C’est bien connu, il ne faut jamais tomber dans certaines situations, au risque de se faire piétiner horriblement ! Dans certaines bousculades, comme celle ayant provoqué le drame du Heysel, en Belgique, plus grande catastrophe à ce jour dans l’histoire du football avec ses 39 morts en mai 1985, celle de mina, à La Mecque, qui fit quelque 800 morts et septembre 2015 parmi lesquels plus de 60 de nos compatriotes, ou encore celle de Demba Diop, lors de la finale Mbour Fc-Us Ouakam, où 8 supporters du club de la Petite côte avaient trouvé la mort il y a deux ans. Dans ces catastrophes, la plupart des malheureux qui ont péri avaient été piétinés puis broyés par des personnes cherchant coûte que coûte à sauver leurs vies.
Dans les champs de bataille politico-médiatiques, aussi, et singulièrement au Sénégal, défense de tomber ! Fût ce les armes à la main, d’ailleurs. A preuve par ce qui arrive ces jours-ci à notre confrère Adama Gaye. Terreur des réseaux sociaux, notamment de Facebook où il flinguait tout ce qui bouge avec une plume redoutable et un talent indiscutable, Adama Gaye, depuis qu’il a été cueilli à l’heure du laitier le lundi 29 juillet dernier par les policiers de la dic, est attaqué courageusement par des gens qui, lorsqu’il était en liberté, n’auraient jamais osé prendre la plume pour écrire sur lui !
Adama Gaye tombé, emprisonné, on s’enhardit et on pond des articles dévastateurs et vengeurs à son encontre. Encore une fois, malheur aux vaincus et que soient broyés ceux qui ont eu la malchance de tomber. On n’ose pas imaginer la riposte thermonucléaire à laquelle ces francs-tireurs se seraient exposés si Adama Gaye n’était pas derrière les barreaux d’une prison ! Comme nous l’écrivions dans notre billet « Kaccoor » au lendemain de son interpellation, cet activiste sans peur et sans reproche comme le chevalier Bayard, ce preux justicier qui menait parfois des combats donquichottesques avait signé son arrêt de mort depuis qu’il s’était attaqué bille en tête aux scandales sur les contrats pétro-gaziers signés par nos autorités.
Des scandales dont le plus retentissant est celui dit « à 12 milliards de dollars » révélé par la BBC et dont l’un des principaux protagonistes n’est autre que le propre frère du président de la République. Alors que, de 2012 à février dernier, le président Macky sall a toujours eu l’initiative et la maîtrise des opérations, a toujours été à l’offensive face à ses adversaires de l’opposition dont les têtes de pont étaient emprisonnées ou embastillés si elles n’ étaient pas exilées, alors donc qu’il était conquérant, déroulant en roue libre et ne doutant de rien, voilà que, pour la première fois, avec ce scandale révélé par la journaliste Mayéni Jones, notre homme vacillait, doutait et même lâchait du lest en retirant son frère de la direction générale de la Caisse des dépôts et consignations, le bras armé financier de l’État. Mieux, il s’était aussi débarrassé de son ministre conseiller en communication et avait dû réorganiser cette dernière en rappelant en catastrophe des ministres dont il s’était débarrassé lors de la formation de son gouvernement en avril dernier ! Le plus grave pour lui, surtout, c’est que son image de M. propre anticorruption, de président vêtu de probité candide et de lin blanc, cette image avait été sérieusement écornée à l’international à la suite de la révélation de ce scandale par la BBC.
La contre-offensive de Macky en branle !
Ayant senti passer de très près le vent du boulet de l’infamie, et après un repli forcé, le président sall a entrepris de desserrer l’étau. En quoi faisant ? D’abord, en instruisant son procureur de la République d’ouvrir une enquête bidon dont le résultat est connu d’avance — tout comme l’était celui de la commission d’ « enquête » parlementaire de l’Assemblée nationale sur le scandale de 94 milliards — sur l’affaire du contrat signé par son prédécesseur avec Frank Timis et qu’il a approuvé par décret tout en sachant que ce dernier (pas le décret !) était l’employeur de son propre frère. Sans surprise, dans quelques jours ou semaines, le brave Serigne Bassirou Guèye viendra nous dire : « circulez, il n’y a pas matière à se scandaliser avec ces contrats » ! dans la foulée, il déclenchera des poursuites contre tous les lanceurs d’alertes et accusateurs des frères Sall pour dénonciation prétendument calomnieuse avant de les jeter en prison !
Mais en attendant, il fallait faire payer très cher celui qui est soupçonné par le pouvoir d’être derrière le reportage de la BBC. Et qui d’autre qu’Adama Gaye a le réseau, l’influence et l’audace de commanditer un tel reportage qui, répétons-le, pour la première fois depuis 2012 a réussi le tour de force de faire trembler le régime du président Macky Sall sur ses bases ?
