Va-t-on finir par croire que nous ne guérirons jamais de nos maux ? L’actualité est marquée par le démantèlement d’un vaste trafic de faux médicaments. Des personnes mises en cause sont arrêtées et seront présentées devant les institutions judiciaires. Un procès sera tenu et quelques mois après, un autre réseau de trafic encore plus vaste, plus nocif, portant sur les mêmes produits contrefaits, sera à nouveau découvert. C’est comme si tout est fait pour que de tels trafics ne cessent, tant les intérêts liés à de tels trafics mafieux sont colossaux et impliquent des personnes qui arrivent toujours à s’assurer une certaine impunité. Quel policier, quel gendarme, quel magistrat, quelle autorité politique ou quel citoyen lambda peut dire ne pas connaître les lieux où la vente illicite de faux médicaments a pignon sur rue dans toutes les grandes villes du Sénégal ?
Ce commerce est pratiqué au vu et au su de tout le monde. Mais à chaque fois qu’une grosse opération de saisie de faux médicaments est révélée par les médias, tout le monde se dit choqué, scandalisé et éberlué. Et les pouvoirs publics menacent les trafiquants du glaive ! Seulement, les autorités du ministère de la Santé semblent raser les murs depuis l’arrestation, la semaine dernière, de ressortissants chinois avec leurs acolytes sénégalais pour une rocambolesque affaire de trafics de faux médicaux et de matériels médicaux. Les Douanes sénégalaises ont cherché à se laver à grande eau, par la voix de Mbaye Ndiaye, directeur des Opérations douanières, en mettant en cause directement certains services du ministère de la Santé qui pourraient passer ainsi pour avoir été complices des trafiquants. Mais la nouveauté dans cette affaire est qu’on découvre de manière officielle que les faux médicaments ne sont pas seulement vendus dans les étals et échoppes de rue, mais également dans des pharmacies lustrant enseigne et présentant toutes les conditions d’exercice légal et licite.
En d’autres termes, les pharmaciens qui participaient fort légitimement à dénoncer les trafics de faux médicaments, dont ils seraient victimes, apparaissent comme étant des acteurs de premier plan de ces sordides trafics. Dans cette nouvelle affaire, l’enquête a révélé, grâce aux aveux circonstanciés des personnes arrêtées, que les présumés cerveaux que sont les Chinois Hai Dong Zhang et Wong Don Wang, qui contrôlaient Dahaico pharmaceutic, travaillaient en complicité avec les pharmaciens Aliou Ba et Mansour Niang, qui avaient monté une société «Dipro pharm biomedic». Cette société, détenue par des pharmaciens, exécutait les commandes passées par des officines de pharmacie. Résultat des courses ? Le patient n’a plus aucune garantie qu’il ne va pas ingurgiter des produits inefficaces pour traiter sa maladie ou même qu’il ne s’empoisonnerait pas avec des produits toxiques en se rendant à la pharmacie du coin pour acheter des médicaments qui lui sont prescrits par ordonnance. On voit ainsi que nul n’est à l’abri d’un danger de mort causé par la cupidité de quelques personnes. Qui peut échapper à de tels méfaits, surtout qu’on découvre encore, à la faveur de cette nouvelle affaire, que des hôpitaux et cliniques se ravitaillaient auprès de Dahaico pharmaceutic via Dipro pharm biomedic ?
Pourquoi cacher à Dieu ce que savent les saints ?
