« Les révisions constitutionnelles déconsolidantes révèlent… une logique de conservation du pouvoir et une logique de règlement de comptes » (Ismaila Madior Fall)
« Lorsque le pouvoir de révision est mobilisé pour porter atteinte à la démocratie, quelle doit être l’attitude du juge ? Activiste ou réservé ? Justicier ou docile soumis au pouvoir de révision » (Ismaila Madior Fall)
Par décret n° 2018-691 en date du 28 mars 2018, il est ordonné la présentation à l’Assemblée nationale du projet de loi n°13/2018 portant révision de la Constitution. Ce projet de loi constitutionnelle soumis à l’Assemblée nationale dont on se demande si elle est dans une situation de légalité pour n’avoir pas adopté, depuis la promulgation de la loi constitutionnelle du 5 avril 2016, la loi organique relative à son Règlement intérieur prévue par l’article 62 de la Constitution, traite d’un sujet « dans l’air du temps ».
Nous avions décidé de réfléchir sur la question de savoir si le projet de loi constitutionnelle portant révision de la Constitution est une révision qui consolide ou non notre démocratie. Mais, à l’issue de nos recherches documentaires, nous nous sommes rendu compte qu’une voix plus autorisée que la nôtre a déjà réfléchi sur les révisions constitutionnelles consolidantes et déconsolidantes réalisées par les différents régimes qui se sont succédé depuis 1960. En effet, dans une excellente étude sur « La révision de la Constitution au Sénégal » à mettre à jour, M. Ismaila Madior Fall Agrégé des facultés de Droit de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, a analysé de manière très pertinente les différentes révisions constitutionnelles qu’il qualifie de « changements intempestifs et opportunistes de la Constitution ».
L’étude de M. Ismaila Madior Fall s’articule autour de deux parties : « La malléabilité de la procédure de révision » et « l’ambivalence du contenu des révisions ».
Dans la première partie, il expose tout d’abord «la conjonction des facteurs explicatifs » à savoir « le cadre normatif de la révision » et « les facteurs d’accentuation » puis « la tentation de la fraude : l’usage du référendum dans la procédure de révision (« l’utilisation frauduleuse du référendum » et « l’évitement frauduleux du référendum »). Dans une deuxième partie, il s’intéresse d’une part, aux « révisions consolidantes » : « l’approfondissement de la démocratie » et « l’amélioration du fonctionnement des institutions », et d’autre part, aux « révisions déconsolidantes » : « la présence de logiques pernicieuses » et « l’absence de bouclier juridictionnel ».
Dans la présente publication, nous nous limiterons à reprendre in extenso quelques phrases et passages de l’étude M. Ismaila Madior FALL dont le texte intégral peut être consulté sur : http://afrilex.u-bordeaux4.fr/sites/afrilex/IMG/pdf/La_revision_de_la_Constitution au Senegal
« … la pratique montre que les balises juridiques érigées en vue de protéger la quiétude et la stabilité de la loi fondamentale se révèlent inefficaces, en tous les cas, non dissuasives. Des changements intempestifs et opportunistes de la Constitution sont souvent réalisés par les différents régimes qui se sont succédé. Ainsi, au plan strictement quantitatif (avec un nombre très élevé de révisions), le Sénégal serait sans nul doute le champion mais aussi le détenteur du record en la matière. Ce qui donne à ce pays une réputation d’instabilité constitutionnelle… »
« …Sur le registre substantiel, … l’analyse du contenu des révisions distingue révisions consolidantes et révisions déconsolidantes de la démocratie… »
« … la révision consolidante s’entend ici d’une réforme constitutionnelle plus ou moins consensuelle, à tout le moins non controversé… »
« A l’inverse, l’on peut entendre par révisions déconsolidantes ou régressives les révisions controversées dont les motivations réelles sont difficilement rattachables à des préoccupations de l’amélioration du fonctionnement des institutions, à la rationalité démocratique et au progrès de l’Etat de droit. »
« L’analyse de la pratique des révisions montre une malléabilité de la mise en œuvre de la procédure qui résulte d’une conjonction de facteurs ( ) de laquelle dérive une tentation de fraude dans l’usage du référendum pour réviser la Constitution ( ) ».
« Le Sénégal est un pays où l’on révise facilement la Constitution… »
« … la procédure de révision de la Constitution reflète la prééminence institutionnelle et politique du Président de la République… »
« La tournure rédactionnelle de l’article 103 montre que le Constituant semble, au surplus, ériger le référendum en procédure normale d’approbation des révisions… »
« Alors la règle érigée par le constituant pour l’approbation des révisions (voie référendaire) devient l’exception tandis que l’exception posée par les textes (la voie parlementaire) devient la règle.
« Reste donc contestable l’attitude du Conseil constitutionnel validant la violation du rite procédural du double vote en soutenant qu’un vote unique peut réaliser à la fois l’adoption et l’approbation ».
