Y avait-il quelque chose à attendre ? Non, pas vraiment. Un peu de curiosité peut-être. Tout avait déjà fuité dans les médias. Mais faut-il que je sois aussi borné et impeccablement naïf pour attendre du chef de l’Etat un sens de l’alternative. Cette période d’incertitudes et de crise ne va pas aboutir à un vrai changement de cap. J’en suis maintenant persuadé. Dans notre pays, c’est sûr, le paradigme va demeurer. Nous n’avons pas à la tête de notre nation, un leadership fort et vraiment porteur de génie créatif. Capable de soutenir un idéal progressiste et de puissantes dynamiques de changements. Le président de la République ne veut pas briser les faux équilibres. En est-il simplement incapable ? Ou n’a-t-il pas l’intention de l’assumer, en définitive ?
Ce lundi 11 mai 2020, le chef de l’Etat a jeté un trouble, en faisant une volte-face et un revirement dans sa stratégie de lutte contre le Covid-19. Certains ont parlé d’ajustements, nécessaires, pour ne pas exacerber les frustrations. Certes, il y a des contradictions intenables pour tous les dirigeants du monde. Actuellement en « guerre » contre le coronavirus. Il faut arbitrer entre les intérêts sanitaires, économiques, sociaux. Évidemment, il faut écouter. Car l’opinion publique à son mot à dire. Mais il n’y a aucune cohérence entre les mesures prises et la situation sanitaire qui prédomine actuellement. Le président de la République a pris un verdict dilatoire. Les hôpitaux sont surchargés. La maladie gagne du terrain et l’on s’achemine inévitablement vers le pic de la pandémie au Sénégal. Visiblement, sans possibilité de résorber la courbe.
Macky Sall a décidé de laisser tanguer le navire. Dangereusement. Il ne l’a pas quitté, puisqu’il reste le commandant en chef. Avec toutes les prérogatives d’un chef d’Etat dans un régime présidentiel. Et tous les pouvoirs conférés par l’article 77 de la Constitution, en ce moment. C’est-à-dire dire qu’il exerce le pouvoir sans le consentement de l’Assemblée nationale. Ni de qui que ce soit d’ailleurs. Il est monarque. Mais un monarque, qui partage ses compétences avec d’autres seigneurs et qui le sait, et qui en profite peut-être. Sauf qu’à trop laisser de la place, à négocier et à ruser pour des ambitions personnelles et des combinaisons politiques, on finit par renier les principes qui fondent la souveraineté populaire et la République.
Faut-il vivre avec la maladie ? La question mérite d’être débattue. Tout simplement parce que personne ne sait si l’on trouvera, très prochainement, des solutions pour éradiquer le Covid-19. Aussi, parce que la peur ne doit pas l’emporter. Dans nos pays africains où très peu de moyens sont mis dans la recherche et le développement, où nous serons encore à la remorque, en regardant les autres mener une course au vaccin, nous ne pouvons pas rester indéfiniment les mains croisées. Les petites gens doivent survivre. C’est parfois la seule dignité qui leur reste. L’économie, surtout informelle ici, ne peut pas rester confinée en attendant une hypothétique réponse des pouvoirs publics. Il y avait certainement des aménagements à faire. Tout cela est vrai. Par contre, il y a beaucoup de choses réfutables, dont le fondement ne répond ni à la raison, ni à la science. Ni même à la spiritualité. En décidant de rouvrir les lieux de culte, le président de la République a abdiqué face à certaines pressions religieuses. Et peut-être a-t-il trouvé un moyen inespéré de desserrer l’étau économique. De ne prendre aucun risque. D’utiliser des circonstances favorables à ses seuls desseins politiques. Quoi qu’il en soit, cela en dit long sur la marche de notre pays. Qui fatalement va vers l’instabilité de ses institutions politiques. L’Etat ne peut pas continuer à instrumentaliser « la paix sociale » pour éviter de prendre des décisions courageuses. Sans s’en trouver diminué.
Les affaires publiques sont complexes. C’est pourquoi les femmes et les hommes en charge de les mener sont dotés d’un pouvoir discrétionnaire. Un levier pour renforcer l’autorité des représentants du peuple. En optant pour la solution de la demi-mesure, le président de la République ne change pas seulement de ton et de direction dans la lutte contre le Covid-19. Il affaiblit le pouvoir de l’Etat. Il fait preuve de passivité. Il laisse torpiller l’armature des institutions politiques par des groupes de pression. Il démissionne. La prééminence de la République s’en trouve interrogée. Les cellules religieuses sont-elles, réellement, plus importantes et solides que l’Etat et ses représentants ? Le contrat social peut évidemment laisser une large place à la coutume, et instituer des relations cordiales. Mais il ne lui délègue pas des responsabilités et un droit de regard sur les politiques publiques. Au risque de dégrader sa confiance auprès des citoyens. Et d’aller vers toujours plus de compromissions. Vers la remise en cause de l’hégémonie politique de ceux qui ont été élus au suffrage universel. L’Etat a une vocation : celle de garantir la justice et le bien-être. Quelles qu’en soient les conséquences. Nous n’avancerons pas, si nous ne nous mettons pas d’accord sur les termes de notre contrat social. Sur la vraie nature des rapports entre le religieux et le politique. Il y va de l’avenir de notre nation.
