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Le Mauvais Sort

Le Mauvais Sort

Cela faisait deux mois que je n’avais pas mis les pieds au salon de coiffure. Il était fermé, à cause de la pandémie. Je suis passé devant, ce matin. J’ai vu qu’il avait rouvert. J’ai décidé d’aller me coiffer, en rentrant. À mon arrivée, un client sortait de l’office et le coiffeur balayait le sol. Nous avons échangé des salutations. Je l’appelle « Mawbe », et lui me rend « Paco ». Sa personnalité extérieure était intacte. La trentaine bien consommée. Toujours chétif et mal fagoté. Une voix petite et fuyante. Une espèce de confusion dans le regard, qui caractérise les personnes pudiques et les âmes qui cachent de nombreux secrets. Par contre, il m’a semblé moins joyeux qu’à l’accoutumée. Quelque chose a peut-être changé durant ces semaines de semi-confinement ? Je ne lui ai pas posé la question. Il était plus disert. Pendant qu’il me rasait, il bavardait beaucoup. Cela ne lui arrivait jamais. Il a commencé par me raconter les problèmes du salon. Tout un tas d’histoire. Il sautait d’un fait à un autre. 

J’étais surpris. Car en dehors des commentaires sur le foot, il discutait rarement. Notre communication tournait essentiellement autour de l’actualité sportive. D’ailleurs, j’y vais parfois, exprès, les soirs de Ligue des champions. Précisément à l’heure où commencent les rencontres, pour profiter de l’ambiance. J’y retrouve quelques personnes, qui viennent pour les mêmes raisons. La télé est perchée en haut. Fixée sur un support mural. De l’extérieur, derrière la porte vitrée, on ne rate rien. Ce qui attire des enfants. Des talibés, qui doivent habiter dans le coin. Ils se regroupent juste devant l’entrée, chaque soir, pour regarder invariablement les programmes diffusés sur le téléviseur. Qu’il s’agisse de films, de documentaires animaliers, de clips, de foot. Ils sont tout le temps concentrés et suivent intensément les émissions. Comme s’ils étaient conviés à un loisir inespéré.

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À un moment, les propos de Mawbe ont dérivé sur la méchanceté des gens. Plusieurs fois, m’a-t-il raconté, des personnes mal intentionnées ont voulu lui jeter une malédiction. Il a trouvé, maintes fois, devant son ancien salon, des objets maléfiques. Noix de cola, œufs cassés, papier avec des inscriptions en arabe, aiguilles, corps d’animaux. Il en a tiré une conclusion : « Trop de gens sont mesquins dans notre pays. Ils n’avancent pas et ils empêchent les autres d’aller de l’avant », ronchonnait-il. Heureusement, rouspéta Mawbe, « ils vont encore et toujours échouer ». Il m’a confié qu’il est armé mystiquement. Je l’écoutais, en silence. Ne mimant absolument rien. Ni approbation, ni objection. Des histoires comme ça, je les entends depuis toujours. Chez des jeunes surtout. Dans notre société, il y aurait trop d’envieux, de jaloux, de personnes maléfiques. Qui vont même parfois jusqu’à implorer le diable pour jeter un mauvais sort à un parent, à un concurrent.

Est-ce que j’y crois ? Les humains développent des sentiments de haine, d’aigreur, de jalousie. De méchanceté. Comme ils peuvent être sympathiques, magnanimes, justes. Bons. Il y a du meilleur et du pire, partout. Ce n’est pas spécifique à la société sénégalaise. L’humanité n’a pas encore atteint un état de conscience, lui permettant de rompre avec ses énergies corrompues. Ce qu’il est possible de faire, c’est de civiliser. C’est d’abolir la violence aveugle, volontaire. Et aussi, de diriger les esprits vers un niveau d’humanisme supérieur. Par l’instruction et le savoir. Au Sénégal, c’est là où nous péchons. De toute évidence, dans notre pays, il y a un ordre immoral, violent, qui gouverne nos rapports sociaux. Nous sommes piétinés, parfois, par des sentiments profondément archaïques. Ce qui bloque nos possibilités d’avancement. Pourquoi tuer un chat et le jeter devant le salon de coiffure de quelqu’un, dans l’intention de lui nuire ? Un esprit sain ne peut pas faire ça.

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Conjuration. Pendant que Mawbe parlait, une controverse bourdonnait dans ma tête. Qui appelait à des réflexions désordonnées. Chacun étant l’ennemi potentiel de l’autre, comment construire le commun, me demandais-je ? J’avançais cette hypothèse : l’esprit profond de notre société favorise les passions inférieures. La modernité n’a pas déraciné les structures de l’inscience. Les deux évoluent concomitamment. Nous sommes empêtrés dans une contradiction. Un obscurantisme dynamisant, qui cohabite avec la modernité. La société sénégalaise navigue entre deux eaux. Cet antagonisme, entre deux systèmes de valeurs, nous maintient dans l’indécision structurelle. Cela pourrait justifier notre improduction politique et économique. Il serait intéressant de recourir à une approche psychosociologique, et questionner nos tares en tant que communauté, pensais-je. Relevons-nous, en tant que groupe social, du cas psychiatrique ? 

Il est vrai que nous devons faire la part des choses, et interroger aussi les sophistications de la modernité. Partout, elle a montré sa part de cruauté, sa destruction de la biosphère. Mais elle suit le sens de l’histoire. Sa logique de prédation peut être discutée et remise en cause, et pourrait-on même, avec de la persuasion et un peu de chance, dans ce que l’on nomme démocratie, diriger la modernité vers plus d’humanisme. Ce qui n’est pas le cas avec l’obscurantisme. Qui ne peut pas tolérer la délibération. Qui enferme. Qui ne connaît pas le sentiment d’universalité. Qui n’est pas esprit d’intelligence. L’obscurantisme est un tyran. En cela, il ne permet pas que les structures spirituelles et sociales fonctionnent dans le sens de la collaboration et de l’accomplissement collectif. Il faudra choisir. Esprit fermé ou esprit ouvert ? 

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Je ne savais pas quoi dire à Mawbe. J’accueillais son long monologue avec bienveillance. À mon avis, il gaspille son énergie. À se battre contre des ennemis imaginaires. À intoxiquer son esprit, avec toutes ces pensées négatives. À se laisser étouffer par des préjugés sociaux. Au lieu d’avoir sa propre volonté souveraine, et de se soucier uniquement de ce qui relève de sa responsabilité. En sortant du salon, j’ai encore vérifié la sentence populaire : sans le changement des mentalités, il n’y aura pas de salut collectif ! Notre société restera enchaînée dans ses instincts inférieurs. Le système de valeurs, qui nous façonne, dégonfle l’intelligence collective et nuit aux capacités créatrices de l’individu. Il désoriente la force mobilisatrice de la jeunesse. C’est un mauvais sort, qu’il faut conjurer.

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