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Par-delÀ Faidherbe

Par-delÀ Faidherbe

Pour intéressante et nécessaire qu’elle soit, l’actuelle critique de la présence des symboles coloniaux dans notre espace public me semble elle-même, et dès maintenant, devoir être mise en crise.

Je souligne ce « dès maintenant ». C’est que je sais d’emblée que certains estiment ou estimeront que l’heure n’est pas encore à la critique interne d’un processus qui n’est pas encore achevé, et qui même, en un sens, commence à peine. Ne faudrait-il pas, comme on dit, faire chaque chose en son temps ? Hiérarchiser les actions, prioriser les gestes ? Déboulonner toutes les statues problématiques d’abord, débaptiser certains espaces dans un premier temps et, ensuite seulement, une fois retrouvé le sentiment (ou son illusion) d’une liberté souveraine de se nommer hors toute humiliation, penser à d’éventuels écueils nouveaux ?  

Cet argument s’entend. Mais je lui oppose celui-ci : le problème des symboles coloniaux dans l’espace public n’est que la partie émergée d’une crise plus profonde et plus vaste : la crise du rapport qu’un peuple – le peuple sénégalais en l’occurrence – entretient avec ses symboles prétendus. Plus essentiellement, cette crise est celle de la connaissance véritable que ce peuple a des symboles qu’on lui propose. Il n’est pas dit que remplacer les symboles coloniaux actuels par des figures jugées plus authentiques signifie que la majorité de la population locale s’intéressera davantage, s’identifiera mieux, s’attachera plus à ces dernières.

Le moment que nous traversons actuellement ne me paraît donc pas être un simple préalable à un temps qui serait moins problématique quant à notre rapport aux figures historiques. Tragiquement, ce moment interroge déjà (ou encore) notre connaissance réelle de notre histoire. Et le constat est accablant : non seulement la méconnaît-on, mais encore est-il permis de penser qu’on ne soucie pas vraiment de la connaître.    

D’une perspective éthique, la statue de Faidherbe trônant sur son podium à Saint-Louis pose un problème certain. Je suis pour qu’on la descende de son socle et qu’on la déplace en un lieu où il sera possible d’évoquer cette mémoire douloureuse, et de la penser en toute lucidité.

Mais d’une perspective épistémique, c’est-à-dire sur le seul plan de la connaissance qu’une époque produit ou possède sur un fait, un événement ou une personne, cette statue pose les mêmes questions que poserait, à sa place, une représentation de Lat-Dior, ou de Ndaté Yalla, ou de la sœur de celle-ci, Ndjëmbëtt Mbodj, ou d’Aline Sitoé Diatta, ou de Koli Tenguela.

Est-ce que je connais vraiment cette personne qui est sur le piédestal ou qui donne son nom à cette rue ? M’a-t-on réellement appris son histoire ? Pourquoi est-elle là ? Quelles valeurs et vertus avait-elle, dont on voudrait que je m’inspire pour ma vie ?

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Il y a une question que je pense ne pas être le seul à me poser depuis que les débats sur la statue de Faidherbe font rage : comment, toutes ces décennies, cette statue a-t-elle tenu sans qu’on ne soit jamais vraiment intéressé à son sens ? Est-ce parce que la priorité des luttes était ailleurs ? Parce qu’on ne jugeait pas ce symbole aussi important que ça ? Parce que les urgences du quotidien empêchaient les populations de trouver le temps de se demander à quel titre ce monument se dressait là ? Parce qu’on ne peut pas s’engager de front, avec la même intensité, pour toutes les causes de son temps ? Chacune de ces hypothèses porte sa vérité. Mais il y en a une, je crois, qu’il faudrait considérer plus que les autres, dans la mesure où elle les subsume sous son implacable évidence : si on ne se préoccupait pas tant de la statue de Faidherbe, c’est parce qu’on ne connaissait pas vraiment Faidherbe. Ou plutôt : c’est parce que ce qu’on savait de lui, ce qui nous était appris de lui, ne recoupait-il que très partiellement sa geste sinistre et sa vie.

Je ne dis pas que nul ne connaissait les horreurs commises par Faidherbe, non plus que je n’accuse les historiens d’avoir failli à documenter la part la plus funeste de son œuvre. Je veux dire que ceux qui connaissaient cette histoire représentaient une infime minorité (ils le demeurent, globalement). Je veux dire que les travaux d’un Pr Iba Der Thiam ou d’un Pr Abdoulaye Bathily, pour ne parler que des plus connus, n’ont hélas pas pris. Il n’est rien de leur faute exclusive. Est engagée, en la matière, la responsabilité d’un tout qui n’a pas permis que ces travaux infusent, pénètrent le tissu social jusque dans ses profondeurs, et l’imprègnent durablement. Ce processus, pour de multiples raisons, a raté. Le savoir qu’il convoyait, hors des cercles initiés, n’a pas réussi à se transmettre, de relais en relais, jusqu’au stade où l’on sème les premiers germes – cruciaux – de la connaissance : l’enfance.

