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Comprendre La Question Du Riz Au Sénégal

Comprendre La Question Du Riz Au Sénégal

La question de l’autosuffisance alimentaire reste encore, à juste titre, l’objectif principal de l’agriculture au Sénégal, en plus d’être le fer de lance du processus d’industrialisation du pays. La crise alimentaire de 2008 a rappelé à quel point le Sénégal est alimentairement dépendant de l’extérieur. Pour le riz, son niveau de dépendance est passé de 75 % dans les années 90 à 85 % dans les années 2000-2007 et à 72 % en 2008. La production du riz au Sénégal a évolué autour de 200.000 tonnes de paddy de 2000 à 2008, année à laquelle elle a grimpé à 350.000 tonnes de paddy. C’est cette même année 2008 qui a vu flamber le prix du riz brisé à 800 dollars la tonne au mois d’août.

Compte tenu du niveau de dépendance et de production du Sénégal mais aussi de la flambée du prix du riz sur le marché mondial, le gouvernement d’alors avait planifié, en 2008, le Programme national d’autosuffisance en riz (Pnar) qui prévoyait une autosuffisance en riz en 2012 avec 1,5 million de tonnes de paddy, soit 1 million de tonnes de riz blanc. C’est cette version que j’appelle le Pnar 1. Il faut noter que l’objectif fixé pour 2012 n’a pas été atteint, car la production de paddy a été de 469.649 tonnes. Après la deuxième alternance, en mars 2012, le nouveau gouvernement a remis ce programme sur la table des politiques agricoles du pays de 2014 à 2017, que j’appelle le Pnar 2. L’objectif reste l’autosuffisance en riz, mais les caractéristiques ont changé. En effet, avec un coût évalué à 424,7 milliards de FCfa, le Pnar 2 vise la production de 1,6 million de tonnes de paddy, soit 1,08 million de tonnes de riz blanc, fin 2017.

A la suite de ce décor campé, pour comprendre vraiment la question du riz au Sénégal, il convient de faire un succinct rappel historique sur la place et le rôle de l’Etat dans l’agriculture sénégalaise, en particulier la filière du riz. A ce rappel historique, succède une analyse de la problématique du riz au Sénégal en adoptant une approche filière qui permettra de faire un « arrêt sur image » à chaque étape du processus, de la conception des politiques publiques à la consommation du riz dans les foyers sénégalais.

Les politiques agricoles du Sénégal peuvent être chronologiquement divisées, depuis l’indépendance jusqu’en 2017, en différentes phases sur les plans politique et économique. En effet, de 1960 à 1980, les politiques agricoles étaient frappées du sceau de la présence très marquée de l’Etat. Le contexte économique était favorable à cette présence étatique nécessitant beaucoup de moyens financiers. Grâce à l’exportation de matières premières, surtout agricoles, qui bénéficiaient d’un « bon » prix sur les marchés mondiaux, l’Etat semblait avoir les moyens de sa politique agricole. Ces moyens financiers étaient aussi renforcés par les forts taux de prélèvement effectués sur les revenus des paysans.

De 1980 à 2000, le contexte politique et économique a complètement changé. Ainsi, les politiques agricoles du Sénégal, comme d’autres secteurs de l’économie, passent de la « présence » étatique à l’« absence » étatique, c’est-à-dire de l’interventionnisme étatique au retrait (progressif) de l’Etat pour céder la place au libéralisme économique. L’éclatement de la crise de la dette dans les pays en développement dans les années 80, y compris le Sénégal, les cycles de sécheresses des années 70 et la chute des cours mondiaux des matières premières ont fini par fragiliser davantage la situation économique. Pour remédier aux difficultés économiques que posait alors ce nouveau contexte, ces pays dont le Sénégal ont dû se plier à l’idéologie libérale et appliquer les mesures issues de ce qu’il est convenu d’appeler le « Consensus de Washington ».

De 2000 à 2017, les politiques agricoles du Sénégal sont marquées par la volonté de passer d’une agriculture paysanne et familiale à la promotion d’une agriculture industrielle, commerciale et compétitive sur les marchés régionaux et internationaux. Cette nouvelle approche tend vers l’intégration des enjeux posés par la mondialisation, tels que l’accès aux marchés internationaux dans un environnement marqué par la libéralisation des échanges, surtout agricoles, mais aussi, par moment, par des réflexes protectionnistes sous diverses formes : imposition du respect de la traçabilité et de l’environnement, de la sécurité alimentaire, etc. Paradoxalement, même si le pouvoir est d’abord libéral, les politiques agricoles du Sénégal se distinguent par une « présence » de l’Etat. Comme s’il y avait une sorte de retour de l’Etat après des années d’absence. Aujourd’hui, ces politiques se distinguent aussi par leur inscription dans la dynamique d’intégration régionale au sein du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad), de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et de l’Union économique et monétaire ouest africaine (Uemoa). Elles se caractérisent également par le souci de faire face aux exigences internationales dans un contexte de mondialisation marqué par une libéralisation poussée des échanges commerciaux, en particulier agricoles.

