant quelques précautions.
En effet, la mise en place d’une zone de libre-échange peut, théoriquement, entraîner deux types de croissance. Une croissance quantitative, dans laquelle la division du travail induit un élargissement du marché, et une croissance qualitative, dont le but est l’amélioration de la qualité des échanges, du travail, des produits échangés et des procédés de fabrication grâce à l’innovation.
La ZLEC doit donc veiller non seulement à ce que ces prévisions théoriques soient réelles, mais aussi et surtout à ce que la croissance qualitative, dont le rôle est crucial dans le développement réel, ne manque à l’appel. Pour cela, des innovations institutionnelles sont à prévoir, de façon à ce que la ZLEC ne soit pas uniquement l’arène de jeu des entreprises multinationales occidentales, un espace qui n’apporterait pas de surplus conséquent de bien-être aux populations africaines.
Etant donné qu’il n’est pas certain que la ZLEC entraîne une hausse quantitative des échanges, il est aussi important de comparer son effet sur la création de commerce à son effet sur le détournement du commerce. Ce dernier effet est possible dans une zone de libre-échange, qui, dans ce cas, peut devenir conflictuelle et exploser si des pays restés à l’écart, comme le Nigeria, en tirent plus de bénéfices que ceux qui l’ont intégrée.
En d’autres termes, les nations africaines parties intégrantes de la ZLEC doivent en tirer des dividendes tels, en matière de développement réel, qu’ils souhaitent la renforcer et que ceux restés à l’écart frappent à sa porte pour leur intégration.
Un protectionnisme éducateur
La ZLEC est juste un instrument de développement et pas le développement lui-même, objectif plus large pour lequel elle doit être pensée. Y a-t-il amélioration de la qualité de la vie ? Les droits humains et la protection environnementale se renforcent-ils ? Telles sont les autres questions auxquelles doit répondre positivement la ZLEC pour que développement et croissance économique soient compatibles.
Pour cela, il va falloir ajouter des mesures protectrices pour l’Afrique, qui, avec un poids d’à peine 3 % dans le commerce mondial, reste un acteur subalterne des échanges. Aucun pays dit développé, contrairement aux pays africains à qui les pays riches et les organisations internationales imposent l’ouverture des économies aux quatre vents, n’a basé son développement réel sur le libre-échange, mais sur un protectionnisme constant et un taux de change au service de son plan national d’industrialisation.
C’est bien entendu la manipulation du taux de change qui permet de réguler son commerce international au service d’un protectionnisme éducateur censé protéger les jeunes industries nationales de la concurrence internationale afin qu’elles puissent devenir des champions nationaux aguerris. Les bases de la prospérité française, espagnole, allemande et britannique s’expliquent moins par les gains de leur inclination historique au libre-échange que, respectivement, par le protectionnisme colbertiste, le protectionnisme bullioniste, le protectionnisme caméraliste et le protectionnisme maritime qui garantirent leur accumulation primitive au détriment des régions sous leur domination.
Vers une « Silicon Valley panafricaine »
L’Afrique se doit d’en être consciente pour tisser ce que l’historien burkinabé Joseph Ki-Zerbo appelait « sa propre natte », seule capable de l’extirper de l’extraversion négative d’un développement « clé en main » pour un développement « clé en tête ».
Cela implique plusieurs choses. Premièrement, que l’Afrique, ayant à nouveau la main sur les matières premières, exige, ainsi que le fait la Chine, des transferts technologiques aux Occidentaux contre ses matières premières et l’intégration de son marché. Cela peut servir de levier à la naissance de champions industriels panafricains.
Deuxièmement, la protection de la proto-industrie ou de l’industrie naissante africaine (artisanat, agriculture, métallurgie, économie populaire…) de la concurrence commerciale européenne et chinoise. Une telle protection est par exemple très difficile pour les pays africains de la zone franc, étant donné que c’est très souvent l’ajustement du taux de change qui permet de protéger ses secteurs encore fragiles. La sortie ou la réforme du franc CFA se pose donc avec acuité.
Troisièmement, lancer un vaste programme de bassins panafricains de recherche et d’innovation, où l’intelligentsia africaine de tous les domaines peut créer une « Silicon Valley panafricaine » porteuse et inventrice de procédés, de techniques et de produits sources d’un renouveau du commerce et du développement du continent, sans hésiter à imiter ce qui s’est fait ailleurs, car l’innovation fonctionne tant par destruction créatrice que par imitation créatrice.
Quatrièmement, que mécènes, banques et hommes d’affaires panafricains utilisent leurs réseaux internationaux pour permettre aux marchés financiers africains de faire fructifier le capital nécessaire aux investissements, en soutien à la mise en place d’un programme panafricain de recherche, d’innovation et de transformation de sa démographie galopante en force développante.
Faire de l’Afrique « son propre centre »
In fine, « tisser sa propre natte » ne peut se faire sans analyser les échanges suivant plusieurs strates interdépendantes structurant le quotidien de la vie réelle des Africains. D’autres historiens, notamment Fernand Braudel et Edward Palmer Thompson, montrent que le « développement clé en tête » auquel fait allusion Joseph Ki-Zerbo ne peut se penser sans mettre en exergue le fait que « les acteurs du bas », les Africains ordinaires, ne vivent pas des accords internationaux de libre-échange mais peuvent en être affectés négativement.
Les nations africaines doivent donc veiller à ce que la ZLEC apporte une valeur ajoutée aux échanges entre villages africains, entre régions africaines et entre villes et campagnes africaines. Strates commerciales inférieures qui, de proche en proche, innervent les systèmes nationaux d’échanges, au sens de strates intermédiaires sur lesquelles s’adosse la strate internationale de l’échange notamment à travers l’import-export.
Dans la mesure où des cultures africaines précoloniales telles que les spiritualités et les mythes, des legs coloniaux comme le christianisme, l’islam, l’anglais, le français ou le portugais, et des hybridations postcoloniales passant par l’habillement, l’administration, l’économie, l’école ou l’agriculture, peuvent être sources de techniques, de procédés et de produits, il faut réorienter les échanges pour faire de l’Afrique « son propre centre », comme l’exprime Achille Mbembe.
Réorganiser l’espace panafricain des échanges est la meilleure façon de prendre en compte le sort des Africains ordinaires en tenant compte des interactions entre les différentes strates, pour promouvoir les bases matérielles, imaginaires et spirituelles d’un « made in Africa ».
Thierry Amougou est économiste à l’Université catholique de Louvain (UCL), en Belgique, et directeur du Centre de recherches interdisciplinaires Démocratie, Institutions, Subjectivité (Cridis).