Les souvenirs que j’ai de Faidherbe à l’école primaire – et Dieu sait que j’ai eu d’excellents enseignants, d’une culture et d’une pédagogie admirables – parlent vaguement d’un homme qui aurait « pacifié » telle partie du territoire et « repoussé les attaques » de je ne sais quels conquérants qui projetaient de soumettre ou démembrer le pays. Il l’a peut-être bel et bien fait ; mais il a aussi fait autre chose. Cette autre chose, cette terrible autre chose, il m’a fallu des années avant de la découvrir. Entre les deux, alors que j’ai passé plusieurs années à Saint-Louis, je suis passé des centaines de fois devant la statue de Faidherbe sans vraiment lui accorder d’importance.

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Voici où je veux en venir : pour ce qui est des symboles – mais cela pourrait valoir pour toute chose – c’est la connaissance la plus précise possible qui fonde la réflexion et le sentiment les plus justes, lesquels définissent ensuite à leur tour le rapport qu’on a, individuellement et collectivement, avec la figure en question. Et tant que cette connaissance continuera, comme c’est l’habitude, d’être amputée, embellie, dénaturée, mal transmise (je dis : intransmise), apocryphe voire légendaire, on pourra placer sur un piédestal n’importe quelle figure qu’on voudra : elle suscitera toujours plus ou moins d’indifférence chez une grande partie de la population. Ce qui se passe en ce moment est une occasion bienvenue d’ouvrir un débat de fond sur :

1) le savoir qu’on possède sur les figures fortes de notre histoire (Faidherbe en est)

2) la manière dont ce savoir, adapté, vulgarisé, digéré, reformulé, se transmet jusqu’à la base.

3) la relation que les masses (j’utilise ce terme sans mépris), celles qui n’ont pas toujours la chance d’aller à l’école, celles qui, géographiquement et mentalement, vivent loin des espaces où se tiennent en français les grands débats intellectuels sur la mémoire, ont avec l’idée même de symboles représentés dans l’espace public.

Qu’on ne se méprenne pas : je ne place pas sur le même plan Faidherbe et, mettons, Aline Sitoé Diatta. Je voudrais éviter à la seconde, si jamais elle se retrouvait un jour sur un piédestal, d’être réduite qu’à quelques vagues repères, et de se voir peu à peu condamnée à une indifférence dont la sortira, de loin en loin, quelque lumière nouvelle jetée sur son action, quelque querelle de spécialistes sur tel épisode de sa biographie, quelque hommage appuyé.

Je voudrais ensuite éviter que dans le débat actuel, les problèmes ne soient posés que par rapport à la colonisation – avec les charges polémique, émotionnelle, idéologique qu’elle charrie souvent. Il serait contradictoire de prétendre, d’une part, reprendre la main sur toute l’histoire de notre pays, et de l’autre, d’arrimer systématiquement tous les débats qui concernent cette histoire au vaisseau colonial, comme si elle n’existait pas hors d’elle.

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Je voudrais, enfin, éviter que les élans de déboulonnage actuels n’aient pour horizon qu’une symbolisation aussi bruyante que creuse. Surcharger les symboles d’idéologie ou d’affects sans se préoccuper de leur impact sur la réalité collective n’aurait pas de sens. L’orgueil idéologique de renommer une université d’après le nom d’un éminent savant « de chez nous » demeure vain ou superficiel si, au sein de cette université, on s’y préoccupe de tout sauf du goût du savoir et de la recherche de la vérité. Donner à une rue le nom d’une femme valeureuse de notre histoire est un acte vide si, dans cette même rue et dans bien d’autres, la dignité des femmes peut être bafouée par des hommes à tout moment et de toutes les manières, y compris les plus viles.

Je terminerai par une réflexion générale et ouverte sur les grandes figures, qu’elles soient coloniales ou bien nationales. Peut-être qu’au fond, c’est l’acte même de statufier un être humain qui pose aujourd’hui un problème. Un certain nombre de grands hommes de notre histoire, on le sait, furent aussi des conquérants impitoyables ayant massacré d’autres peuples, des esclavagistes notoires, ou des tacticiens qui trahirent certaines alliances avec les « leurs », n’hésitant pas à s’allier avec les colons pour des raisons stratégiques. Si l’on part du principe que la plupart des grandes figures n’étaient pas absolument exemplaires ou pures, si on admet que certaines parmi elles, qu’on tient pour des héros ici, ont été des bourreaux ou des « traîtres » ailleurs, non loin, comment justifierait-on d’ériger des bustes à leur gloire ou de donner leur nom à des lieux ? Quel serait le critère pour élire certaines figures historiques bien sénégalaises au rang de symboles nationaux quand on sait le prix de leur grandeur ?

Je n’ai pas la réponse ; et peut-être d’ailleurs mes questionnements n’ont-ils aucune pertinence. Je reste cependant convaincu que la séquence qui s’est ouverte ces dernières semaines sortira bientôt du faisceau colonial, dont la lumière éclaire le débat autant qu’il le simplifie parfois dans une binarité agaçante. Il ne s’agira alors plus seulement d’être pour ou contre la présence de la statue de Faidherbe dans la rue – cette opposition est trop courte et improductive – ; il s’agira de chercher, par-delà Faidherbe, le sens et la connaissance de tout symbole dans notre espace public et dans notre histoire.







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