Chapitre I : Prologue
Le pluriel n’est pas de trop; encore moins pourrait-il être vu comme inapproprié. Il s’agit à la fois du daara, d’une institution et de la pluralité des pratiques et des cultures spirituelles qui l’ont façonnée et institutionnalisée en Afrique de l’Ouest depuis au moins cinq siècles. Dans leur proposition de la loi portant modernisation des daaras, l’Etat et ses différents partenaires répartis entre les milieux laïcs et ceux arabo-islamistes ont bien usé du pluriel. Là non plus le pluriel n’est pas de trop. Mais, il n’en apparaît pas moins suspect d’autant plus que derrière ce projet aux motifs soi-disant développementalistes pourrait se dissimuler un dessein bien plus lugubre et moins philanthropique que celui de l’assistance aux structures sociales et de l’inclusion républicaine des usagers ou des produits de l’éducation religieuse islamique ; ce qui est en soi un grave présupposé colonial surgissant du paradigme modernisateur qui a servi de berceau incubateur à la naissance de l’Etat postcolonial qui est le nôtre. L’usage du pluriel dans cette proposition de loi ne permet pas de voir la singularité de l’institution que constitue le daara et de son rôle au sein de la civilisation qu’est l’Islam en général, et au sein de la culture et de la tradition islamiques subsahariennes qui l’ont arraché des ruines des dérives réformatrices des empires musulmans de l’âge d’or de l’Islam pour la réinstaurer et en faire l’institution de base de la production et de la diffusion d’une culture savante et sociale qui a survécu à la colonisation et est en train de conquérir le monde sans coup férir.
Tout cela n’est pas sans compliquer et complexifier la question de ce que l’Etat et quelques milieux islamistes préfèrent nommer la « modernisation » du daara dont il convient de rappeler qu’il est une institution plus vielle que l’Etat et son école laïque d’au moins cinq siècles. Tout comme elle préexiste aux tendances arabo-islamistes récentes malgré leur propension débridée à réécrire l’histoire pour s’attribuer une légitimité à l’ombre de généalogies tout autant bricolées. En effet, le daara n’est pas la même chose lorsque l’on promène le regard à la manière des historiens, des géographes ou des anthropologues. Le daara n’est pas non plus uniforme et réductible à une simple conception de la pédagogie, de l’éducation ou de la culture savante, bref d’une seule épistémologie. Il n’en sera pas plus une seule et même chose à l’intérieur et à travers les divers courants et traditions islamiques existant au Sénégal et ailleurs. Pour la raison de ces différentes observations nous estimons que les détracteurs de la loi controversée de modernisation des daaras n’ont pas eu tort d’avoir opposé un refus catégorique, voire une indifférence significative, au Gouvernement et à ses souteneurs proches de l’islamo-modernisme.
Dans cette menue réflexion, forcément provisoire par conséquent, et dont le corps va suivre, nous voulons montrer les enjeux de cette loi aussi bien pour ses promoteurs (Etat et modernistes islamistes) que pour ses détracteurs (maitres coraniques, califats soufis). Pour ce faire nous nous appuierons sur une analyse des énoncés mêmes de cette loi que l’on confronte par la suite à des recherches savantes sur l’institution qu’est le daara ainsi que sur la théorie politique et l’histoire de l’Etat (post)colonial. En premier lieu, nous arguons que ce que l’on veut appeler modernisation n’est en fait qu’une tentative de ce que Gregory Starret appelait une « fonctionnalisation » de cette institution, dans le cas de l’Egypte et d’autres pays du monde musulman, au profit d’un agenda aussi vieux que la colonisation et l’impérialisme dont elle est l’achèvement paradigmatique : la construction d’un ordre politique global centré sur le mode de régulation sociale qu’est l’Etat occidental reposant sur ses valeurs et ses conceptions de la connaissance, de l’Homme, du progrès et de la croyance. Il a toujours été dans la logique coloniale de la construction de l’Etat, logique héritée par la classe politique et des portions importantes des élites savantes, de mettre sous tutelle, à défaut de pouvoir les éliminer, les institutions sociales qui l’ont précédée et qui menacent un tant soi peu son projet hégémonique, sa visée impériale et sa fonctionnalité extravertie.
Ensuite, nous montrons que cette colonialité se décline avant tout comme une forme culturelle de domination : le mépris à la fois d’une mémoire de sacrifices au service de l’islam et de son ideal humaniste ainsi que d’une conception et d’une pratique de la connaissance que le daara dans ses différentes formes a cristallisé pour permettre la transformation des sociétés musulmanes de l’Afrique subsaharienne en général et du Sénégal en particulier. Enfin, nous montrons que même si le but véritablement recherché par l’Etat et ses bailleurs est de poursuivre et d’achever le projet globalisant de laïcisation des sociétés musulmanes, notamment par le biais de la politique et du système éducatifs, différant en cela des ambitions réformatrices et anti-soufies de ses alliées islamo-modernistes, il y a bien plus de dangers pour les confréries soufies et les communautés musulmanes sénégalaises. Rappelons que le Sénégal est constitué à 96% de musulmans dont prés de 75% est affilié à l’islam soufie, ce qui en fait le pays le plus musulman du monde, plus que le Pakistan et l’Inde qui sont généralement présentés comme les réservoirs de la population musulmane mondiale. Transformer ce pays au plan moral et politique, dans le sens de quelque projet qui soit, s’avère est impossible aussi longtemps qu’il ne sera guère possible de muter les sociétés musulmanes qui y résident.