« II n’y a aucun obstacle d’ordre procédural significatif dès lors que le pouvoir dispose d’une majorité parlementaire représentant 3/5 des membres du Parlement. »
« En comparant le Sénégal avec d’autres pays de la sous-région (anglophones et francophones), l’on se rend compte que les balises du pouvoir constituant dérivé sont faibles : les révisions peuvent se réaliser en un temps relativement court ; il n’y a aucun obstacle d’ordre procédural significatif dès lors que le pouvoir dispose d’une majorité parlementaire représentant 3/5 des membres du Parlement.
« Au Sénégal, le système électoral en vigueur pour l’élection des députés facilite l’existence d’une ultra majorité parlementaire au profit du parti gouvernant pour réviser la Constitution… ».
« Il apparait donc que le facteur décisif facilitant l’acceptation parlementaire des révisions qui passent comme lettre à la poste demeure l’instrumentalisation abusive du phénomène majoritaire ».
« …Des réajustements normatifs s’imposent pour permettre de dégager en faveur d’un camp une majorité parlementaire, mais d’empêcher que ce groupe soit ultra-majoritaire pour modifier à lui seul la Constitution. Il y va même de la viabilité de la démocratie sénégalaise.»
« … dans le cas du Sénégal, « le volontarisme juridique du chef de l’Etat est d’autant plus inquiétant qu’il ne connaît aucune entrave. Le Parlement est aux ordres, et il est rarissime de le voir s’opposer à un projet présidentiel ». (A. THIAM, « Une Constitution, ça se révise – Relativisme constitutionnel et Etat de droit au Sénégal », Politique africaine n°108, Décembre 2007, p. 151.
« La propension à réviser la Constitution est tellement forte au Sénégal qu’il arrive que les règles prévues à cet effet soient instrumentalisées ou contournées. Pratiques que la doctrine avertie n’hésite pas à qualifier de fraude. Dans le premier cas, il s’est agi d’une utilisation frauduleuse du référendum et dans le second d’un évitement frauduleux de celui-ci … ».
« L’interprétation de la formule « tout projet de loi » comme englobant une loi portant Constitution nous paraît excessive. En effet, comment peut-on, alors que la tradition constitutionnelle ne l’a jamais fait, assimiler « tout projet de loi » à « tout projet de Constitution ? Sur un autre registre, comment a-t-on pu utiliser une disposition d’une Constitution pour mettre à mort la même Constitution ? Cela n’a certainement pas de sens : une Constitution ne peut pas volontairement contenir les germes de sa propre destruction ou fournir les armes qui causent sa propre mort… »
« Dans le fond, c’est à tort à notre sens que le Conseil Constitutionnel assimile, en l’espèce, la matière constitutionnelle et la matière législative parce que, comme déjà dit plus haut, la tradition constitutionnelle sénégalaise, pour éviter les malentendus pernicieux, a fait l’option de toujours ajouter un qualificatif « constitutionnel » aux lois qui portent sur la matière constitutionnelle, « organique » aux lois expressément habilitées par la Constitution pour les compléter sur un point précis.
« A l’évidence, l’interprétation de la formule « tout projet de loi » comme englobant une loi portant Constitution, même avalisée par les juges, nous a paru excessive et contestable (…).
Cet avis est partagé par El Hadj MBODJ qui, considérant la démarche empruntée comme une «fraude à la Constitution » , écrit : « en tout cas, le procédé suivi occulte un véritable détournement de procédure qui fragilise les fondations même de l’Etat de droit qui requiert, de la part d’un Etat soumis au droit, une bonne interprétation et une application correcte de la lettre et de l’esprit des normes juridiques, évitant ainsi des précédents ou des coutumes qui sont de nature à saper les fondements même de la démocratie ».
« L’histoire constitutionnelle montre une valse des modifications constitutionnelles relatives à deux éléments du statut du Président de la république : la durée du mandat et la limitation du nombre de mandats ».
« Lorsqu’un texte finit d’exposer une disposition (c’est-à-dire une norme ou des règles) et prévoit que cette disposition (c’est-à-dire en l’occurrence la fixation de la durée du mandat à 5 ans et la limitation des mandats à deux) ne peut être révisée que par une loi référendaire, il n’y a pas vraiment place à interprétation… »
« … en certaines circonstances particulières de l’histoire du pays, la révision est utilisée à des fins étrangères à sa vocation première et s’assimile à une menace sur des acquis de la modernisation politique et démocratique. Il s’agit des révisions « déconsolidantes » qui ne rencontrent aucune barrière significative, pas même celle du juge constitutionnel … »
« Les révisions déconsolidantes … Il s’agit de réformes controversées car la majorité qui les initie ne recherche pas le consensus avec le reste de la classe politique. Elle procède de façon unilatérale et ne tient pas compte des vives contestations de l’opposition et d’une frange importante de l’opinion publique. »
« Les révisions constitutionnelles déconsolidantes révèlent, dans leur modus operandi et leur contenu, au moins deux types de logique : une logique de conservation du pouvoir et une logique de règlement de comptes ; toutes choses préjudiciables à la crédibilité du droit et des institutions.
La logique de conservation du pouvoir constitue le mobile de nombreuses révisions constitutionnelles ».
