Dans la soirée du 15 février 2022, des rapports ont fait état de l’assignation à résidence de hauts responsables de la police et de l’armée à Djibouti, apparemment par crainte d’un coup d’État. Il s’agit du dernier en date d’une série de coups d’État ou de tentatives de coups d’État en Afrique – du Mali à Madagascar et de la Guinée à la République centrafricaine (RCA).
La popularité accompagnant certains de ces coups d’État, associée à l’incapacité perçue de l’Union africaine (UA) et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) à endiguer la vague de reflux démocratiques et d’insécurité, a provoqué une crise qui nécessite de reconsidérer fondamentalement les valeurs, le rôle, le mandat, les capacités et les ressources de ces institutions.
L’incident de Djibouti s’est produit 10 jours à peine après une réunion du sommet des chefs d’État et de Gouvernement de l’UA. Dans son communiqué final, celle-ci y déplorait la « vague » de coups d’État et l’insécurité généralisée sur le continent. Depuis son dernier sommet en présentiel au début de l’année 2020 (les rencontres se sont tenues virtuellement en 2021), des coups d’État militaires aboutis ont été perpétrés au Mali (deux fois), au Tchad, en Guinée, au Burkina Faso et au Soudan, et des tentatives de coups d’État, à Madagascar, en RCA, au Niger, en Guinée-Bissau et peut-être à Djibouti.
Le continent a également été témoin de coups d’État constitutionnels: les dirigeants ont tripatouillé les constitutions pour prolonger leur mandat comme cela s’est produit en Guinée et en Côte d’Ivoire (2020). En Tunisie, le président en exercice gouverne par décrets, sans aucun contrôle institutionnel de son pouvoir. L’Afrique a également a fait face à de nouveaux conflits et en a vu d’autres s’étendre. L’Éthiopie, le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique, a été entraînée dans la spirale du conflit le plus important et le plus meurtrier de mémoire d’Africain. L’UA a nommé un envoyé spécial pour la Corne de l’Afrique et a opté pour une « diplomatie discrète », qui n’a pas encore porté ses fruits.
Au Sahel, la zone d’insécurité – résultant des insurrections et des djihadistes islamiques – s’est étendue. Elle a piégé et fait des milliers de morts, a déplacé des millions et causé d’immenses souffrances. Ce faisant, la légitimité et la capacité des régimes démocratiques naissants ont été compromises. Et dans le nord du Mozambique, une rébellion, provoquée par le manque d’intérêt du Gouvernement et un sentiment d’avoir été dépossédé, s’est transformée en insurrection islamiste. Des centaines de milliers de personnes ont été déplacées et les forces de sécurité du pays ont été submergées.
L’instabilité persistante au Sud-Soudan, en Libye et en Somalie a peu évolué. Là encore, l’UA s’est complètement tenue à l’écart, malgré sa présence militaire en Somalie. Chacun de ces événements s’inscrit dans un contexte unique, néanmoins, ils découlent majoritairement d’un manque de démocratie et de l’incapacité des gouvernements à assurer la liberté, la paix et le développement. Ces échecs des gouvernements élus de manière symbolique élus ont privé les dirigeants – ainsi que le système démocratique – d’une base populaire avant-gardiste. La pandémie de la COVID-19 a, en plus, anéanti les gains économiques de la dernière décennie. Elle a laissé derrière elle une avalanche de jeunes chômeurs et a alourdi le fardeau de la dette publique dans presque tous les pays, privant ainsi les dirigeants en place des rentes économiques qu’ils pouvaient redistribuer pour apaiser la population et contrôler et réduire au silence les principaux responsables civils et militaires.
Les conditions structurelles qui ont rendu possibles les coups d’État et l’insécurité dans ces différents pays prévalent dans la grande majorité des pays africains. En outre, les succès et la popularité manifeste de certains coups d’État ont créé un précédent qui pourrait inciter d’autres à s’en inspirer des imitateurs. Cependant, une Afrique appauvrie, insécurisée et sujette aux coups d’État n’est pas inéluctable. Ce continent continue, en fait, d’être le témoin de la résilience de la démocratie au Malawi et en Zambie, entre autres. Pour s’attaquer à ces maux et s’engager sur la voie de la paix, de la liberté et du développement durable, il manque deux choses essentielles : d’abord, un changement de paradigme mental ; ensuite, des mesures audacieuses pour favoriser l’intégration économique, sécuritaire et politique du continent.