Ouvrir l’avenir. L’Etat s’est débiné. Mais ce n’est pas la décision de rouvrir les lieux de culte seulement qui pose problème. Le retour des élèves, en classe d’examen, à partir du 02 juin, est difficilement compréhensible. Les garanties du ministre de l’Education nationale ne tiennent pas devant l’âpreté de la réalité. Les disparités entre les régions sont importantes. Certaines règles d’hygiène et de distanciation sociale seront difficilement respectées dans beaucoup de localités. Pourtant l’Etat tient à expédier l’année scolaire en cours. Pour quelles raisons ? Pourquoi faire fi du principe de précaution ? De l’impératif sanitaire et des inégalités ? Il n’y a aucune nécessité de précipiter la réouverture des classes. Ce sera encore désastreux au niveau des résultats scolaires. Cela va encore dévaluer la valeur intellectuelle de l’apprenant sénégalais. Mais certains veillent. Heureusement. Il en est du collectif des gouvernements scolaires. À la tête de celui-ci, une jeune fille. Active. La tête couverte d’énergie, de courage. D’aphorismes. Maguette Ba est l’une des lueurs d’espoir de cette nation qui ne sait plus où elle va vraiment.
Écoutons-la plutôt. « Sacrifier un élève, c’est sacrifier une famille ; sacrifier une famille, c’est sacrifier un quartier ; sacrifier un quartier, c’est sacrifier une ville, et sacrifier une ville, c’est sacrifier une nation », a-t-elle martelé. Maguette est déjà impressionnante, malgré son apparence frêle, de conscience intellectuelle et politique. Elle a 18 ans. Elle habite à Keur Massar-Village. Localité qu’elle quitte tous les jours, à 06 heures du matin, pour aller au lycée Seydina Limamoulaye de Guédiawaye. Elle y passe son baccalauréat, S2. Elle rentre tard le soir, à 22 heures. Des rêves pleins la tête. Plus tard, elle souhaite travailler dans l’intelligence artificielle. Elle veut aussi « protéger l’environnement et participer au bien-être de la planète ». S’occuper de sa communauté. En ces temps de doute et de crise, c’est une vraie bouffée d’espoir et de fraîcheur. Une surprise. Maguette est déjà brillante et passionnée. Comment entretenir son talent, pour qu’elle ne soit pas éclipsée dans quelques temps. En montant les étages de la vie associative, sociale et politique ? Cela appelle une question. L’avenir de notre pays peut-il se faire sans le retour du leadership féminin ? Non. Et, il n’y a absolument rien d’inédit en cela. L’on assisterait tout simplement au retour d’un héritage positif. Aujourd’hui, force est de constater une discrétion des femmes dans la sphère publique et les grands centres de décision.
Notre modèle social et politique, actuel, a presque rendu invisible le patrimoine politique des femmes. Or, elles participaient pleinement à la pratique du gouvernement dans nos sociétés matriarcales. Comme le précisait Cheikh Anta Diop, dans « Les fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique Noire ». « De l’étude de notre passé, nous pouvons tirer une leçon de gouvernement. Le régime matriarcal aidant, nos ancêtres, antérieurement à toute influence étrangère, avaient fait à la femme une place de choix. Ils voyaient en elle, non la courtisane, mais la mère de famille. […] Aussi, les femmes participaient-elles à la direction des affaires publiques dans le cadre d’une assemblée féminine, siégeant à part, mais jouissant de prérogatives analogues à celles des hommes. » Nos sociétés avaient ainsi mis en exergue un bicaméralisme, reposant sur l’égalité des sexes.
L’avant-garde, de toutes les élites dirigeantes, depuis les indépendances, est composée d’hommes. Et nous sommes encore englués dans l’impasse. Cela doit pousser à la remise en question de ce modèle. À l’invention d’un nouveau paradigme élitaire. Si la gouvernance ne marche pas, c’est aussi parce que peu de femmes ont des rôles de direction et d’influence dans notre pays. La maigre consolation de la loi sur la parité, et les quelques ministres dans les gouvernements ne doivent pas faire oublier que ce sont les hommes, en grande majorité, qui tiennent le gouvernail. Et, de fait, leurs orientations présentent des lacunes. Puisque l’horizon reste encore bouché. Puisque nous n’entrevoyons pas le bout du tunnel. Après 60 ans d’indépendance. La construction de la nation sénégalaise ne s’est pas faite avec « la moitié du ciel ». Ce qui est une hérésie. Le gouvernement des hommes, sans les femmes, est celui de l’âge archaïque. Celui de la colonisation. De l’absolutisme. D’une catégorisation sociale. Il favorise un amenuisement des valeurs démocratiques et un effacement des intérêts de la gente féminine. C’est un recul civilisationnel.
Il faut donc un retour aux sources. Les femmes doivent gérer. Co-gérer avec les hommes. Dans une relation de coopération redéfinie. Qui consacre la primauté de l’intelligence collective. Pour un épanouissement ordonné et juste de l’ensemble du corps social. Si notre nation veut constituer une vraie force motrice pour, dans l’avenir, affronter les problèmes du monde, cette direction sera celle de son destin. Non seulement ce sera une évolution de portée universelle mais aussi un élan d’humanité. Un pacte sur l’égalité des droits. Cette proposition ne va pas agréer les milieux conservateurs. Qui ne peuvent pas supporter le partage de pouvoir. Qui ne sont solidaires que dans leurs intérêts égocentrés. Qui ne voudront pas comprendre une nouvelle répartition politique et sociale, intégrant positivement les femmes. En associées majoritaires. C’est pourquoi, il faudra une vraie conspiration de la jeunesse. Pour nous sortir de la léthargie. Comme beaucoup de jeunes filles de son âge, Maguette est un soleil. Il reste maintenant à faire éclater ses rayons. Pour qu’ils ne restent pas seulement des lueurs de l’aube. Mais des zéniths toujours incandescents, accompagnant la marche de notre pays. C’est un enjeu de civilisation. Un investissement d’avenir. Une exigence civique et morale. Ce sera la voie de notre émancipation collective.
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