« En définitive, les révisions déconsolidantes bien que dénoncées, finissent toujours, avec le soutien inconditionnel d’une majorité parlementaire acquise au Chef de l’Etat, par passer dans un contexte marqué par l’absence d’une opinion publique de défense de la Constitution et d’un juge à même de réguler les dérives révisionnistes.
« A la lumière de ces nombreux exemples illustratifs de l’instrumentalisation de la Constitution à des fins de règlement de comptes, la remarque formulée il y a plus d’une vingtaine d’années par Babacar Kante demeure encore valable : « ces différentes hypothèses autorisent à conclure qu’au Sénégal qu’on n’hésite pas, écrit-il, à modifier la charte fondamentale au profit ou au détriment de quelqu’un ».
« Lorsque le pouvoir de révision est mobilisé pour porter atteinte à la démocratie, quelle doit être l’attitude du juge ? Activiste ou réservé ? Justicier ou docile soumis au pouvoir de révision ? En s’inspirant de la jurisprudence française, le juge sénégalais décline sa compétence à contrôler la conformité des lois de révision à la Constitution. »
« Cette politique jurisprudentielle de « l’injusticiabilité des lois constitutionnelles » ne connaîtra ni rupture, ni revirement, mais suscite des interrogations … ».
« Si le juge sénégalais se refuse sur cette question à se dresser contre le pouvoir constituant dérivé, d’autres parmi ses homologues africains se sont montrées moins impressionnés par le pouvoir de révision qu’ils soumettent dans certains cas au contrôle. Ils refusent ainsi d’adopter la posture du juge spectateur. »
« En définitive, contrairement à la juridiction sénégalaise qui, par une interprétation minimale habituelle de son champ de compétence, donne « blanc-seing » au « pouvoir constituant », d’autres juridictions africaines ont, donc, choisi de faire montre d’un peu plus d’audace pour surveiller le pouvoir de révision dans une perspective de protection de l’ordre constitutionnel démocratique encore fragile et susceptible de remise en cause ».
Voici les suggestions de M. Ismaila Madior Fall pour « mettre la Loi fondamentale à l’abri des révisions opportunistes et intempestives ».
Que faire pour que la Constitution ne soit plus l’instrument de déconsolidation de la démocratie ? Comment renforcer la culture constitutionnelle pour éviter la ruine du constitutionnalisme ? Des recettes classiques absentes du droit sénégalais peuvent être suggérées :
- l’accroissement du degré de « rigidification » de la procédure de révision,
- l’allongement de la liste des dispositions irrévisables,
- l’obligation du référendum constituant pour toute révision ou les révisions portant sur des dispositions fondamentales du régime politique,
- l’instauration d’un mode de scrutin favorisant une représentation équilibrée des partis politiques empêchant l’existence d’ultra-majorité parlementaire au profit d’un parti,
- la rééducation citoyenne pour l’avènement du patriotisme constitutionnel et la culture de défense de la Constitution (…) ».
« A ces recettes classiques dont l’implémentation serait heureuse pour rendre irréversible la marche du Sénégal vers la démocratie, il y a lieu d’ajouter (… l’adoption) d’un « Code de conduite en matière de révision constitutionnelle ».
Selon M. I.M.Fall, « dans les pays en gestation démocratique où les lois deviennent « de moins en moins l’expression de la volonté générale » et « plutôt de circonstance et de complaisance », le juge constitutionnel doit, à certains moments critiques, par la mise en branle de son pouvoir d’interprétation inhérent à l’office de juger, faire montre de hardiesse et d’ingéniosité pour limiter le pouvoir politique lorsque ce dernier est tenté d’utiliser la Constitution pour pervertir les principes du constitutionnalisme. C’est aussi à ce prix qu’il pourra, dans ce continent, qui « oscille entre une marche chaotique vers la démocratie et les régressions chaotiques en proie aux conflits », jouer son rôle de pédagogue de la démocratie, de garde-fou des institutions et, en définitive de juge de la paix. »
Enfin, méditons ces propos de Matthieu Fau-Nougaret dans « Manipulations constitutionnelles et coup d’Etat constitutionnel en Afrique francophone » (pages 1-2) :
« Le juriste constitutionnaliste (mais il n’est pas le seul) peut …. tout à fait « s’amuser » avec la Constitution en fonction des désidératas du commanditaire.
« Dis-moi ce que tu veux, je te dirai comment y parvenir ! ».
Cette perversion du droit constitutionnel …est largement utilisée en Afrique et plus particulièrement en Afrique francophone ».[1]
[1] Article publié en janvier 2016 par la revue Afrilex. Voir, afrilex.u-bordeaux4.fr
Mamadou Abdoulaye Sow
Inspecteur principal du Trésor à la retraite et ancien ministre
mamabdousow@yahoo.fr
- De La Révocation D’un Maire - 4 septembre 2018
- L’escroquerie Portant Sur Des Deniers Publics de L’article 153 Du Code Pénal: Un Délit Imparfaitement Qualifié Par Le Législateur Sénégalais - 12 août 2018
- Il Est Inexact De Dire Que La Caisse D’avance De La Ville De Dakar Est Dépourvue De Base Légale - 30 juillet 2018