Le 16 décembre 2019, nous avions publié une chronique intitulée «La nécessité d’auditer Senelec». C’était au lendemain des dernières mesures d’augmentation du prix de l’électricité, justifiées par un besoin de combler un déficit d’exploitation de la compagnie nationale d’électricité. Il semblait curieux que Senelec, qui était présentée comme un modèle de bonne gestion d’une entreprise publique, distribuait des dividendes et qui avait réalisé des investissements vantés comme lui permettant de couvrir ses besoins en approvisionnement en électricité, que cette même Senelec connût subitement des problèmes de production au point de recourir à la location d’une barge flottante venant de la Turquie pour acheter l’électricité à un prix plus onéreux. Il était aussi curieux que cette même société, qui avait équilibré son exploitation en 2015, jusqu’à renoncer à la subvention de l’Etat du Sénégal, arrive à augmenter ses prix au consommateur pour «résorber ses déficits d’exploitation». Pour le seul exercice de l’année 2019, Senelec a encaissé auprès de l’Etat du Sénégal plus de 200 milliards de francs Cfa de compensation et autres subventions. Du temps de la gestion de gabegie du Plan Takkal de Karim Wade, Senelec n’avait pas reçu plus de 100 milliards de l’Etat du Sénégal. Pourtant, Senelec a vu le prix de ses intrants de production, notamment les hydrocarbures, baisser de plus de la moitié avec la chute des cours mondiaux du pétrole. Mieux, à la faveur du Programme «Scaling solar» de la Banque mondiale, Senelec était arrivée à acheter le kw/h auprès des nouvelles centrales solaires à un prix le plus bas que partout ailleurs dans la région. Il y avait donc anguille sous roche. Il y avait quelque chose qui clochait et qui méritait d’être examiné. La demande de réaliser un audit de Senelec était aussi un écho aux protestations des consommateurs et des citoyens qui criaient dans des cortèges de marcheurs qu’il n’était pas question pour le consommateur de payer des pots qu’il n’a pas cassés. Ainsi, le consommateur ne devait pas avoir à supporter les présumés errements et turpitudes dans la gestion de Senelec.
Nous avions essuyé une volée de bois vert, des insultes même, car d’aucuns ne voulaient pas envisager la nécessité de contrôler une gestion, fusse-t-elle conforme aux bonnes règles. On voyait toujours un complot, une volonté d’affaiblir un potentiel candidat politique en la personne de Mouhamadou Makhtar Cissé, directeur général de Senelec, devenu ministre de l’Energie et du pétrole. Je me demande bien si l’intéressé ne devait pas rire de ces grossièretés qu’on nous prêtait. Mais qu’à cela ne tienne !
L’affaire du contrat controversé passé entre Senelec et Akilee donne du grain à moudre et encore plus de sens à toute demande d’examiner la gestion de Senelec de ces dernières années. Le contrat avec Akilee semble être la goutte d’eau de trop. Les syndicats et les cadres de Senelec ont unanimement demandé des missions d’inspection et de contrôle, par les grands corps de contrôle de l’Etat, pour situer les responsabilités quant à la gestion aux relents prévaricateurs de la compagnie nationale d’électricité.
Akilee, le scandale de trop
Senelec avait confié au cabinet Performance management consulting (Pmc) une mission en vue d’élaborer un plan stratégique pour la période 2016-2020. Cette mission a produit un plan stratégique intitulé «Yeesal». On lit à la page 18 de ce plan, établi en novembre 2016, la préconisation pour la Senelec d’engager la perspective du «développement de compteurs communicants/intelligents, rendant les réseaux plus intelligents avec le développement des outils de e-learning pour faciliter le développement et le renforcement des capacités (commerciales, mais aussi techniques)». Pour mettre en œuvre leurs recommandations, les consultants, notamment Victor Ndiaye et Amadou Ly du cabinet Performance, vont sortir de leurs manches la société I-Nes, créée avec leur partenaire Samba Laobé Ndiaye, résidant en France. La société I-Nes va créer avec la Senelec la société Akilee, avec un tour de table de 66% de parts pour I-nes et 34% pour la Senelec. Le directeur général de la Senelec, Mouhamadou Makhtar Cissé, dévoila ce partenariat en août 2017, en présentant Akilee comme une filiale de Senelec. Les actes uniformes de l’Organisation pour l’harmonisation du droit des affaires en Afrique (Ohada) stipulent qu’une filiale doit être détenue au moins à hauteur de 51% par la société mère. C’était donc une supercherie de présenter Akilee comme une filiale de Senelec, un moyen commode pour contourner le Code des marchés publics et, donc, recourir à une prétendue filiale pour éviter la procédure d’appels d’offres concurrentes dans laquelle Akilee n’aurait eu aucune chance. L’opération avait aussi de forts effluves de délit d’initié, en ce sens que les consultants ont eu le temps d’étudier en interne les faiblesses et les besoins de Senelec, avant de mettre en place une start-up censée corriger lesdites faiblesses. Des cadres de l’entreprise avaient, faut-il le rappeler, dénoncé ce contrat dans la presse. Ils lui reprochaient, outre l’exclusivité du contrat de fourniture des compteurs intelligents, un domaine dans lequel Senelec avait déjà une certaine expertise, le fait qu’Akilee ne pouvait présenter aucun état de services assez solide et un carnet d’adresses important lui permettant de disposer d’une exclusivité qui lui assurait un contrat de 187 milliards de francs Cfa sur dix ans.
