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«laisser ‘’parler’’ Le Livre»… Dañ Kumpë

«laisser ‘’parler’’ Le Livre»… Dañ Kumpë

«Sabou ! Là où personne ne l’aurait attendue ! (…) Petit bout de femme gracieuse comme une biche. Sabou a frappé. Personne ne l’avait jamais vue se bagarrer ou entendu sortir une insulte de sa bouche. Sabou a frappé. Pour punir le fauve.», Aminata Sow Fall, L’empire du mensonge, Dakar, Caec/Khoudia, 2017, p. 43.

«La nourriture n’est pas seulement qu’une affaire de

ventre» (p. 12).

J’ai ouvert le roman, L’empire du mensonge, à moi offert, avec en prime une très conviviale dédicace, par la doyenne des Lettres sénégalaises Aminata Sow Fall, un vendredi devant un plat de «soupe kandia», mais celui-là en vrai. Je n’en croyais pas mon appétit, lorsque j’ai lu, dans la première page, la page 9 : «Yacine a fini de mijoter sa sauce. Du ‘’soupe kandia’’ ce dimanche…»

Eh bien, dimanche et vendredi sont comme des équivalents parce que tous deux Saints, tous deux dominicaux, chez-nous, en nous permettant ainsi de renouveler nos batteries sociales et de fixer la «lueur communicative» de nos regards à leur entre-croisement (Cf. p. 131).

Quinze ans déjà ! Cinquante «poses de la première pierre» en douze ans, au rythme de cinq par an. Sada a fini par attribuer à son «ami» ministre, Macoumba, le titre solennel «Son Excellence».

Son fils Diéry, déjà mûr avant l’âge – la maman, Yacine, est botaniste et lui-même, Sada, orpailleur-entrepreneur…- avait relevé cette incongruité entendue de la bouche même de son père, et à la télé ! «Son Excellence», nous dit la doyenne, de manière explicite, est toujours en perpétuelle souffrance, surtout lorsque cette expression est balancée à tout bout de champ/chant.

«A qui doit-on attribuer le titre de Son Excellence ?» (p. 18).

Question de morale et de civisme ! Où retrouver ces deux vertus organisatrices de nos comportements ? Toutes nos pensées se tournent naturellement vers leurs premiers foyers d’élaboration et de diffusion. Mais «allez chercher à l’école où les leçons de morale ont disparu des programmes. Ou dans les familles qui ont totalement démissionné» est un chemin de croix (p. 127). Quelle lourde sentence provenant surtout de «l’Impé­ratrice/Diva» des Lettres africaines et sénégalaises !

En tout cas la doyenne, elle, ne joue point avec les mots. Elle ne les pèse pas et ne les soupèse point, elle les pose tout simplement en leur permettant de s’imposer dans leur condensé. Il faut être «dooy» pour comprendre, mot que j’ai osé traduire par «intelligence taquine», c’est-à-dire celle qui avertit en divertissant. La preuve, transhumant est en italique et entre-guillemets («transhumant»). C’est comme si finalement le transhumant, dont elle parle, était un être pendu – donc corps désarticulé devenu flasque – à un double crochet.

Donc, la trame du récit épousera ce jour duquel se dégagent un «air agréable de tranquillité et de bonheur», des «senteurs de lavande», dans l’«harmonie des couleurs», et une «lucarne magique» qui illumine d’une «douce lumière» un «mobilier en bois d’acajou», des «plinthes… beige et ocres», c’est-à-dire une alliance réussie entre «raffinement et sobriété»… décors de cette «vaste pièce» qui accueille les membres de la «Compagnie du dimanche».

Sada (fils de maçon «flexible»), Yacine (géographe-botaniste) et Diéry, Yaaye Diodio et tonton Fara, Boly (fils de «cultivateur échappé de son terroir»), lui-même enseignant dans un village et Coumba (professeur de Lettres), Borso (artiste, dramaturge) et Mignane (fils de chauffeur, Professeur agrégé à la Faculté des sciences de la terre), Mapaté Waar (Boudjou, fils de Beug Deug Waar et de Bagne Gathié Ndiaye) et Sabou, cercle qui ne cessera de s’élargir vers d’autres, au fil des pages, jusqu’à l’arrivée de celui qui «n’habite nulle part». Et qui, victime d’une «rafle électorale», finira par changer d’identité, en intégrant une famille idéale : papa, maman, frère et sœurs. Taaw Waar, ex-Automatique, devenu philosophe, gestionnaire voire devin (p. 131), à la lueur de l’étincelle matricielle de Sabou, et de la rigueur au travail de «Boudjou (pardon Mapaté)», sous le tamarinier mythique des Waar…

Comme l’archéologue qui descend dans la profondeur géologique, sédiment après sédiment, la doyenne nous offre la fresque du présent sur un fond historique qui rend compte de la construction de cette sociabilité dont elle souhaite nous restituer la figure sous la forme d’un selfie social global.

