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Le PiÈge Du Ressentiment Post-colonial

Dans son nouvel ouvrage, « Les bons ressentimments : essai sur le malaise post-colonial » (Riveneuve, 2023, 219 p.), l’écrivain sénégalais El Hadji Souleymane Gassama, dit Elgas, fait la généalogie du sentiment anti-français en Afrique, tout en disséquant la sophistication de l’aliénation. Il s’érige notamment contre la « réification du fait colonial », grille d’analyse désuète des accusateurs des temps modernes. 

Penser en toute liberté, y compris contre les siens. Qu’importe la fureur accusatrice amplifiée par la poudrière nouvelle des réseaux sociaux. C’est le pari d’Elgas (El Hadji Souleymane Gassama à l’état civil) dans son nouvel ouvrage au titre prometteur : « Les bons ressentiments : essai sur le malaise post-colonial » paru début mars chez Riveneuve. Le fond aussi ne laisse guère indifférent. Dans ce court essai (219 p.), mais dense, au style incisif, l’auteur sénégalais dissèque « l’écosystème global de l’aliénation et de sa forme la plus orageuse et la plus blessante, le ressentiment ». De par sa double culture (il est né et a grandi au Sénégal, mais vit depuis une quinzaine d’années en France), il est bien placé pour connaître ce sentiment né d’un passé qui enferme le présent et l’avenir. Si dans le champ post-colonial africain l’accusation d’« aliéné » a eu autant de souffle et une telle puissance « destructrice », nous dit Elgas, c’est qu’elle a, à une époque, été portée par de belles voix. Des accusateurs de première classe comme Cheikh Anta Diop et Frantz Fanon, « les deux lames de la cisaille accusatrice », dont il ne viendrait à l’idée de personne de remettre en question le crédit ou le génie. Malgré les « erreurs » du premier, et une lecture sélective du second, leurs paroles sont érigées en « oracle », un antidote même contre la perdition. Avec des ambassadeurs d’un tel renom, dit-il, l’accusation jouit, dès le départ, d’instigateurs de grande envergure autant que de faveurs du contexte.

Senghor et la figure de l’aliéné 

Si l’accusation peut se prévaloir de figures de proue de premier plan, comme nous venons de le voir, que dire des accusés ? Après tout, les héros africains ne se mesurent pas nécessairement à leur impact positif sur la vie des Africains et leur bien-être, mais à leur capacité à tenir tête à l’Occident. Ainsi, Senghor, l’un des chantres d’une négritude vilipendée pour sa mollesse, devient une cible idéale de l’accusation. Considéré comme le symbole même d’une trop grande déférence vis-à-vis de la France, il incarne la figure de « l’aliéné primal », alors que son compatriote, Cheikh Anta Diop, est considéré comme « l’éclaireur primal ». En pointant le « vernis scientifique » des leçons de l’égyptologue et la « maigreur » de certains de ses arguments, reprenant à son compte une vieille critique provenant des milieux hexagonaux, tout en manifestant, pour le moins, de la sympathie pour l’homme de Joal, victime « d’acharnement », Elgas sait qu’il ne manquera pas de susciter l’ire de ceux qu’Amady Aly Dieng appelait les « Baay Fall » de Cheikh Anta. Et d’être accusé à son tour « d’aliéné ». Mais pour l’auteur de « Mâle noir » (Ovadia, 2021), seule compte la liberté de penser. À tout prix ! Un autre jeune auteur, le Malien Yambo Ouologuem, connut également à son temps un double ban : celui des siens, les tenants de la négritude dont il contrarie la narration sur l’Afrique ; et un deuxième, plus tardif, de ceux qui l’ont primé avant de l’accuser de plagiat. Plus récemment, Mohamed Mbougar Sarr, frais lauréat du Prix Goncourt, fut, lui aussi, accusé d’entente cordiale avec l’ennemi. On se souvient de la polémique qui a suivi sa consécration et dont nous ferons l’économie ici. « Ce n’est pas seulement écrire librement qui est traqué, mais aussi donner des récits sur l’Afrique éloignés des canons nouveaux et laudateurs. Cela suffit à hériter du nom de traitre », regrette Elgas. Il note que la littérature est le champ par excellence de l’accusation. Des accusations et contre-accusations teintées de procès de haine de soi. Le roman francophone recèle de cadavres enfouis sous terre. Dans le rôle d’accusateur parfois des auteurs établis comme Mongo Béti (contre Camara Laye) ou encore Boubacar Boris Diop « passé maître dans l’art de l’accusation ».