Par conséquent, il fallait lui faire payer très cher son outrecuidance ! mais attention : il ne fallait surtout pas mettre de l’huile sur le feu pétro gazier en l’interpellant à propos de ses écrits au vitriol et ses révélations fracassantes sur le pétrole et le gaz sénégalais. Non, il fallait lui coller un motif de droit commun pour qu’il ne puisse pas bénéficier d’une mobilisation populaire. Il fallait chercher et les stratèges du camp présidentiel ont vite trouvé : lui coller les motifs fourre-tout et imparables d’offense au chef de l’État et d’atteinte à la sûreté intérieure de l’État !
Des délits pour lesquels le mandat de dépôt est obligatoire… en même temps, il fallait faire taire l’autre grande gueule des mobilisations de « Aaar Li ñu bokk : Guy Marius Sagna. On aura compris que la contre-offensive du président Macky Sall est en branle ! N’eut été le fait qu’un éminent sénégalais croupit en prison alors que, de toute évidence, sa place n’y est pas, le délit d’ « offense au chef de l’État » prêterait à sourire. Il n’est, en effet, plus appliqué dans aucune grande démocratie au monde ! Cette survivance surannée n’existe encore que dans des démocraties arachidières comme le Sénégal où le président de la République est considéré comme une sorte de monarque de droit divin qui a droit de vie et de mort sur ses sujets. Un monarque dont la personnalité serait inviolable et sacrée. Pour cause, si écrire sur les « coucheries » supposées des présidents de la République devait entraîner l’emprisonnement des auteurs des textes en question, les prisons françaises, italiennes et américaines, pour ne citer que celles-là, seraient remplies de journalistes. Ou, tout simplement, de « mal pensants ». On a parlé de « Monicagate » mais justement, aux USA, des milliers de pages de journaux ont été noircies avec cette affaire mettant en cause l’ancien président Bill Clinton et une de ses stagiaires du nom de Monica Lewinsky. Laquelle lui faisait des gâteries. Les journalistes américains ont fait leurs choux gras de ce scandale mais, à ce qu’on sache, aucun d’eux n’a été jeté en prison pour avoir offensé le dit chef d’État qui est quand même celui qui présidait aux destinées de la seule superpuissance du monde !
En France, que n’a-t-on dit et écrit sur la relation François Hollande-Julie Gayet lorsqu’elle n’avait pas encore été officialisée ou encore sur les turpitudes du couple Nicolas Cécilia Sarkozy, y compris le fameux « si tu reviens, j’annule tout !», puis la relation du même Sarkozy avec Carla Bruni qui est finalement devenue son actuelle épouse sans compter les aventures prêtées à cette dernière. Passons sur l’escapade new-yorkaise de Cécilia avec Richard Attias, son actuel époux. A l’époque, il est vrai, « Sarko » n’était pas encore président.
En Italie, le « Ruby gâte » qui désigne les parties fines organisées par l’ancien Premier ministre Silvio Berlusconi a été commenté sous toutes les coutures, avec souvent des détails salaces, par les journalistes italiens. Là encore, point d’offense au chef de l’État encore moins d’emprisonnements de journalistes ! Comme je le disais hier à un jeune frère qui m’est cher, si le texte consacré à Emmanuel Macron, actuel chef de l’état français, par l’intellectuel Michel Onfray avait été écrit sur le président Macky Sall, le procureur Serigne Bassirou Guèye aurait décerné cinq mandats de dépôt contre son auteur ! Inutile que dire que, dans l’Hexagone, nul n’a osé ne serait qu’envisager d’inquiéter Onfray. C’est à ce genre de détails que l’on reconnaît les vraies démocraties ! On nous dira toujours qu’Adama Gaye, lui, n’est plus journaliste et qu’il s’est exprimé sur Facebook. La belle affaire ! On ne vous rapporte pas ce que, sur tous les scandales sexuels mentionnés ci-dessus, les pamphlétaires, les chansonniers et autres comédiens ont dit, écrit, parodié ou publié ! Aucun d’eux n’a été inquiété. Et au Sénégal même, gageons que si Adama Gaye n’avait pas eu la mauvaise idée d’entreprendre une croisade moralisatrice sur le pétrole et le gaz sénégalais, il aurait beau eu écrire sur les galipettes ou infidélités supposées du président Macky Sall, nul n’aurait songé l’envoyer en prison. Un peu comme Khalifa Sall n’aurait jamais été embastillé à propos de l’affaire de la fameuse caisse d’avance de la mairie de Dakar s’il ne s’était pas avisé de présenter sa candidature contre le président Macky Sall à l’élection de février dernier.
Avec Adama, c’était le bon temps !