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Le fil conducteur tisse entre eux les événements qui, eux-mêmes, allient la nostalgie d’un passé constitutif parce que sachant «d’où l’on vient». Mais la doyenne avertit en se servant des vrais mots ; afin d’éviter toute confusion avec les maux que peuvent générer des mots en mal d’usage. Parce que «‘’d’où tu viens’’ ne suggérait aucune référence sur l’origine, l’appartenance, le statut social ou la confession. Elle rappelait les principes fondamentaux méthodiquement éprouvés, forgés et transmis pour façonner l’être humain dans le respect des valeurs cardinales qui garantissent la dignité, l’honneur et le ‘’diom’’» (p. 41). Pas du «taf taffal» comme elle le dit dans le corps de cet empire où le «battré» est désormais mis en/sur scène.

Elle alterne donc la narration de la métamorphose des «racines» historiques, tout en attirant l’attention sur ce présent pratique où l’espoir prédomine. Parce que, par nature, «le présent recentre», s’il est pensé comme «présent duratif», c’est-à-dire celui qui intime à l’action. Mais attention ! Cet espoir doit s’appuyer, sans naïveté, sur «l’imaginaire (qui) est mille fois plus vaste que tous les livres de sciences et de mathématiques. Deux et deux font quatre : pas d’autre issue possible» (p. 106). Comme un angle droit et sa croix…

Une demande explicite, pour la doyenne, d’un retour intelligible aux «Humanités» ; même si elle écrit que «l’art est mensonge», elle affirme, en même temps, qu’il demeure/ra «le seul mensonge qui peut nous guérir, un puissant neutralisant contre les haines, les hostilités, la crétinisation» (p. 107).

Aminata Sow Fall est sans nul doute une grande plume raffinée et sobre, mais surtout très féconde. De cette fécondité que seule la maîtrise de la technique de narration peut aider à sanctifier.

Ainsi donc, pour mieux la lire, au fond d’elle-même, afin d’arriver à appréhender sa vraie source d’inspiration et frôler la ligne de ce tremblement intelligible qui l’anime, sans doute quand elle écrit, il va falloir lister ses mots cisaillés – remplis d’une grave sonorité faite de suavité, de maternité – qu’elle sait si bien utiliser quasi -parfaitement : «parfaite convivialité», «lueur communicative», «retenue», «fidélité», «sociabilité», «humilité», «sincérité», «yermandé», «vitalité lumineuse», «orthodoxie des comptes», «foula et fayda», «rêve d’honnêteté», «rigueur», «courtoisie» «vertu magique du respect», «dignité», «diom», «générosité», «tendresse», «joie», «délivrance», «communion», «dialogue», «vivre ensemble», «devoir sacré de jouer son rôle» et finalement «amour et concorde en guise d’héritage»…

«Voix», «mot», «silence», «geste» et «sens». Cela ne peut être qu’un rythme, une cadence et une chorégraphie. Véritable «danse des mots». Les mots et les choses qu’ils désignent et les attitudes auxquelles nécessairement ils renvoient semblent constituer l’une des principales portes d’entrée intérieure, de L’empire du mensonge, qui s’ouvre sur les multiples thèmes que la doyenne aborde avec clairvoyance et sobriété (foncier, déshumanisation de la médecine à cause du fractionnement du «moi» académique). Tout y est consigné, jusqu’à la disparition des derniers photographes ambulants (millénaire du selfie).

Chaque acteur social, chaque citoyen, âges confondus, peut y retrouver une partie de son propre vécu. Comme si elle nous avertissait qu’il n’y a pas pire songe que celui qui se déroule au milieu d’une empirie que gouverne le mensonge, «dont» on souffre de son usage, jusqu’à verser les larmes de «puristes».

En refermant les dernières «feuilles» de L’empire du mensonge sur ce «pagne ‘’de virginité’», on ne peut que se surprendre, découvrant cette vérité : tout semble faux dans ce particulier empire. Cependant, sauf les effluves d’un soupe kandia et surtout le caractère nourrissant et esthétique du bol de «bouillie de mil… ‘’souna’’, minuscule grain de millet vert olive, sous la nappe de lait caillé et la chaude pellicule de l’huile de palme» – (Cf. p. 33 et 89 afin d’apprécier la finesse culinaire et le caractère gourmet de la doyenne. En effet, le bol de bouillie de souna se métamorphose et ses couleurs s’ADNéisent) – qui historicisent et valident l’existence de «La compagnie du dimanche», sont réels. Même si «la mémoire n’est pas un ami fidèle» (p. 56), l’histoire, elle, se poursuit et se poursuivra ; afin de devenir «un moment de réactivation de l’héritage» (p. 113).