Mais ce n’est pas le plus grotesque. Pour accompagner le plan stratégique de Senelec, le gouvernement avait pu décrocher un financement conjoint de la Banque mondiale et de l’Agence française de développement (Afd). Coup de théâtre ! A la veille de la signature du contrat d’Akilee, la Senelec avait décliné ce financement destiné à l’acquisition, par appels d’offres, de compteurs intelligents. Senelec avait préféré renoncer à ce financement et à l’appel d’offres, pour confier le marché de gré à gré à Akilee, qu’elle va payer sur sa propre trésorerie. On a vu qu’en fin de compte, ce sont les consommateurs (avec le renchérissement des factures) et l’Etat du Sénégal (avec les subventions budgétaires tirées des impôts des citoyens et/ou de l’endettement public), qui passent à la casserole.
Le plus drôle reste à venir. Le contrat entre Akilee et Senelec a pour base la fourniture de compteurs électriques dits intelligents. Akilee n’étant pas fabricant de ces compteurs, son rôle principal dans le contrat est de faire le travail d’intermédiaire, c’est-à-dire d’acheter les compteurs pour la Senelec auprès de son fournisseur traditionnel de compteurs, la société chinoise Hexing. L’intermédiaire Akilee y mettra naturellement ses marges commerciales et lesdits compteurs reviendront plus chers à Senelec. Cela va également avoir un impact sur le coût d’acquisition et le prix du kilowatt/heure livré au client final (consommateur). Akilee vend également, au prix de 9 milliards de francs Cfa, à Senelec une plateforme technique que lui a fournie gracieusement Hexing. C’est toute une histoire, car dans une offre commerciale, Hexing promettait de céder gratuitement la plateforme technique si la société d’électricité lui achetait un minimum de 350 mille compteurs intelligents, dans la perspective de remplacer les anciens compteurs. Le parc de compteurs de Senelec est de l’ordre de 1 million 400 mille unités. Mais Senelec commande du coup à Akilee un lot de 2 millions 700 mille compteurs et lui délivre un bon de commande sur toute la quantité. Akilee passera commande à Hexing et obtient gratuitement la plateforme technique qui va avec l’exploitation des compteurs. Akilee prétend avoir ajouté deux nouveaux modules informatiques à cette plateforme et justifie ainsi le prix. L’actuel directeur général de la Senelec, Papa Demba Bitèye, a proposé de n’acheter que les deux nouveaux modules qu’Akilee prétend avoir introduit sur la plateforme qui lui est donnée, encore une fois, gratuitement. Mais le plus renversant est que des cadres de la Senelec trouvent des similitudes étonnantes entre les éléments de ces modules sur une proposition technique que Huawei, une autre société chinoise spécialisée en télécommunications, avait proposée à Senelec, durant la période où le cabinet Performance effectuait sa mission auprès de Senelec. Dans une offre globale, Huawei proposait une plateforme technique dédiée et des modules similaires, pour ne pas dire identiques, en cas d’une commande de 400 mille compteurs par Senelec. Ces spécifications sont contenues dans l’offre intitulée «Solution de WAN et LAN proposée par Huawei pour Senelec». Les mêmes cadres de Senelec pointent du doigt de grosses lacunes techniques dans le contrat, ce qui dénoterait d’une précipitation dans sa conclusion ou que la direction générale n’avait pas souhaité associer les services techniques dans les négociations. Le contrat Akilee ne prévoit qu’une commande d’un seul modèle ou type de compteurs alors que les clients de Senelec utilisent des compteurs différents, en fonction de leurs activités ou du volume de leurs consommations.
