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Amadou Bamba Et La Critique De La Colonisation : Les Racines Religieuses De L’extraversion

Dans son article célèbre, « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion », le politiste et historien français Jean-François Bayart expliquait par sa théorie de l’extraversion le retard de l’Afrique par les relations de dépendance que les élites africaines ne cessent de développer avec les élites occidentales afin de se maintenir au pouvoir, notamment en sacrifiant leurs peuples et les ressources naturelles de leurs pays aux intérêts stratégiques des puissances étrangères. Selon cette perspective, différents modes d’action conduisent les africains à perpétuer leur dépendance vis-à-vis des forces étrangères : la coercition, la ruse, la fuite, l’intermédiation, l’appropriation ou le rejet de formules et de valeurs suggérés par l’agent étranger.

En relisant Amadou Bamba on se rend compte que le mode de l’extraversion dont parle Bayart a été l’une des nombreuses charpentes de la critique sociale de son temps par laquelle, il a su vivre en philosophe, agir et éduquer en sociologue, instruire en savant, guider en saint et surtout réformer en stratège. Alors que Bayart se situe dans la perspective d’une science du politique nettement laïque qui dissout le religieux dans le culturel, la perspective de Cheikh Amadou Bamba assume son ancrage clérical, dans une science avec Dieu et pour Dieu, c’est-à-dire une théologie politique de l’extraversion qui situe la colonisation dans les interactions entre le colonisé et le colonisateur. Pour ne prendre qu’un seul de ses écrits, le grand cheikh soufi débusque dans son Ilhāmu Salām (Le Garant de la Paix) les racines théologiques de la crise sociopolitique qui a été l’origine de l’extraversion comme mode de mise en dépendance de l’Afrique par rapport au système-monde impérial. Du point de vue du Ilhām, le devoir religieux que s’est donné l’Occident de « dés-animaliser » le reste du monde est au cœur des économies morales et politiques qui ont présidé à l’expansion coloniale et impérialiste depuis l’époque précapitaliste. Autrement dit, avant que l’on en découvre l’ampleur dans la théorie critique postcoloniale africaniste, Amadou Bamba dresse le cadre de ce qui fut la première forme d’extraversion moderne, en l’occurrence l’extraversion religieuse, c’est-à-dire les relations de dépendance construites au travers du fait missionnaire colonial. Les théologiens de la libération ont d’ailleurs incriminé le fait missionnaire comme étant la matrice par excellence de l’entreprise impériale de conquête du monde. Amadou Bamba est parfaitement explicite sur ce point lorsqu’il écrit :

Satan les a menés vers la désobéissance, l’audace et la perdition.

Il les a leurrés de par son stratagème au point qu’ils se sont mis à parcourir, avec insolence, le monde entier et à opprimer [les peuples].

Tandis que le premier vers fait état de la crise religieuse et spirituelle qui a jeté les bases de la colonisation comme étant une forme d’arrogance culturelle, le second impute le fait missionnaire par lequel s’est manifesté et réalisé la colonisation à la gestion ruineuse de la crise spirituelle de l’Occident des XVIe et XVIIe siècles.  L’usage que Bamba fait du terme « Nasārā » dans un autre vers fait penser à la géographie de la colonialité dont les critiques décolonialistes tels que Enrique Dussel et Walter Mignolo ont situé la globalité et l’effet d’extraversion temporel depuis la Renaissance européenne. En effet, lorsque Bamba écrit que « 7- […] les païens et les Nasārā (1) sont devenus les suppôts de Satan, le Séducteur, qui les tient sous sa gouverne », il dévoile la dimension culturelle et idéologique du terme ainsi que la volonté de puissance impériale dont elle est porteuse : au-delà de l’étymologie du terme « Nasārā » qui laisse penser aux adhérents du Christianisme, Amadou Bamba incite à poser le regard critique sur la personnalité et le discours des colons, leur fond culturel et leur référence spatiotemporel, bref leur situation historique définie par les valeurs occidentales sans pour autant suggérer une quelconque connotation raciale.