Dès lors, Sada ne pouvait qu’accepter la main de son fils, au point que l’accolade advint naturellement, et que le pardon cicatrisa ce qui apparaît, ici, comme un excès d’ivresse du langage – abcès langagier – dérogeant d’avec toutes les leçons que Sada se doit de transmettre à Diéry afin qu’il devienne «un homme libre et fier». Un ndongo daara qui a appris que «Wox du forox», «Dooley daan», «Nit day nitté» c’est-à-dire, incarner «la dimension impalpable de la personnalité» pour «Liguey dieurignou». La boucle qui se referme ainsi sur «niit ndiaye», l’être fondamental devant son propre être-là, et capable d’une «émouvante disponibilité». Parce que «les temps, les mœurs, les habitudes ont changé. C’est indéniable. Tant que le capital humain fondamental y trouve son compte. Tant qu’il ne périra pas» (p. 33). «Revenez sur terre !» (p. 107), c’est-à-dire «descendre en bas».

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En sus de toute cette philosophie comportementale, Sada avait appris très tôt qu’il pouvait «‘’sortir’’ vers d’autres horizons pour approfondir (ses) connaissances, pas nécessairement liées aux questions religieuses. Un voyage…initiatique dans le labyrinthe de la vie et de la complexité du monde» (p. 39). Le devenir laïc coulera dans/de «celle que j’aime. Femme soleil dans mes rêves de minuit. Mystérieuse comme l’océan» (p. 87) en Ajami ou Wolofal.

Nous sommes là donc dans une «bataille grammaticale bruyante sur la juste place d’une virgule dans une phrase ou l’emploi du pronom relatif ‘’dont’’ de plus en plus ‘’massacré’’ (…), la capacité des nègres à philosopher (…), leur manière… de jouer… de faire étalage d’érudition…» (p. 18). Opération d’insémination de l’esprit critique dans le cercle familial d’abord avant qu’il ne se métamorphose en caractère inguérissable et transmissible, parce que devenu vertu. «Les mots et les choses» ou «les choses sans les mots»…jusqu’aux portes de la «Librairie Xam Xam», sise au 110, Axe Zig-Dak.

«Quelle est (donc) l’unité de mesure pour peser le sens

des mots ?» (p. 24).

Question énigmatique au moment où tous les paradigmes nous reviennent métamorphosés et dans leur forme et dans leur essence. Sada ne pouvant apprécier à sa juste valeur le caractère dooy (la question était indirectement adressée au père, par le biais du Tonton) de son propre fils, déclara sans ambages : «Tu commences à dépasser les bornes. Pour qui te prends-tu, prétentieux ? Es-tu mon censeur pour fouiner dans mes moindres mots et gestes afin de déceler le travers qui me déshonore ? Je ne suis ni un menteur ni un hypocrite, encore moins larbin.» (p. 19).

Finalement, les mots peuvent «tourner», et devenir très aigres. D’ailleurs sont-ils, «par monts et vaux», liquides ou solides ? En cas de confusion d’outil de mesure, il revient – de droit – à la police sémantique de statuer…

Par exemple, la transhumance qui, jusqu’ici, était une «activité» culturelle, économique et politique qu’une communauté dispersée à travers le continent africain pratiquait depuis des millénaires s’est négativement métamorphosée en entrant dans le langage des politiciens. Alors qu’elle participait et participe encore de l’identité de cette même communauté, car lui permettant non seulement de faire vivre son troupeau et de le voir croître, mais aussi d’arriver à tisser de nouvelles relations humaines au-delà des zones écologiques que le transhumant, sa famille, son troupeau et son maigre trousseau, avec l’ensemble du groupe, traversent.

L’authentique transhumant n’a pas fait qu’humer l’air pour décamper afin de rejoindre des prairies plus vertes, plus virtuelles que réelles. Ni élan, ni écart… c’est une traversée dans l’endurance. Une véritable initiation à la vie et à la quotidienneté de la lutte qu’elle exige.

Elle exige donc une certaine «bravoure» inspirée par l’autel d’un solide «savoir» doublé d’un «savoir-faire», tous deux animés par une «patience», dont seule la motricité peut fonder une «sérénité» qu’une «force mentale» soutient. Ce sont des mots de la doyenne. Et pourtant, de la maîtrise réelle de leur profonde philosophie dépend toute transhumance digne de ce nom. Celle, au cours de laquelle le candidat à la transhumance doit être un «bagne gathié, nangou dé», et dont les ancêtres s’appellent «Beug Deug Waar», «Bagne Gathié Ndiaye». Mais «la folie de destruction, d’anéantissement et de possession a brisé le cordon vital qui lie notre destin et celui du monde qui nous entoure» (p. 93).