Une banale revue de presse montre que les médias ont fini de se lasser de faire des reportages et enquêtes sur le haut lieu de trafic de faux médicaments à Dakar, à savoir «Keur Serigne Bi». Le 18 octobre 2003, Sud Quotidien par exemple écrivait ce que tout le monde savait déjà : «Situé sur l’avenue Blaise Diagne à côté du Service d’hygiène de Dakar, ‘‘Keur Serigne Bi’’ constitue le plus grand point de vente parallèle de médicaments à Dakar. Une fois à l’intérieur, on est surpris par tout le monde qui afflue sur les lieux. La cour est remplie d’acheteurs de médicaments qui sont exposés, parfois à même le sol. Aucune mesure de précaution n‘est observée pour leur conservation dans les normes. Une fois sur les lieux, le visiteur est pris en charge par un rabatteur qui lui demande les médicaments recherchés. Quelques minutes plus tard, il revient avec les médicaments demandés. La vente des médicaments dans la rue, comme à ‘‘Keur Serigne bi’’, pose plusieurs problèmes. D’abord en termes de qualité, ils ne sont pas toujours consommables. Il arrive que les médicaments vendus soient périmés, que le dosage indiqué sur la boîte ne soit pas respecté. Le client peut acheter des placebos, c’est-à-dire des médicaments qui sont bien emballés, mais qui n’ont aucun principe actif. Il arrive même que des médicaments parfaitement dosés finissent par se révéler inactifs à cause de la mauvaise conservation (…). La qualité douteuse des médicaments a forcément des répercussions immédiates sur le traitement suivi par les malades. En effet, le patient qui prend des médicaments vendus dans la rue et dont la qualité est amoindrie voit sa maladie continuer à s’aggraver sans pour autant en comprendre les causes. Les principes actifs devenant inexistants, le médicament n’a plus d’effets curatifs. Voilà à court terme une conséquence immédiate des médicaments de la rue, soutiennent des sources médicales. Le phénomène de résistance des virus et bactéries à certains médicaments découle aussi de cette mauvaise qualité.
En effet, les bactéries et les virus développent des résistances si le dosage n’est pas suffisant. A la longue, certains médicaments s’avèrent totalement inefficaces dans la prophylaxie de certaines maladies, font remarquer les mêmes sources. L’autre danger réside dans la facilité que les toxicomanes ont désormais à s’approvisionner dans la rue. La vente s’effectuant sans ordonnance, ces derniers peuvent à tout moment accéder aux produits sous contrôle médical strict dont ils ont besoin pour avoir leur dose. Tous les médicaments disponibles dans les pharmacies sont vendus dans la rue, sous toutes les présentations possibles. Les médicaments les plus proposés sont les antibiotiques, les anti-inflammatoires, l’aspirine, etc. Il arrive même qu’on puisse trouver des médicaments qui ne sont pas encore disponibles dans les officines. Cette «exclusivité» dans l’offre suscite bien des interrogations concernant la provenance des médicaments. «Les médicaments proviennent d’importation frauduleuse, du détournement de dons ou des structures sanitaires, des échantillons médicaux des délégués, de vols effectués au niveau des pharmacies et hôpitaux», révèle un gérant d’officine à Dakar. «Keur Serigne Bi» et Touba sont cités comme les plaques tournantes de ce trafic. En effet, c’est à partir de ces lieux que la répartition s’effectue vers les autres lieux de vente, particulièrement les marchés hebdomadaires qui font le bonheur de ces pharmaciens particuliers. La visite effectuée à «Keur Serigne Bi» confirme certaines hypothèses énoncées.
En effet, sur certaines boîtes, figurent la mention «échantillon médical, ne peut être vendu», d’autres boîtes sont totalement identifiées en langues étrangères très souvent incomprises par les vendeurs et les usagers. Et pourtant, ils vantent avec beaucoup de conviction les qualités thérapeutiques de médicaments dont ils ignorent tout. Le succès enregistré par un lieu comme «Keur Serigne Bi» réside dans les prix qu’il pratique. Mais le constat qui peut se faire est le suivant : les prix pratiqués ne sont pas très différents de ceux qui sont pratiqués dans les pharmacies. Et depuis que les médicaments génériques sont devenus disponibles, se rendre à la pharmacie est jugé plus rentable que l’achat des médicaments de la rue. Le prix à l’unité finalement est moins élevé, font remarquer des spécialistes. Et pour certains produits, les prix sont identiques et la qualité n’est pas assurée.» Le 3 mars 2019, le journal français Libération titrait sur Keur Serigne Bi : «Au Sénégal, une gangrène en zone de non-droit». A en croire la Fédération internationale des industries du médicament, dans des pays comme le Sénégal, «le trafic des faux médicaments se révèle plus lucratif que les trafics de stupéfiants».
