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À Propos De L’imagination Politique Au Sénégal

Le 21 février 2014 je postais depuis mon blog un texte que j’avais intitulé « la dictature du bréviaire ». Un texte que je voulais court pour ne pas faire fuir mes habituels lecteurs. Pourtant, ils ont été peu nombreux à laisser des commentaires. Le titre du texte est sans doute une des causes de cette réserve inhabituelle de mon fidèle lectorat. Pour aller vite, il s’agissait à travers ce titre métaphorique de focaliser la compréhension a priori du lecteur sur le caractère liturgique, mystificateur et non moins inscrit dans le temps de l’enferment de l’imagination politique dans la culture d’extraversion de nos dirigeants. Il me paraissait important de suggérer à quel point la répétition presque incantatoire des discours et des modèles politiques importés était devenue un rituel dictatorial contre notre peuple. Une liturgie érigée en instrument politique?

En effet, le but recherché dans ce texte est de pousser à la réflexion, à traquer la nuance, autour de l’imagination politique. Entre le discours et la pratique, on a souvent tendance à gommer, voire ignorer le lien que l’histoire établit. L’imagination politique ne peut pas se réduire à un réflexe pandémique d’importation et d’assimilation de modèles discursifs et institutionnels. Aujourd’hui, la notion de leadership qui est fondamentalement liée à une imagination néo-capitaliste de la politique, est indistinctement colportée à travers les champs de l’activité politique, lesquels champs sont séparés par des frontières, même si des nodosités les relient les uns aux autres: de la conception et des pratiques institutionnelles de l’économie emprisonnée par la logique du marché, on fait glisser subrepticement une imagination et une pratique managériales de la politique dans la sphère publique qui elle-même n’a pas connu le développement institutionnel qui lui est généralement propre.

Des exemples concrets de cette incontinence dans l’imagination politique se trouvent être les notions et les actes juridiques ainsi que les programmes gouvernementaux initiés et mis en œuvre dans le cadre des partenariats public-privé ou encore la privatisation de l’enseignement supérieur et de l’éducation en générale. Le secteur de la santé est également capturé dans l’engrenage technocratique de ce paradigme que j’appellerai une « bâtardisation » de l’imagination politique. Pour en rendre compte, les spécialistes des sciences sociales ont d’énormes difficultés à trouver un consensus minimal sur les cadres conceptuels qui ont été successivement proposés. Les concepts d’hybridation ou d’ambivalence par exemple sont des tentatives récurrentes. C’est ainsi qu’un usage plus commun de la notion de leadership est dans un sens large et non savante qui désigne généralement tout processus de coordination dans le cadre de l’action collective, y compris celle de la gouvernance étatique.

Ce que je veux dire c’est qu’historiquement, les projets de construction d’Etat-nation et de la démocratie, quels que soient les modèles ou les formes institutionnels—Etat providence ou Etat-entreprise—mettent en avant l’importance de la philanthropie et de la dévotion des classes dirigeantes dans l’activité de gouvernement. Ce qui va avec et produit en même temps des formes de légitimité très solides mêlant charisme et efficacité des dirigeants. Il en résulte une meilleure disposition de la société civile à adhérer au projet politique national et à endosser les mêmes niveaux d’engagement et de mobilisation politique. Le leader est une figure privée propre à la société civile et plus précisément au secteur privé accumulateur du modèle de l’Etat-marché.

La question que je pose à travers cette réflexion est dans quelle mesure une figure pareille qui a été visiblement à l’origine des plus grandes crises de l’ordre politique moderne peut-elle être la solution à cette crise. Le leader est souvent une figure qui s’accommode mal de l’éthique et du projet nationalistes de l’Etat. Or historiquement, l’Etat ou la république ont été bâtis autour de la figure du serviteur. C’est ce que prétendent incarner la logique de la puissance publique ou du service public ; de même que les systèmes parlementaires et, surtout, présidentiels. Notamment en Afrique. Certes, le leader est une force politique, mais venant d’une sphère qui est quasiment devenu le vainqueur du conflit qu’il a lui-même provoqué et arbitré contre l’Etat. Or, on sait bien que, du moins dans le contexte des Etats jeunes et fragiles qui sont les nôtres, il nous reste encore à ériger une véritable institution étatique et à affectionner les différents modèles et cultures politiques par lesquels il faudrait nécessairement l’apprivoiser. Ce qui ne se réduit guère à canaliser le rapport de l’Etat avec le marché, lequel est encore à ce jour introuvable, aussi bien dans sa forme dite moderne qu’à travers ses promesses de salut.

En un mot, autant le serviteur est une figure inachevée, autant le leader est une figure distincte et parfois concurrent voire acrimonieuse. Autant l’Etat est à construire, autant le marché est à trouver et à circonscrire afin de mitiger son potentiel « étaticide », pour ainsi dire. On pourrait douter du fait que nous ayons véritablement entamé l’un ou l’autre de ces tâches qui forment la dialectique de l’histoire moderne. Et dans cette entreprise la constitution d’une société civile souveraine et libre, au-delà et en dehors des vigies troyennes infiltrées à la faveur des mouvements de democratisation, permettrait de contrôler entièrement le processus d’invention nationale au terme duquel seraient dressé l’Etat et le marché circonscrit à ses virtualités légitimes. Celui-ci qui n’étant par ailleurs que l’espace négocié et géré par l’Etat et la société civile de manière consensuelle. Depuis les indépendances, nous nous sommes lancés dans une longue et périlleuse pérégrination à travers des notions, des mythes liés à la construction de l’Etat moderne, ce que j’appelle le « bréviaire ». Nous nous sommes efforcés de manière peu réflexive de reproduire les formes politiques auxquelles renvoient ces imaginaires politiques, sans pour autant penser la souveraineté du peuple, la démocratie avec et pour le peuple, du moins dans le sens que leur donne la vérité des transformations historiques.