Les menaces que font peser une discussion négligée et une adoption expéditive de cette loi vont de l’effondrement du daara comme étant l’institution centrale de la reproduction morale et culturelle de ces communautés, de leur déclassement institutionnelle vis-à-vis de l’école laïque et de leur décentrement identitaire, à la mise sous tutelle politique des confréries soufies. En effet, l’Etat et les islamo-modernistes se retrouvent dans l’idée que si le daara permet d’affaiblir la prépondérance morale et la stabilité des confréries soufies dans les sociétés musulmanes en général d’obédience soufie, toute politique allant dans ce sens rendrait possible un contrôle accru de l’Etat sur ces communautés ainsi qu’elle libérerait des espaces sociaux pour les menées idéologiques non ou anti-soufies. C’est en ce sens que, même implicite ou non négociée, l’alliance islamo-moderniste avec l’Etat n’est pas dénuée de sens autant que ne l’est la possibilité que la disparition du daara et de l’éducation islamique traditionnelle, et leur fonction de socialisation avec, ne conduise à un monopole de l’Etat sur l’éducation laïque et religieuse et donc sur la régulation morale et politique de la société en général, des communautés musulmanes en particulier.
Nous retrouvons là le scenario classique de la problématique constitutive de la modernité coloniale : l’Etat central ne peut se consolider qu’en se construisant sur les ruines ou au-dessus des structures sociales qu’il lui faut donc mettre sous tutelle ou éliminer par les moyens politiques et économiques dont il dispose de façon monopolistique : la loi, la bureaucratie et la distribution sélective des moyens d’accumulation. La loi portant modernisation du / des daara(s) visent précisément à mettre le daara sous tutelle étatique par le biais de sa fonctionnalisation en tant qu’outil de développement, mais qui vise en réalité sa transmutation progressive en école laïque. Sauf que, on le sait, à la place de cet Etat introuvable règne une poigne d’élites politiques, bureaucratiques et intellectuelles généralement sensibles ou acquises à des systèmes normatifs moraux qui rejettent implicitement ou explicitement les religions en général et l’Islam en particulier comme des cadres de légitimation et de régulation des conduites sociales. Servant ainsi de relais locaux aux projets politiques d’institutions et de groupes pour le moins laïcistes, de telles élites ne sont pas maitres des politiques qu’elles prétendent mettre en œuvre au bénéfice des sociétés locales, pas plus qu’elles n’en sont les inspirateurs et les décideurs souverains et consciencieux. De quoi envisager que cette loi ait été promue et proposée, en partie ou entièrement, selon les volontés et l’inspiration des institutions et des groupes qui financent l’éducation nationale et par conséquent peuvent réclamer légitimement le droit d’orienter celle-ci selon leurs conception du monde et de la connaissance (in)utile. Cette nature de l’Etat permet donc de douter de la souveraineté de nos dirigeants dans l’élaboration de la loi. La faiblesse stratégique de notre Etat dans laquelle l’expose sa nature extravertie incite à prendre très au sérieux toutes les initiatives législatives et réformistes dont précisément cette loi, d’autant plus qu’elle touche au fondement de la société musulmane, l’éducation religieuse, et son institution centrale, le daara.
Á terme, si l’initiative est entièrement laissée à ces élites commandées, l’éducation religieuse ne sera plus assez consistante pour servir de véhicule aux valeurs, à la croyance et à la culture islamiques ; ou bien elle ne sera plus tout simplement attractive pour les musulmans. Du coup, c’est l’identité et le poids moral de l’islam et des institutions islamiques au sein des sociétés musulmanes qui s’affaibliront, à commencer par les ordres soufis dont un des piliers est précisément le daara. L’identité musulmane soufie n’est-elle pas liée au daara par les pratiques de la tarbiyya et de la tarqiyya, ce que l’éducation religieuse dans le projet de loi fera disparaitre des daaras? L’éducation religieuse islamique ainsi majoritairement pratiquée au Sénégal ne vise-t-elle pas la formation d’un être humain à l’image du Coran et ou du Prophète Muhammad (PSL) ?
Ces deux questions ne sont que les feuilles mortes qui s’échappent de plusieurs monceaux de questionnements. On ne devrait pas laisser expédier cette question des darras que l’Etat veut envisager uniquement sous le prisme de la modernité libérale et de l’élimination progressive des institutions perçues comme étant régressives. Aux politistes que l’on avisait d’écouter et de suivre le regard des historiens, géographes et anthropologues, on doit cet avertissement lumineux : les lois n’ont pas toujours besoin d’être effectivement appliquées pour générer et soutenir un processus de (re)socialisation politique des citoyens dans le sens des attentes idéologiques, culturelles et politiques des Etats. La simple controverse législative suffit à secouer et à fissurer l’univers normatif d’une société tout entière et à cristalliser des schismes autodestructeurs, tandis que le travail jurisprudentiel des tribunaux et des assemblées est doté d’un pouvoir normatif révolutionnaire qui peut s’avérer parfois très subversif. Les structures bureaucratiques, de par leurs règlements et leurs rituels procéduraux et décisionnels, constituent des vecteurs importants de production et d’abrogation de normes et de valeurs; lesquelles peuvent alors être insidieusement transmises ou privées aux citoyens usagers du service public. C’est dans cette perspective que nous voulons aborder le prochain rendez-vous autour de cette question du / des daara(s).
Aboubakr Tandia
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