DU REJET A L’INTROSPECTION
L’UA et la CEDEAO ont toutes deux rejeté les coups d’État militaires. L’UA a suspendu quatre pays en un an, un record depuis sa création en 2002. Pour sa part, la CEDEAO fonctionne avec 20 % de ses membres en moins : trois de ses 15 États membres sont suspendus. Elle a par ailleurs infligé des sanctions sévères au Mali après le second coup d’État et l’absence d’accord sur un calendrier de transition acceptable. Mais l’UA n’a pas été totalement cohérente ; par exemple, elle n’a pas suspendu le Tchad à la suite d’un putsch militaire dans le pays. Au lieu de cela, elle a posé des conditions préalables à une transition relativement rapide, un dialogue national et l’exclusion des dirigeants de la transition de toute candidature aux élections. Elle est restée très silencieuse sur la Tunisie également, malgré les développements antidémocratiques dans ce pays. La CEDEAO a bien suivi la procédure sur les coups d’État militaires mais n’a, toutefois, pas critiqué publiquement les coups d’État constitutionnels en Guinée et en Côte d’Ivoire. Ces incohérences ont donné lieu à des accusations d’hypocrisie. Certains sont allés jusqu’à accuser les deux institutions de seulement servir de protection pour leur club de dirigeants en exercice. Si l’UA et la CEDEAO veulent être prises au sérieux, elles doivent se livrer à une introspection et défendre la démocratie constitutionnelle, quels qu’en soient les auteurs – qu’il s’agisse de dirigeants en poste ou d’hommes en treillis. Et cette fois, elles ont l’occasion de se racheter en remportant quelques victoires rapides. Les présidents actuels du Sénégal (Macky Sall) et du Bénin (Patrice Talon) effectuent leur deuxième et dernier mandat. Pourtant, certains craignent qu’ils aient recours à des manœuvres douteuses sur le plan démocratique et qu’ils envisagent même de manipuler la constitution pour rester au pouvoir. L’UA et la CEDEAO devraient de nouer le dialogue de manière proactive avec ces dirigeants pour les amener à s’engager publiquement à se retirer à la fin de leur mandat et à perpétuer les acquis récents de leurs pays en matière d’alternance pacifique du pouvoir.
DE LA CRISE A L’OPPORTUNITE ?
Pendre toute la mesure de la crise doit inciter l’UA et la CEDEAO à agir. Les chefs d’État et de Gouvernement de la CEDEAO ont chargé la Commission de la CEDEAO d’accélérer la mise en application du processus de révision du Protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance. C’est l’occasion de renforcer la capacité de la CEDEAO à réagir face aux manipulations constitutionnelles et électorales du pouvoir en place, notamment en réintroduisant la limite de deux mandats présidentiels, abandonée en 2015, à l’échelle de la région. De plus, l’UA devrait renforcer ses capacités à contrôler les changements constitutionnels effectué par les gouvernements, tout comme l’exercice et la conservation non démocratique du pouvoir. Elle doit, en outre, accélérer la dynamique de réforme instutionnelle, en s’efforçant par exemple de renforcer le Fonds pour la paix. Un fonds bien alimenté permettrait à l’UA d’éviter que l’instabilité politique ne dégénère en conflit et en insurrection à grande échelle. Les expériences liées aux interventions coordonnées face à l’insurrection dans le nord du Mozambique, impliquant des soldats de la Communauté de développement de l’Afrique australe et des forces rwandaises, pourraient servir d’exemples concrets. Il faudrait prendre en compte des mesures visant à s’attaquer aux causes profondes du déficit de gouvernance, de l’exclusion et de l’exploitation gratuite des ressources naturelles.
À long terme, l’UA, la CEDEAO et les autres communautés économiques régionales devraient renforcer la sécurité et l’intégration économiques, afin de s’assurer dans une certaine mesure que les démocraties naissantes. Cela permettrait, dans une certaine mesure, aux démocraties naissantes d’assurer la liberté, la stabilité et d’améliorer constamment la situation économique des populations. Il est essentiel de mettre en place la zone de libre-échange africaine et appliquer le protocole sur la libre circulation des personnes. Les organisations régionales devraient aussi renforcer leurs mécanismes de lutte contre la corruption et s’attaquer aux problèmes de mauvaise gestion des ressources.
En définitive, la responsabilité première de préserver la stabilité, la prospérité et la liberté incombe aux autorités nationales. Mais si les dirigeants africains souhaitent bénéficier de la protection de l’UA, de la CEDEAO et d’autres communautés sous-régionales, ils doivent renforcer ces institutions. Le mandat ambitieux et les attentes de ces institutions exigent que celles-ci soient dotées au préalable d’instruments, de pouvoirs et de ressources.
La sécurité des dirigeants en place réside peut-être dans le partage du pouvoir : s’attquer horizonatalement à la malédiction de la politique fondée sur le mode « le vainquer rafle tout» en associant l’opposition à la gestion des affaires; et verticalement, en renforçant les organisations régionales et sous-régionales.
Les Africains doivent, bien entendu, être les maîtres de leur destin, mais les partenaires extérieurs tels que les Nations unies, les États-Unis et la Chine doivent soutenir leurs efforts visant à renforcer la stabilité et le progrès économique du continent.
ADEM K ABEBE
EXTRAORDINARY LECTURER, UNIVERSITY OF PRETORIA
THECONVERSATION.COM