Voila pourquoi j’estime que le « leader » ou le « leadership » sont des « trouvailles temporaires » ou bien des contingences incontrôlées par nos classes dirigeantes, politiques, savants et hommes d’affaire. Ces imaginaires et modèles institutionnels articulés autour du paradigme du leader, ce qui n’est rien d’autre qu’une ressuscitation du messie politique ou du mécène féodal dans la culture politique clientéliste de notre pays, incarnent mieux que toute autre chose l’échec de notre société, du moins ses classes dirigeantes, à inventer l’ordre politique et le bien-être à partir de notre contexte social et historique. Cela tient à la misère intellectuelle—impotence et paresse scientifiques vont avec décadence morale—qui frappe ces élites.

Or, précisément la « souveraineté » du peuple dont je parle à la place du « leadership nouveau » procède d’une liquidation de cette misère par une sortie de la politique telle qu’on la imaginée et pratiquée jusqu’ici : la réinvention continuelle et peu innovante de la domination des forces situées au cœur de l’Etat contre les tentatives répétées et constamment endiguées de la société civile pour émerger et se constituer en sujet historique et en un bloc de citoyenneté participative. N’est-il pas contradictoire de prétendre vouloir poser la figure du leader et l’éthique du leadership—une éthique messianique de libération et d’accumulation, donc quelque part non participative—comme les fondements de la restauration de l’Etat alors qu’on semble convenir de la crise des valeurs, celles de la politique précisément ? Ne serait-il pas donc là question d’une imposition, d’une usurpation inavouée du projet de redressement de l’Etat et d’assainissement de la vie et de l’ordre politiques ?

Si l’Etat ainsi que l’ordre social et les modes d’accumulation et de distribution des biens restent des institutions, et qu’elles n’ont que les valeurs que leur donnent les groupes sociaux, pourrait-on prétendre reconstruire de telles instituions sans engager tous les groupes sociaux ou la société civile pour utiliser un terme plus approprié ? A fortiori imposer un groupe (les leaders nouveaux) et son éthique (le leadership) au-dessus ou à la place des autres ? Ou est le pré-requis à tout ordre politique et à tout projet politique qu’est la souveraineté du peuple ? Le fait est que dans ce projet il ne s’agit pas de construire le contrôle politique encore moins un monopole de ce contrôle par un groupe, mais de reconnaître et de consacrer le contrôle naturel du peuple sur lui-même et sur son destin ; ce qui ne peut advenir que si le peuple s’auto-constitue et se désigne lui-même les forces et les ressources humaines nécessaires à ce projet.

S’il y a du nouveau à rechercher c’est moins un leadership qu’une société capable de renouveler les cadres éthiques et la culture d’ensemble dans lesquels elle détermine et met en œuvre son projet de libération et de contrôle collectifs ; une société qui soit collectivement dressée, mobilisée, libérée, sujet et objet de l’ordre qu’elle souhaiterait développer à son propre profit avant toute chose. C’est dans ce sens que la critique du mouvement « Y’en-a-marre » (YEM), dont il est temps qu’il devienne un mouvement intellectuel et culturel, me parait légitime, dès lors qu’elle vise à réclamer un contenu à l’idée du « Nouveau Type de Citoyen » (NTS), un passage de l’individu, du sujet historique fantasmé par le projet révolutionnaire, à une société concrètement pensée et auto-(re)construite. Ce projet me paraît plus transformatrice et plus accommodant avec la figure du serviteur et la logique de la (re)mise en souveraineté du peuple.

C’est tout le contraire des notions de « Sénégal émergent », de « nouveau leadership » dont on ignore d’ailleurs le contenu véritable et le sens profondément politique. Avec tout le respect dû aux efforts et aux opinions de leurs illustres auteurs, ces objets politiques ambigus (OPA) nous semblent incarner parfaitement la nébuleuse qui caractérise l’imagination et la pratique politiques dans notre pays. En plus de cristalliser les groupes dominants de la politique de notre gouvernement—hauts cadres, bailleurs, consultants et cabinets privés, bureaucrates d’agences—ces projets institutionnels et économiques constitués à l’ exclusion du peuple sont parfaitement illisibles pour une grande majorité de celui-ci. Y compris ceux qui ont le luxe de se donner la peine de les décrypter. Encore une fois, c’est en grande partie parce que ces choses-là relèvent de la logique du leadership, d’une culture technocratique aussi mal assimilée qu’elle n’est réifiée, ainsi que du processus de dépendance financière dans lesquels nos classes dirigeantes, l’élite politico-bureaucratique en premier, enferment notre peuple. L’Etat et l’establishment politico-bureaucrarique et affairiste qui en assume si jalousement le leadership ignorent encore les forces sociales et sont voués à leur faire prendre la forme et la direction de leur mouvement extraversionniste. Lequel demeure articulé et fondamentalement déterminé par la contradiction fatalement ambiguë entre la culture clientéliste ambiante et la mue désaccordée de la modernisation libérale-capitaliste.

 

Aboubakr Tandia

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