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Incohérence des « prophètes de l’authentique »

Pourtant, nous dit Elgas, aujourd’hui, la narration a changé et que se risquer à écrire un livre « afro-pessimiste », c’est affronter le véto de la censure, surtout dans les médias hexagonaux de gauche acquis depuis l’époque sartrienne à la cause décoloniale. La langue est aussi un élément de l’aréopage accusatoire au même titre que le déficit d’engagement politique (anticolonial) des œuvres. Avec son style ponctué de phrases assassines, Elgas ne se prive pas de mettre à nu les « contradictions » et les « incohérences » des « prophètes de l’authentique », dont, pour la plupart, le certificat de notoriété a été tamponné en France ! Que ce soit en littérature, en sport ou au cinéma, « il n’y a de gloire africaine que française », écrit-il. Si cette affirmation peut être contestable au vu du décentrement de l’Occident, y compris sur le plan académique (de plus en plus d’Africains choisissent désormais les États-Unis, le Canada ou la Chine pour étudier ou enseigner), elle n’est pas totalement fausse. En effet, sponsorisés par la France qui pave la voie de leur carrière, les maîtres-accusateurs sont plus lus en France que sur le continent et l’ancienne puissance coloniale reste « le centre du débat, le lieu où se fabriquent beaucoup de carrières », y compris pour la frange la plus extrême des accusateurs (Kémi Seba). Comble de l’ironie, les médias français (Rfi, France24) sont devenus des « façonneurs de réputation » pour ces derniers. Cette violence symbolique débouche sur « une aliénation sophistiquée qui a toutes les apparences de l’émancipation », parce qu’en nourrissant les rebelles, la France les domestique presque. Habile, l’aliéneur s’est emparé des armes du rebelle ! Le résultat est une « aliénation du contre-discours » avec, au passage, quelques belles « prise[s] de guerre », à l’image d’Achille Mbembé, symbole du post-colonialisme, choisi par Macron pour piloter le sommet de Montpellier d’octobre 2021 avec la jeunesse africaine, faisant de lui la cible de ses souteneurs d’hier.

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Contre l’essentialisation du fait colonial 

Notant une « sophistication épistémologique de l’accusation » avec comme cheval de Troie la création du Codesria dont la mission est de s’attaquer à la racine épistémologique de la perdition, Elgas relève un « mariage étrange et tragique entre des devanciers honorables et des héritiers sectaires mais populaires ». On touche du doigt le cœur de son raisonnement : le courant décolonial légitime le ressentiment ! « Les intellectuels qui ont joué avec ce discours sont comptables, parce qu’ils ont donné quitus à une pensée relâchée et vengeresse », accuse-t-il. En dépit de la victoire de la pensée d’émancipation décoloniale, devenue la vulgate admise et partagée, il persiste pourtant un tenace malaise : toute critique de l’Occident, comme le « mal fondateur », découvre, en son cœur même, une critique d’esprits africains représentés comme les « maillons faibles », le vecteur pathogène. Une victoire à la Pyrrhus donc, puisque créant les conditions de la poursuite de l’accusation. S’il critique l’essentialisation du fait colonial – « l’histoire africaine ne se résume pas à la colonisation », écrit-il –, Elgas n’absout pas pour autant la France. Coupable de vouloir maintenir l’illusion salvatrice de sa mission africaine, celle-ci « est la grande responsable de son rejet sur le continent africain », écrit-il, donnant une légitimité historique à ce qu’il est convenu d’appeler le « sentiment anti-français ». La violence de la politique d’accueil des migrants africains, les interventions militaires mal avisées sur le continent et surtout l’extension du domaine de la Françafrique, non seulement dans le champ institutionnel, mais aussi de la médiasphère et du sport, sont le « moteur » de ce sentiment de rejet. Cependant, il urge, à son avis, de se départir du primat communautaire, de « cette passion souvent triste, nourrie par la rancœur ». « Assumer les fêlures, ce n’est ni les guérir, ni vivre sous leur emprise, mais les apprivoiser », dit-il. En définitive, pour Elgas, la querelle de l’aliénation tient beaucoup de l’ego et elle prend en otage le potentiel créatif de la jeunesse africaine. L’autre enjeu, c’est la création sur le continent d’aires de discussion, « des espaces de dialogue apaisés qui n’en réfèrent pas toujours à l’extérieur pour cultiver une conversation sans illusion et sans fétichisation d’un âge d’or ». Autrement dit, se réapproprier l’avenir et assumer pleinement notre destin. Si le diagnostic est imparable, on peut regretter que l’auteur se montre laconique sur comment guérir de cette « passion triste » qu’est le ressentiment ! Ce qui n’enlève rien à la qualité de cet ouvrage…

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