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Ce rappel historique de l’évolution de l’orientation des politiques agricoles du Sénégal a le mérite de comprendre aisément la présence marquée de l’Etat dans la filière du riz jusqu’en 1994, puis son désengagement et son retrait progressif de ce secteur. Ce dernier intervenait à travers les structures comme la Société nationale d’exploitation des terres du Delta et des vallées du Fleuve Sénégal et de la Falémé (SaedD), créée en 1965, et la Société de développement agricole et industriel du Sénégal (Soddagri), créée en 1974. Les services assurés relevaient de la formation technique, du crédit de campagne, d’équipement et d’intrants, de la gestion de l’eau, de la collecte, de la transformation et de la commercialisation du riz produit par les riziculteurs locaux.

Mais, la signature du Programme d’ajustement sectoriel de la filière riz (Pasr) sous le diktat du «Consensus de Washington» en 1994, année également de la dévaluation du FCfa, la Saed s’est retirée de l’achat, de la transformation et de la commercialisation du riz paddy. Par ailleurs, la Caisse de péréquation et de stabilisation des prix (Cpsp) s’est retirée de l’importation et de la distribution du riz au profit du secteur privé en 1995. L’Etat n’administre donc plus les prix du riz (paddy et blanc). En 1996, la Cellule de gestion et de surveillance des marchés du riz (Cgsmr) est créée, puis rattachée au ministère du Commerce. Laquelle cellule est transformée en Agence de régulation des marchés (Arm) en 2002. Au final, on mesure à quel point les structures étatiques d’après indépendance ont été dynamitées par la vague de libéralisation des années 80-90 qui a circonscrit le rôle de l’Etat à l’entretien de l’environnement socio-économique dans lequel les acteurs économiques pourront faire éclore leurs talents et exploiter les potentialités économiques, et en particulier agricoles, du pays.

Dès lors, en adoptant l’approche filière pour comprendre la question du riz au Sénégal, il faudrait d’abord une vision politique. Elle est portée par les Pnar 1 et 2. Pour le Pnar 2, qui est d’actualité, l’Etat tente d’agir sur les facteurs de production pour créer les conditions favorables à la riziculture, conformément au rôle qui lui est dévolu par le libéralisme économique. Pour cela, d’après les chiffres du ministère de l’Agriculture et de l’Equipement rural, le budget du Pnar 2 se répartit comme suit : 10,28 % sont consacrés aux semences, 44,7 % à l’engrais, 33,24 % aux aménagements hydro-agricoles, 8,98 % aux équipements pour la mécanisation), 2,23 % à l’appui technique et 0,47 % à la formation agricole et rurale. Les structures comme l’Institut sénégalais de recherches agricoles (Isra), l’Agence nationale de conseil agricole et rural (Ancar), la Saed et la Sodagri, entre autres, contribuent donc à faire augmenter les surfaces emblavées, à faire des aménagements hydro-agricoles, à mettre à la disposition des riziculteurs de nouvelles variétés de riz à haut rendement (Nérica 1, 4, 5, 6, L et S44), à former et conseiller les riziculteurs à de meilleurs itinéraires techniques.

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Ces facteurs de production, loin d’être exhaustifs, devraient concourir à inciter les riziculteurs à produire davantage et attirer même ceux qui ne l’étaient pas pour atteindre l’autosuffisance en riz. En effet, d’après les chiffres de la Direction de l’analyse, de la prévision et des statistiques agricoles (Dapsa), les surfaces emblavées pour le riz ont bondi de 134.973 hectares en 2014 à 237.300 hectares en 2015, soit une hausse de plus de 76 %. La production a suivi la même tendance pour la même période en passant de 559.021 à 906.348 tonnes de paddy, toujours selon la Dapsa.

Que fait-on de cette production ? C’est là où les transformateurs interviennent dans la filière. Deux catégories d’acteurs transforment le riz local au Sénégal : les rizeries modernes et les décortiqueuses villageoises. Les rizeries modernes sont équipées de trieuses pour séparer le riz entier du riz brisé. Ce qui impacte positivement sur la qualité du produit en termes d’homogénéité. En revanche, elles souffrent d’absence ou d’insuffisance de magasins de stockage. Ce qui impacte, par contre, de manière négative leur capacité de transformation qui est sous-exploitée. Quant aux décortiqueuses villageoises, elles ont une capacité de transformation assez réduite. De plus, elles sont faiblement équipées de séparateurs-trieurs, de blanchisseurs-polisseurs. Ce qui se traduit par une qualité moindre du produit mis sur le marché. Pourtant, elles transforment, par exemple, 70 % de la production de la vallée du fleuve Sénégal contre 30 % pour les rizeries modernes. On imagine facilement les difficultés que rencontre le riz local pour pénétrer le marché local à cause des impuretés qu’il contient.