La responsabilité de l’Etat est entière et totale
Les pouvoirs publics se montrent impuissants à prendre à bras-le-corps ce phénomène qui cause des ravages au sein de la population. Les statistiques les plus optimistes de l’Organisation mondiale de la Santé (Oms) révèlent que les faux médicaments font 100 mille victimes par an en Afrique. «Les médicaments contrefaits et de mauvaise qualité inondent les marchés. Se rendre à la pharmacie, c’est un peu jouer à la roulette russe. Choisir la mauvaise boîte peut vous coûter la vie.» Conscient de ce phénomène, l’ancien président de la République française, Jacques Chirac (1995-2007), avait essayé de pousser les dirigeants africains à s’attaquer à ce fléau avec la responsabilité qu’il faudrait. Ainsi, en 2009, il avait lancé la croisade contre les faux médicaments. Seulement, sa voix sur cette question n’était pas très audible, car de nombreuses élites africaines et autres militants tiers-mondistes le soupçonnaient de chercher à préserver les intérêts des industries pharmaceutiques occidentales. D’aucuns ont aussi invoqué la faiblesse du pouvoir d’achat des populations pour expliquer leur propension à recourir aux médicaments contrefaits. Néanmoins, la Fondation Chirac poursuivra ses efforts jusqu’à aider à provoquer un Sommet de chefs d’Etat en janvier 2020 à Lomé.
En effet, il fallait réagir face à ce génocide qui ne dit pas son nom. Les chefs d’Etat et de gouvernement ont alors signé une convention de criminalisation des faux médicaments. Le Président Macky Sall en disait : «Le Sénégal soutient le projet d’Accord-cadre sur la criminalisation des faux médicaments, du trafic de produits médicaux de qualité inférieure et falsifiés. J’espère que son adoption et sa mise en œuvre contribueront à améliorer notre action commune de lutte contre la fabrication et la distribution.» Il reste que les actions de l’Etat du Sénégal pour juguler le fléau sont apparus timorées. Les pratiques des réseaux mafieux de trafic de produits pharmaceutiques illicites ont continué de plus belle. Et comme pour ne pas arranger les choses, le Président Sall eut la mauvaise fortune d’apposer sa signature sur un décret de grâce au profit d’un ressortissant guinéen, Amadou Woury Diallo, emprisonné pour trafic de faux médicaments. La mesure a provoqué l’émoi, d’autant que la procédure judiciaire ouverte contre cette personne et son acolyte sénégalais Bara Sylla, pour «association de malfaiteurs, contrebande et trafic illicite de médicaments contrefaits», n’était même pas encore épuisée. Ils avaient été arrêtés le 11 novembre 2017 par les éléments de la Brigade de gendarmerie de Touba Belele, qui avaient procédé à la saisie de deux camions gros porteurs en provenance de la Guinée, à destination de Touba. Le coût des faux médicaments était estimé à 1,3 milliard de francs. Le fléau du trafic de médicaments illicite pose non seulement un grave problème de santé publique, mais se révèle être un boulet pour le développement économique et social. Les dépenses de santé augmentent inexorablement et sans aucune efficacité garantie des traitements. Aussi, les 1 400 officines de pharmacie recensées sont frappées par la baisse drastique de leurs chiffres d’affaires.
En outre, on peut se demander jusqu’où ces trafics, aux mains de quelques personnes intouchables, n’ont pas précipité la mort de l’industrie pharmaceutique au Sénégal. Est-ce qu’on s’est assez interrogé sur les raisons profondes de la disparition de l’usine pharmaceutique Médis, une filiale de la firme Pfizer ? Est-ce que le déversement sur le marché de produits pharmaceutiques contrefaits n’a pu être une autre cause essentielle ? On peut bien se demander si l’unité industrielle pharmaceutique de Pfizer était encore en activité au Sénégal, n’aurait-elle pu être un tremplin pour participer davantage à la production de vaccins contre le Covid19 qui se révèle être un marché colossal pour les prochaines années. Le Président Macky Sall a eu la bonne idée de démarcher des partenariats pour faire produire au Sénégal des vaccins anti Covid-19, mais on ne dira jamais assez que la facilité et le niveau de tolérance de la circulation des produits pharmaceutiques contrefaits pourraient susciter un certain scepticisme à l’encontre des vaccins «Made in Sénégal». Est-ce la permissivité des autorités sénégalaises qui fait que des étrangers s’implantent aussi facilement au Sénégal pour développer de tels trafics ? Un autre scandale avait été révélé il y a quelques mois, impliquant des étudiants libanais à Dakar. Les Chinois impliqués dans cette dernière affaire de trafic de faux médicaments peuvent bien mesurer leur chance d’avoir été pris au Sénégal, car dans leur propre pays la punition serait bien différente.