Le contrat liant la Senelec et Akilee dévoile bien de situations incongrues qui laissent à tout le moins perplexe. On se demande, à la lecture, si les parties qui négociaient pour la société nationale d’électricité avaient vraiment mis en avant les intérêts de l’entreprise. De manière générale, le contrat semble plus déséquilibré en faveur de la start-up Akilee. Même en cas de résiliation, le contrat permettra à Akilee de ne pas y laisser sa chemise, tout au contraire. Quel que soit le cas de figure envisagé, «Résiliation sans faute, résiliation pour faute d’Akilee, résiliation pour faute de Senelec, cas de force majeure prolongé», la Senelec devra verser à Akilee les montants des factures émises et non payées, les encours après livraison, des indemnités majorées, ainsi qu’un montant correspondant au manque à gagner sur la durée restant du contrat. On s’interrogera encore sur les conditions de signature de ce contrat à la date du 11 février 2019, en pleine campagne électorale et la diligence particulière pour le faire enregistrer et la signature, le 20 mars 2019, d’un bon de commande pour dix ans, portant sur la valeur totale du contrat. Il est difficile de ne pas croire qu’il fallait tout plier en mode «fast track» avant de passer à autre chose. Le contrat est truffé de fautes d’orthographe et de syntaxe. Cela donne l’impression d’une course contre la montre. L’Agent judiciaire de l’Etat du Sénégal ou les conseils de Senelec devraient pouvoir faire annuler sans grandes difficultés un pareil contrat aussi léonin et comportant des «irrégularités d’une particulière gravité et portant une atteinte excessive à l’intérêt général».
Le Club des investisseurs sénégalais ne saurait cautionner cette forfaiture
De nombreuses personnes ont été étonnées de voir une déclaration, signée du Club des investisseurs sénégalais (Cis), apportant un soutien à Akilee dans son différend avec Senelec. Mais ce sont les membres du Cis qui ont été les premiers à s’étrangler de rage en découvrant, dans les journaux de vendredi dernier, la publication de la motion de soutien à Akilee. Ils s’interrogent sur les motivations d’une telle prise de position, d’autant qu’aucune instance régulière du Cis n’avait été préalablement consultée. En effet, ce n’était que dans la nuit du jeudi 14 au vendredi 15 mai 2020, à 00h 40, qu’un message avait été envoyé aux membres du Cis «pour information», sur une déclaration qui devra être dans les journaux à leur réveil. A cette heure, les publications étaient déjà à l’imprimerie et aucune protestation n’aurait pu permettre de rattraper la déclaration. L’heure était donc bien choisie pour «informer» les membres du Cis, sans doute déjà dans les bras de Morphée et qui, à leur réveil, se trouveraient ainsi mis devant le fait accompli. On saura plus tard que l’insertion payante avait pourtant été calée avec la plupart des journaux, le jeudi, sur les coups de 19 heures. Les réactions indignées ne se sont pas fait attendre. La manœuvre apparaît déloyale à l’endroit des membres du Cis qui se voient ainsi embarqués dans un combat dont ils ignorent les tenants et les aboutissants. Ainsi, de nombreux membres du Cis ont tenu à se démarquer d’une telle prise de position, estimant que l’organisation était en train de faire fausse route, car la défense des intérêts des privés nationaux sénégalais ne saurait participer de la caution apportée à des actions de prévarication ou de dépeçage d’un outil public. Pour sa part, Senelec a regretté, dans un communiqué, que le Cis ait eu à se prononcer sur un différend sans prendre la précaution d’entendre sa version des faits. Il faudrait sans doute retenir que promouvoir le capital sénégalais est une chose, mais le faire au détriment des intérêts du pays et du bien commun semble problématique. Le Cis devrait se montrer une structure dynamique et proactive, incitant à une implication effective des capitaux sénégalais dans la marche du pays. Son rôle est d’interpeller l’Etat sur bien des questions économiques et pousser à une prise en compte des intérêts du capital sénégalais. Il doit se faire force de proposition dans un contexte où l’idée que l’économie nationale ne serait pas entre les mains des fils du pays est brandie à tort ou à raison. Un tel outil a un rôle majeur à jouer.