Pour conquérir le cœur du consommateur sénégalais avec le riz local, il faudrait intégrer dans le plan de conquête le fait que le marché national est plus porté par le riz brisé que le riz entier. Le riz brisé est constitué de 3 catégories : la brisure ordinaire (mélange de plusieurs brisures d’origines diverses) ; la brisure parfumée classique (plus chère que la brisure ordinaire qu’elle est en train de concurrencer sérieusement sur le marché sénégalais) et la brisure parfumée de luxe (spécialement destinée au Sénégal, principal marché mondial de la brisure de riz, et consommée par les classes socioprofessionnelles aisées de la capitale). Les exigences des consommateurs tournent autour de la propreté et de l’homogénéité du riz. Le premier critère a trait à l’absence d’éléments étrangers, de poussière et surtout de graines noires qu’il faut trier. Qui n’a pas vécu cette scène de tri du riz dans les ménages sénégalais ? J’ai encore en moi le souvenir de ma propre mère en train de trier et de laver le riz avant la cuisson. Cette opération de triage, considérée comme chronophage, surtout pour les ménages urbains, ne milite pas en faveur de la consommation du riz local. Le second aspect fait appel à la variété et à la granulométrie des graines de riz. D’où la nécessité de séparer les brisures des autres graines, étant donné que le consommateur sénégalais préfère de loin le riz brisé. Cependant, la fragmentation du marché sénégalais du riz permet de constater que le segment « zone vallée du fleuve » connaît assez bien et consomme le riz de la vallée, contrairement au segment « urbain hors vallée du fleuve » qui a un rapport exigeant avec le riz de la vallée qui lui est, par ailleurs, peu ou pas connu. Le segment « rural hors vallée du fleuve » est moins exigeant avec le riz local même si celui-ci lui est peu connu. D’autre part, étant donné que les femmes sont les principaux transformateurs du riz local en plats consommés, il serait très intéressant de recueillir leurs avis sur les conditions de sa cuisson pour orienter les recherches agronomiques et sociales en conséquence. J’ai encore le souvenir des commentaires faits sur les différents sacs de riz consommés au sein de ma propre famille pour inciter mon père à acheter tel ou tel sac de riz, donc tel ou tel type de riz.

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A la suite des étapes de la production, de la transformation et de la consommation, on peut remarquer que l’étape de la commercialisation leur est transversale. Dans le but de juguler la flambée du prix du riz en 2008, l’Etat avait pris des mesures de protection comme l’exonération des droits de douane sur le riz importé. L’avantage conjoncturelle de cette mesure est de maintenir le prix du riz à la consommation d’avant crise ou de le baisser. Mais, l’inconvénient structurel de cette même mesure est de pénaliser sévèrement les riziculteurs locaux qui ne pourront pas faire face à la concurrence du riz importé qui sera plus compétitif. Pourtant, la hausse du prix du riz sur le marché mondial devrait inciter les riziculteurs à produire davantage, d’autant plus que l’instrument politique Pnar 1 est censé les y aider.

Compte tenu des facteurs de blocage de la consommation du riz local qui peuvent entraver sa commercialisation, il faudrait poser aussi la question de l’accès au crédit aussi bien pour les producteurs que pour les transformateurs et les commerçants. Faute de garanties suffisantes, les producteurs ont du mal à engager une campagne à la hauteur de leurs ambitions. De plus, une fois la production disponible, ils sont confrontés à l’absence ou d’insuffisance d’acquéreurs. Ce qui les décourage à s’investir dans la culture du riz et compromet les chances de réussite du Pnar 2. Sur ce point, les spécialistes sont assez d’accord pour mettre en place un système de « contract farming » où les producteurs et les transformateurs s’engagent, pour l’un, à produire une quantité déterminée de riz paddy, pour l’autre, à acheter la totalité de cette quantité produite. Les acteurs de la commercialisation pourraient bien se greffer à ce système où ils s’engagent aussi à injecter une certaine quantité du riz local dans leurs circuits de distribution. Pour cela, il faudrait que les verrous auxquels fait face la pénétration du riz local dans le cœur du consommateur sénégalais, puis le marché local soient levés. D’un côté, à grand renfort de sensibilisation et d’information et, d’un autre, par des mesures protectionnistes de la filière du riz. Même si des efforts sont fournis dans ce sens et dans celui de la mise en place d’un fonds de garanti et d’un fonds de commercialisation pour la filière du riz, il convient d’attirer l’attention des acteurs de la filière pour tendre vers une modernisation progressive des décortiqueuses villageoises afin d’améliorer davantage la qualité du riz qu’elles transforment. L’attention peut également se porter sur la multiplication des magasins de stockage pour accroître le taux de riz paddy mobilisable pour les rizeries modernes qui seraient en dessous de leur capacité de transformation. Ces orientations devraient permettre de transformer le riz entier local en riz brisé de qualité pour concurrencer le riz brisé thaïlandais qui domine le marché sénégalais. Cela semble plus abordable que de changer les habitudes alimentaires sénégalaises pour les orienter vers le riz entier.

 

Sidy TOUNKARA

Docteur en Sociologie

Université Toulouse 2- Jean Jaurès

Mail : tounkara@univ-tlse2.fr

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