La critique de l’idéologie coloniale chez Amadou Bamba souligne à la fois l’origine et la manifestation religieuse des « conceptions erronées » qui inspirent et nourrissent l’impérialisme culturel et politique, notamment lorsqu’il écrit : « Au point qu’ils semblent sous le coup d’une forte ivresse ; leurs conceptions erronées les ayant menés vers la ruine ». Le maître-colonisateur est donc Satan dans la théologie politique « dé-coloniale » de Bamba. Si colonisation il y a eu et si une crise religieuse mal négociée par l’Occident postmédiévale a existé, c’est parce que Satan en a été l’inspirateur lui qui a trainé cette partie du monde dans une longue période de guerres impérialistes aux origines essentiellement religieuses (la paix de Westphalie n’a-t-elle pas consacré l’impérialisme dès lors qu’elle a donné le droit aux souverains du Saint-Empire et des Etats concurrents d’imposer la religion à leur sujets politiques ?)

A partir de cette théologie politique bambienne, ce qu’on peut appeler à sa suite une eschatologie de la colonisation et du fait missionnaire qui lui est intrinsèque permet de prévoir l’échec programmé ou la sortie de la colonisation, Satan étant un guide qui ne s’arrête jamais dans ses leurres et qui change constamment de soldats. En fait lorsque Amadou Bamba écrit que « Leur démoniaque guide les [les Nasārā] a dirigés vers ce qui suscite la peine ; aussi leur présente grandeur finira-t-elle inévitablement dans la déchéance. » Rappelant par ce vers l’opuscule d’Oswald Spengler qui fait une prédiction scientifique de la décadence de la civilisation occidentale (Le Déclin de l’Occident 1918), après plusieurs autres, Amadou Bamba se veut cependant plus précis en soulignant le caractère inévitable de la décadence civilisationnelle du système-monde colonial en tant qu’historicité spirituelle et culturelle : la mise à mort de la famille, de l’enfance, de la maternité et de l’autorité parentale est consécutive à une crise démographique elle-même résultat d’une crise religieuse congénitale de la colonisation impériale. Ce serait une tautologie que de dire que cette crise a été étendue aux paysages colonisés à travers des processus d’extraversion juridico-législatif qui a mis en scène le négoce politique des droits humains et le parrainage de législations subversives et impérialistes par les employés précarisés des organisations non gouvernementales et intergouvernementales traitant avec nos élites intellectuelles et gouvernementales à la légitimité déficiente. Dans la perspective bambienne d’une extraversion qui est avant tout spirituelle et théologique, les innombrables lois et programmes de promotion de l’enfance, de la femme et de la liberté sexuelle ne sont que l’écho de son vers suivant :

Les plus âgés d’entre eux [les Nasārā] ne conçoivent aucune compassion pour les plus jeunes, de même que ceux-ci ne consentent point à suivre les avis de ceux-là.

Tandis que Sëriñ Cheikh Tidiane Sy Al-Maktoum nommait en Wolof la déficience de la légitimité de nos élites dirigeantes à travers le terme Wolof « toogukaay » et conseillait de trouver ce « siège » ou « dossier » dans la refondation politique et la sortie du rituel électoral, Amadou Bamba aura accordé la plus grande responsabilité de cette carence infantile de notre système « colonial » aux rois et roitelets, seigneurs et notables déchus par la force canonnière du colon, mais aussi aux hordes ignorantes qui s’empressaient de chercher refuge dans l’illumination missionnaire et la protection bureaucratique du pouvoir colonial. Mieux, c’est une forme d’extraversion intellectuelle avant l’heure qui a soumis le peuple et son territoire aux interactions intellectuelles et scientifiques, aux recoupements discursifs, entre d’une part la théorie racialiste de la suprématie naturelle du blanc sur le noir, et aux idéologies des pouvoirs dynastiques et de leurs savants à un pouvoir éternel sur leurs propres peuples. Comme l’écrit Amadou Bamba, l’extraversion c’est aussi une histoire d’inceste entre le pouvoir et la science, entre des idées impériales et monarchiques de la domination :

Cependant, ceux [d’entre les indigènes] qui ne suivent que leurs passions et les ignorants en sont arrivés à penser qu’ils sont d’un genre supérieur et dotés d’une suprématie naturelle [des colons].

Ces sots insensés n’hésitent même pas à les considérer comme les seigneurs des Nobles Hommes de DIEU, le DÉTENTEUR de la Majesté !

Ceux-là [les savants indigènes, conseillers des rois] qui ne réfléchissent point et sont empêtrés dans l’illusion les tiennent pour honorables et illustres.