Cela dit, Adama Gaye aurait dû savoir qu’on ne sort pas indemne d’un combat contre un État surtout si celui-ci est dirigé par un président sans état d’âme comme le nôtre. On ne s’attaque pas impunément à lui et, en le faisant, on y laisse forcément des plumes à défaut de sa vie. Et c’est vrai qu’ailleurs, c’est une balle perdue qu’un outrecuidant aurait prise en pleine nuque. Oui mais, fort heureusement pour les citoyens de ce pays, le Sénégal, ce n’est pas cet ailleurs. C’est un pays où, dieu merci, les citoyens, notamment les journalistes, ont toujours pu s’exprimer librement. Sauf que, sous le régime de Macky Sall, il est dangereux de parler de scandales pétroliers et gaziers au moment où le frère du président est englué dans un scandale à 6000 milliards de francs CFA ! Ou alors, en le faisant, il faut surveiller ses arrières car un délit de droit commun est si vite débusqué.
Cela dit, faut-il défendre le « diable » Adama Gaye quand bien même il serait devenu cassant, hautain, arrogant, imbu de lui et un brin mégalomane ? Du moins est-ce ainsi qu’une bonne partie de l’opinion le perçoit. Ma réponse est oui. Pour le principe. Pour la liberté d’opinion et d’expression. Pour la vitalité du débat démocratique en particulier lorsqu’il porte sur la gestion des ressources de notre pays. Parce qu’encore une fois, le délit d’offense au chef de l’État est anachronique dans une démocratie. Parce qu’il vaut mieux critiquer, combattre par les idées quitte à faire des dérapages en dessous de la ceinture que prendre les armes comme on l’a vu dans certains pays du continent — et même au Sénégal, hélas, lorsque du pétrole avait été découvert au large des côtes du Sénégal et de la Guinée-Bissau au début des années 80. Ce qui avait allumé le conflit casamançais qui joue les prolongations sanglantes 37 ans après. Parce que, surtout, il s’agit d’Adama Gaye qui fut un ami de 30 ans au cours desquels nous avons vécu de très bons moments.
Des jours heureux. Du Cesti à la Cedeao à Abuja, où il fut directeur de la communication, en passant par la Banque panafricaine Ecobank, à Lomé, où il occupa les mêmes fonctions, de Paris à Londres, en passant par Johannesburg ou New-York, partout, joyeux drilles, heureux, libres et sans lois, nous avons bourlingué, Adama Gaye dépensant sans compter. C’était un homme généreux, chaleureux, bon vivant. C’est incontestablement l’un des journalistes africains les plus brillants, les plus cultivés, les plus instruits, un homme qui dispose d’un carnet d’adresses impressionnant. Je me rappellerai toujours cette visite qu’effectua au Nigeria, en 1999, le président Abdou Diouf venu assister à la transmission du pouvoir aux civils après des décennies de dictature militaire. Lorsque l’avion de commandement à bord duquel nous avions pris place s’était immobilisé à l’aéroport d’Abuja, que la portière s’est ouverte et l’échelle de coupée installée, les journalistes ont été parmi les premiers à sortir.
Le voyant apparaître en haut de l’avion, le général-président Abdoul Salami Aboubacar s’est écrié : « Hey Adama, how are you ! », avant de se précipiter à sa rencontre et lui faire l’accolade. Toute la délégation sénégalaise, le président Diouf en tête, était émerveillée mais il est comme ça, Adama : proche de certains grands de ce monde. Cela lui est-il monté à la tête, l’a-t-il grisé ? Je ne saurais le dire. Une chose est sûre : Adama Gaye a toujours été un esprit libre, une tête brûlée, un rebelle. Les vicissitudes de la vie nous ont séparés tout comme ils ont distendu les relations entre Adama et l’actuel président de la République qui furent très solides à un moment donné. Il fut un temps où Adama Gaye avait trois grands amis au Sénégal : par ordre de proximité l’ancien directeur général de la RTS, Daouda Ndiaye, Malik Sall, actuel ministre de la Justice et… votre fidèle serviteur. Nous utilisions le nom de code « sourouille » pour nous désigner l’un l’autre Adama, Daouda et moi : « sourouille 1 », « sourouille 2 » et « sourouille 3 ».
Quant à me Malik Sall, eh bien, c’était tout simplement « Malik ». Sur les chemins de la vie, nous nous sommes séparés Adama et moi. Probablement, aussi, que ses relations avec les autres ne sont plus des meilleures. il n’empêche : en plus des principes, en plus de l’injustice qui le frappe, en plus de l’acharnement non mérité dont il est l’objet depuis son incarcération, je me dois de défendre un homme qui fut mon ami et avec qui j’ai passé de très bonnes années. On comprendra donc que je ne participe pas au « Adama bashing » qui, depuis bientôt dix jours, est l’exercice favori de certains. Et tant pis si, encore une fois, cette dernière décennie, je n’ai plus reconnu mon Adama Gaye d’antan !