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La Haine De Soi

La Haine De Soi

La semaine dernière, j’ai été le témoin d’une scène, certes banale, mais révélatrice de notre état d’esprit. Nous étions une demi-dizaine à faire la queue devant le bureau du médecin dans un hôpital dakarois, lorsqu’une dame d’un certain âge arriva. Elle était accompagnée de sa petite fille qui devrait être dans les dix ans. Grillant la politesse à tout ce beau monde, la petite se met directement devant. Comme si elle était plus pressée que tous les autres. Gênée par l’attitude irrespectueuse de sa fille, la maman la rappelle à l’ordre en ces termes : « Arrête de faire affaire de Sénégalais et vient plutôt suivre le rang ». La même scène se reproduit quelques minutes après. Cette fois, les protagonistes sont deux adultes. La même formule revient. Invariablement ! « Ne fais pas affaire de Sénégalais ». J’ai trouvé ces deux scènes bouleversantes à plus d’un titre. 

Au-delà des règles de politesse et de respect de l’autre qui entrent en jeu dans une première lecture, j’ai cru comprendre, à travers ces trois mots (« affaire-de-Sénégalais »), que rien de bon ne nous appartient en soi. La ponctualité, le respect, le sérieux, la propreté, la discipline, la rigueur, c’est une « affaire de Blancs ». A contrario, l’indiscipline, le je-m’en-foutisme, la roublardise, le manque de rigueur, c’est « affaire de Sénégalais ». On connaît tous la fameuse « heure sénégalaise ». Même en matière de choix de consommation nous avons tendance à dévaloriser les produits locaux. Le pire, c’est que c’est souvent avec une totale inconscience qu’on débite de tels propos. Il se trouve même des Sénégalais qui jugent « exagéré » de consacrer 25 volumes de 500 à 800 pages chacun pour raconter la « maigre » Histoire générale du Sénégal et ses « faits d’armes ridicules », histoire qui, pour l’essentiel, « se résume aux rapines et beuveries de ses chefaillons, à des incendies de villages suivis de rapts de femmes, à l’édification de quelques tatas, à de douteuses résistances face à quelques soldats du colon ». L’auteur de ces lignes faisait probablement dans l’humour noir – accordons-lui le bénéfice du doute – mais ses propos sont très illustratives du « mépris de soi ». Nietzsche, à qui on doit ce terme, dit, dans la « Généalogie de la morale », qu’il est un « terrain marécageux » sur lequel « poussent les mauvaises herbes » et les « plantes vénéneuses ». Partant de là, le philosophe juif allemand Theodor Lessing (1872-1933) a théorisé « la haine de soi », qu’il applique à certains intellectuels juifs, comme « un déni consistant à ne pas se reconnaître dans qui on est ni même dans ce qu’on est, parce qu’on juge tout cela sans valeur ou peu valorisant, voire indigne ». En France, il y a un terme pour désigner ce sentiment, « french bashing », qu’on pourrait traduire par autodénigrement.

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Dans le 3e tome de « L’heur de philosopher la nuit et le jour » (L’Harmattan Sénégal) qui vient de paraître, le philosophe sénégalais Djibril Samb s’interroge longuement sur l’origine du mépris de soi en Afrique noire et sur son étendue à l’époque contemporaine. Pour lui, la haine de soi a (je crois que c’est : est en) partie liée à l’oubli de soi, si elle n’en est pas un produit. « Elle peut être interprétée comme la phase critique de l’aliénation, cet autre nom de l’oubli de soi ». Elle est le fruit d’un long travail qui a abouti à « l’invention du Noir » réduit à une image ambiguë d’animal intermédiaire entre l’homme et le singe dans laquelle l’avait rangé l’imagerie occidentale coloniale. Pour noyer ou dissiper l’essentielle humanité de l’Africain sub-saharien, l’imagerie de l’Occident le réduit à sa couleur, le noir, chargée dans l’imaginaire occidental de tout ce qui est négatif ou néfaste (journée noire, colère noire, bête noire…), de tout ce qui suscite haine, crainte ou mépris. Cette image pénètre plus bien plus profondément dans la conscience et l’imaginaire africains, « à dose homéopathique, par les voies des théologies judéo-chrétiennes, essayant lentement, mais durablement, des formes douces, mais massives, de mépris de soi ».

Et si le mépris de soi s’est installé si durablement et s’exprime si naturellement parmi les Africains, c’est que « l’accumulation du venin du mépris de soi, infatigablement inoculé, a fini par mithridatiser », constate Djibril Samb, pour qui, in fine, le mépris de soi n’est frappé « d’aucune connaturalité ». Il est plutôt le résultat d’un long travail « théologique [la fameuse malédiction de Cham » (et/ou de son fils Canaan)], historique et intellectuel ». Les ravages sont considérables. Il suffit de considérer que 75 % des jeunes sénégalais rêvent de partir à l’étranger. Comme disait l’autre, être atteint dans son corps, c’est suffisamment grave, mais être atteint dans sa capacité de réagir à ce qui vous arrive est encore pire !

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