Vous vous souvenez peut-être de cette déclaration malheureuse d’un jeune président Macron qui affirmait d’un ton jupitérien : « Nous sommes en guerre ! »
Il avait raison – pas sur la pandémie de Covid-19 qui ressortait plutôt d’une crise sanitaire et sociale –, mais sur le fait que nous sommes en guerre et que nous n’avons pratiquement jamais cessé de l’être depuis les « événements d’Algérie », cette guerre civile qu’il ne fallait surtout pas nommer. Depuis 1962, la France envoie son armée se battre partout mais sans qu’elle ne soit officiellement « en guerre », les présidents de la République échappant ainsi à tout débat au Parlement mais aussi dans notre société.
Le pire fut sans doute l’engagement au Rwanda, en 1994, où notre armée fut envoyée couvrir la débâcle des alliés de l’Elysée d’alors, les génocidaires des Tutsi. J’hésite cependant avec l’événement suivant, le siège de Sarajevo et les massacres de Srebrenica qui furent probablement permis par une politique inavouable de soutien aux Serbes dont les milices ensanglantèrent la Bosnie.
Tchad, guerre du Golfe, Centrafrique, Côte d’Ivoire, Kosovo, Afghanistan, Libye, Mali… Trente-deux opérations d’après l’historien militaire Michel Goya : la France n’a cessé de s’engager militairement à l’étranger. Nous sommes en guerre, mais nous ne le disons jamais et nous savons bien peu de ce qu’il s’y passe.
Unanimement détestés
Aujourd’hui l’Ukraine inquiète et nous pouvons légitimement nous demander si nous pourrions être amenés à « faire la guerre » dans ce pays aux frontières de l’inquiétante Russie de Vladimir Poutine. La réalité est que nous n’en aurions pas les moyens, non pas que notre armée manque de professionnalisme et d’équipements, mais parce qu’elle s’est progressivement taillée pour des conflits très différents, sans ennemis armés de blindés lourds, d’avions et d’hélicoptères de combat, de missiles et de drones.
En fait, comme l’a rappelé en 2021 le chef d’état-major, Thierry Burkhard, l’armée française n’est pas prête à un tel engagement. Seule l’OTAN, sous le leadership des Etats-Unis, aurait les moyens de s’engager militairement contre la Russie. Aussi, avant de s’engager ou de craindre un tel engagement, faut-il regarder clairement la réalité de nos moyens militaires et les conséquences de leur surengagement sur d’autres « théâtres d’opération ».
Cela devrait nous faire réfléchir à notre « intervention » au Mali, en réalité au Sahel car c’est dans cette immense région sans frontière que nous essayons d’intervenir. Malheureusement sans succès et surtout sans aucune vision de ce que nous y faisons. Quand, à chaque nouveau mort dans ce conflit, une émouvante cérémonie d’hommage est organisée pour ce « héros » juste décédé, elle va de pair avec le sentiment que tout débat de société s’éloigne inéluctablement. Dix ans d’engagements, avec pour meilleur résultat d’être désormais unanimement détestés dans la région, des gouvernements captés par des militaires, des sociétés en déroute, des « menaces » islamistes qui ont moins de lien avec la religion qu’avec des mouvements qui canalisent toutes les frustrations… cela ressemble à un chaos.
L’échelle de l’Europe
Il serait temps, à l’approche de l’élection présidentielle, de s’interroger sur notre peu d’intérêt pour ces engagements militaires. Une part de responsabilité incombe aux militaires eux-mêmes du fait de cette « culture du silence » imposée à l’armée française, sans lien avec la confidentialité évidente des opérations, mais qui interdit tout débat sérieux sur la réalité de ces opérations dont les décideurs politiques peuvent nous vanter l’efficacité sans en croire un mot.
La difficulté d’accéder aux archives (entre soixante et cent vingt ans), la quasi-absence de témoignages d’anciens militaires – dont la carrière s’arrêterait d’ailleurs à la première critique –, la difficulté pour les journalistes de faire leur métier sur les théâtres de ces guerres innombrables… Tout cela ne favorise pas les débats nécessaires pour que la société française puisse enfin juger des engagements qu’elle souhaite et surtout qu’elle peut soutenir.
Je ne suis pas sûr que les institutions françaises, finalement très monarchistes, se prêtent à un débat démocratique sur l’engagement de nos forces. C’est plutôt l’échelle et l’importance de l’Europe qui permettraient d’évoluer sur ces questions cruciales, au prix du renoncement à une souveraineté dépassée et au bénéfice d’une action contrôlée ainsi que d’une puissance renouvelée.
Guillaume Ancel, ancien lieutenant-colonel, saint-cyrien, auteur de plusieurs témoignages sur les opérations extérieures, « Un casque bleu chez les Khmers rouges » (Les Belles Lettres, 2021), « Rwanda, la fin du silence » (Les Belles Lettres, 2018) et « Vent glacial sur Sarajevo » (Les Belles Lettres, 2017).