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L’unité de mesure des mots se retrouve dans ce qu’on pourrait appeler l’horloge qui affiche «l’air du temps». Cet «air du temps» consacre l’extension de la surface d’usage d’un mot ou d’un groupe de mots. Il devient ainsi usuel jusqu’à sa banalisation par pur effet de mode. Donc un mot tient et perd de son poids après que ses modalités d’usage aient été détournées de leur essence (sens) par les acteurs d’un champ singulier et dont les membres sont adeptes des «analogies».

Les mots n’ont ainsi pas de sens, que de la bouche de ceux qui en usent en les vidant dans leur polysémie, c’est-à-dire celle qui leur garantit les possibles auxquels ils ouvrent en se métamorphosant en actes concrets, car comme disent les haalpulaar, «Kongol nyaayata koy hunuko joomum», dont l’équivalent en wolof serait «kaddu ci gëminu boromam». La destinée des langues se croisent sur les chemins qui séparent en les unissant daara et école. «Je peux traduire le Coran en ouolof et en mandingue.» (p. 66). Sur la foi du Xalima et du dâ…

Dès qu’un mot transhume, il perd son véritable sens, c’est-à-dire l’identité à laquelle il renvoyait se modifie sous la pression du voyage et des aires écologiques qu’il traverse. Parce que tout mot est comme une graine dans une dune. Et une dune laissée à la merci du vent se déplace, les grains de sable qui la forment s’éparpillent, en perdant une partie de leur essence, avant de finir par s’agréger avec d’autres, ayant connu le même sort, pour enfin finir en une nouvelle dune. Ainsi de suite… jusqu’à la petite et insidieuse barkhane dont la vitesse de déplacement et les capacités de métamorphose inspirent même les militaires.

«L’Université internationale d’excellence (Uie)» qui va voir le jour, en sanctifiant la «cinquantième ‘’pose de la première pierre’’» en 12 ans, s’occupera de cette question énigmatique. Question énigmatique posée par Diéry – «l’adolescent surdoué», fierté de Sada et de Yacine – à son père, parti couvrir «Tonton Macoumba de tant de louanges… En lui servant même le titre de ’’Son Excellence’’». Et Boly l’ami de toujours de renchérir : «Franchement, Macoumba ne mérite pas ces compliments… Ce menteur fieffé ne croit en rien… Depuis quand ne l’as-tu pas vu ?» Disparaître est la seule chose que sait véritablement bien faire un transhumant.

Sada semble avoir été pris au piège de «l’amnésie générale (qui nous) paralyse et (qui nous) transforme en robots» (p. 14.), car la robotique est télécommandée par des mots pétrifiés qui empruntent un raccourci qui peut s’avérer in fine comme un véritable court-circuit. Ce qu’on pourrait appeler finalement «le fétichisme des mots». Parce qu’il s’agit, quant au fond d’arriver, c’est-à-dire d’atteindre un «point» de congruence où «joie», «tendresse» et «délivrance» se confondent. Un authentique transhumant est donc en même temps et un historien, et un géographique, et un poète et un guerrier.

Les mots de Aminata Sow Fall ne sont ni simples ni fades, mais plutôt raffinés et denses, car ils en arrivent à s’imposer comme de véritables marteaux chargés de reforger nos maux sur une autre enclume que celle de «l’indigence morale».

La lecture de L’empire du mensonge permet de confirmer Alain Mabanckou qui écrit que Aminata Sow Fall «privilégie le ‘’citoyen narrateur’’ au détriment du personnage principal féministe et moralisateur», (Cf. Alain Mabanckou, Le monde est mon langage, Paris, Grasset, 2016, p.  213).

Elle nous offre quatre champs ouverts avec la pièce de Borso («La mariée était en pièces détachées» (p. 125), suspendue (p. 132), les «Extraits» (pp. 102-107) de l’essai politique (porter attention à l’Extrait III), en abyme dans L‘empire du mensonge, de Mignane Sonko.

«Où va le monde» si «plus rien ne compte» (même «l’estime de soi»), et surtout si nous ne savons plus «à quoi servent les Humanités» ?

Ps : En hommage à M. Nabil Haïdar pour nous avoir démontré, le jour de la dédicace, qu’un éditeur est un acte scellé par une parole qui condense en elle la quintessence de son métier.

Abdarahmane NGAÏDE

Enseignant-Chercheur au Dpt d’Histoire de la Flsh/Ucad

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