D’aucuns parmi eux [les gens dénués de toute jugeote] ne pensent qu’à les imiter, ne se souciant point, ce faisant, [de suivre les Traces du Prophète Élu] selon la Volonté du CRÉATEUR, l’INFINIMENT CAPABLE

Il en est même qui, à la vue des Nasārā, les rangent littéralement parmi les Anges du MISÉRICORDIEUX !

Certains demeurent solidement convaincus que le Commandement de même que les bienfaits et les dommages relèveront, en tout temps, de leur seul pouvoir…

L’extraversion selon Bayart c’est un processus d’échange inégal dans lequel les colonisés ont généralement tendance à imiter les colonisateurs, en adoptant les valeurs et les référents qui régissent les relations qu’ils entretiennent avec leurs peuples et leurs institutions politiques. Dans ce mode extraverti de la conception et de la mise en œuvre du lien politique l’imitation est soumise à des états psychosomatiques par lesquels le colonisé se trouve partagé entre le désir de ressembler au colonisateur et la peur de lui déplaire, tant l’inculturation coloniale, rappelons-le, est un processus de reformatage culturel. Ces mécanismes de l’infrastructure psychique de la colonisation qui lui viennent de l’effet missionnaire, en l’occurrence la crainte, l’émulation, la suggestion, nous sont énoncés par Amadou Bamba de la manière suivante :

Aussi les imitent-ils dans la débauche et le vol, de même que dans des habitudes immorales autres que celles-ci

De par la crainte que ceux-ci leur inspirent, certains d’entre ces gens en arrivent à oublier [DIEU], le MAJESTUEUX, et Son Prophète…

Amadou Bamba donne tout son sens au concept de satrape dont font usage des critiques de la postcolonie tels que Achille Mbembe lorsqu’il suggére que le gouvernant de la colonie ne tire en réalité aucun pouvoir de ses interactions fantasmées avec l’agencement colonial. On le voit bien quand il écrit sur le ton de la mise en garde :

Ne les prenez donc plus [ô vous les miens [ses disciples] !] comme des monarques car, tous autant qu’ils sont, ne sont rien de moins que des roturiers (prolétaires)

Par ailleurs, Amadou Bamba relie les splendeurs illusionnistes de la colonisation aux mirages de la modernité technicienne pour affirmer au final que pouvoir ne saurait surclasser et faire oublier la techné fondatrice, la seule salutaire, qui est celle de Dieu. C’est ce que nous révèlent de manière assez poignante et poétique les vers suivants du Ilhām :

Certains ont été abusés par l’apparence physique [des Blancs] à telle enseigne que leurs cœurs en sont éblouis

De même, s’émerveillant devant leurs prouesses [techniques], leur attribuent-ils les actes qu’accomplit Seul, en réalité, le SEIGNEUR de la Création à travers eux,

Ils sont désormais convaincus que « la Force et la Puissance » en actes (Hawla wa-l-Quwata) leur sont entièrement dévolues, au même titre que le Pouvoir

Alors qu’en réalité la Force et la Puissance reviennent exclusivement au CRÉATEUR des Cieux, notre SEIGNEUR, le NOVATEUR

La situation du colonisé est donc chez Amadou Bamba un inconfort spirituel et religieux qui résulte de la précellence des préoccupations matérielles et de l’orientation matérialiste qui est imprimée à l’ingénierie politique de l’Etat (post)colonial :

Les préoccupations les poussent à hâter [l’exécution de cette prière] dans leur désir de vite retrouver les futilités [de ce bas-monde]

On ne saurait donc (re)penser la décolonisation sans suivre les indications légitimes de la théologie politique de l’extraversion telle qu’on en voit les préfigurations dans la critique sociale de Cheikh Amadou Bamba. Et aussi bien le colonisateur inspirateur par sa domination que le colonisé rusant, s’appropriant, refusant par moment avec l’inspiration, sont interpellés dans la critique théologique de l’extraversion :

Sachez que je n’ai relevé [tous ces travers] que dans le seul but de faire reprendre conscience… Ô vous les miens, réveillez-vous de l’ivresse du sommeil !

Tous les deux sont invités à « ne plus rechercher, par égarement, puissance ou grandeur en dehors de DIEU, le DÉTENTEUR de la Majesté ».

 

Aboubakr TANDIA

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