« Je jure de bien et loyalement remplir mes fonctions de magistrat, de les exercer en toute impartialité dans le respect de la Constitution et des lois de la République, de garder scrupuleusement le secret des délibérations et des votes, de ne prendre aucune position publique, de ne donner aucune consultation à titre privé sur les questions relevant de la compétence des juridictions et d’observer, en tout, la réserve, l’honneur et la dignité que ces fonctions imposent » (Extrait de l’article 9 de la loi organique n° 2017-10 du 17 janvier 2017 portant statut des magistrats : serment du magistrat en audience solennelle devant la Cour d’appel)
Le Code pénal (CP) sénégalais distingue deux catégories d’incrimination du délit d’escroquerie : la première catégorie, classée dans les atteintes contre la paix publique, est le délit d’escroquerie portant sur des deniers publics de l’article 153 et la seconde catégorie, classée dans les atteintes contre les propriétés, vise le délit d’escroquerie de droit commun de l’article 379.
Notre analyse portera sur le sens de l’article 153 du CP (I) avant de nous demander si, sur le fondement de cet article, la qualification d’escroquerie peut être retenue contre l’ordonnateur du budget dans l’affaire de la caisse d’avances de la ville de Dakar (II).
Le sens de l’article 153 du Code pénal
Faisons un bref rappel historique sur la loi n° 79-68 du 28 décembre 1979 abrogeant et remplaçant l’intitulé du paragraphe premier de la section 2 du chapitre IV du titre premier du livre troisième et les articles 152 et 153 du Code pénal.
Que disait l’exposé des motifs du projet de loi ?
Deux préoccupations majeures ressortaient de l’exposé des motifs de cette loi. D’abord, l’intention du législateur était de modifier la rédaction des articles 152 et 153, en vue d’étendre ces dispositions à « toute personne » et plus précisément aux « simples particuliers qui détournent des biens de l’État ».
Ensuite, « dans un souci de clarté, l’article 152 sera dorénavant consacré uniquement aux poursuites pour détournements et soustractions de deniers publics ou assimilés et l’article 153 aux poursuites pour escroquerie relevant de ce domaine ».
Paradoxalement, en décidant de réserver l’article 153 du CP aux poursuites pour escroquerie portant sur des deniers publics, le législateur n’avait pas donné une définition précise de cette incrimination dans l’exposé des motifs de la loi n° 79-68 du 28 décembre 1979.
Que disait le rapport sur le projet de loi nº 38/79 de la Commission de l’Assemblée nationale chargée de la Législation ?
De manière laconique et sans mentionner l’expression « escroquerie portant sur des deniers publics », le rapport de cette commission indiquait : « le projet de loi 38/79 soumis à votre approbation comble désormais (une) lacune en étendant les dispositions plus rigoureuses des articles précités à toute personne, agent public ou non, ayant commis de telles infractions ».
Manifestement, l’exposé des motifs de la loi et le rapport de la Commission de l’Assemblée nationale chargée de la Législation manquent de précision sur le sens du délit d’escroquerie portant sur des deniers publics dans la loi de 1979. Cette imprécision est à l’origine de la définition un peu embrouillée du délit d’escroquerie de l’article 153 alinéa 1 du CP.
Finalement, c’est au niveau du titre du paragraphe 1er de la section 2 du chapitre IV dans le titre I du livre III du CP qu’on retrouve « des escroqueries portant sur des deniers publics ».
Le texte de l’article 153 alinéa 1er est ainsi conçu : « Toute personne désignée au premier alinéa de l’article précédent qui aura obtenu ou tenté d’obtenir frauduleusement de l’État, d’une collectivité publique (…), au moyen de pièces fausses ou de manœuvres quelconques, des sommes d’argent ou des avantages matériels indus, sera punie des mêmes peines suivant les mêmes distinctions qu’à l’article précédent ».
Que faut-il comprendre par le terme « public » dans l’expression « deniers publics » ?
Dans l’expression « deniers publics » du titre du paragraphe 1er de la section 2 du chapitre IV, le qualificatif « public » ne renvoie pas seulement aux deniers de l’État. En effet, « d’après la doctrine traditionnelle du département des Finances, le terme « public » s’applique à tout ce qui concerne les personnes morales de droit public et les personnes morales de droit public sont l’État, les collectivités (territoriales) et les établissements publics ». (Gilbert Devaux, « La comptabilité publique, Tome premier, Les principes », PUF, 1957, p.11). C’est en conformité avec cette doctrine qu’a été rédigé l’article 2 du décret n° 62-0195 du 17 mai 1962 portant règlementation concernant les comptables publics.
La notion de « deniers publics » dans le Code pénal s’étend présentement à l’État, aux collectivités territoriales, aux établissements publics et, sauf dispositions contraires, à tous les services et organismes que la loi assujettit au régime juridique de la comptabilité publique. (Cf articles 1 et 2 des décrets n° 2003-101 du 13 mars 2003 et n° 2011-1880 du 24 novembre 2011 portant Règlement général sur la Comptabilité publique).
Au total, « il convient de considérer comme public tout ce qui appartient à l’État, aux collectivités publiques et aux établissements publics d’une part, et d’autre part, tout secteur dont le régime juridique est encore incertain, mais qui n’ayant pas de propriétaire privé doit être géré par la Nation sous son contrôle et à son profit ». (M. Devaux précité, pp.13-14).
La qualification d’escroquerie peut-elle être retenue contre le maire de la ville de Dakar en sa qualité d’ordonnateur des dépenses sur le fondement de l’article 153 du CP ?
La question est loin d’être futile si l’on interroge les éléments constitutifs du délit d’escroquerie portant sur des deniers publics. En effet, il résulte de l’article 153 du CP que deux principales conditions doivent être remplies pour que le délit d’escroquerie portant sur des deniers publics soit constitué :
1°/ une tromperie résultant de l’emploi de pièces fausses ou de manœuvres quelconques ;
2°/ la remise des sommes d’argent à l’aide de l’un de ces deux moyens.
En l’absence de ces deux éléments cumulés, l’escroquerie ne peut se constituer. Examinons sommairement ces deux éléments.
1°/ L’emploi de pièces fausses ou de manœuvres quelconques
L’escroquerie de l’article 153 du CP suppose l’emploi de pièces fausses ou de manœuvres quelconques en vue de l’obtention de sommes d’argent ou d’avantages matériels indus. Selon Ndongo Fall dans « Le droit pénal africain à travers le système sénégalais », Éditions juridiques africaines, 2003, p.412, « l’infraction doit avoir pour but d’entamer le patrimoine des collectivités publiques ou semi-publiques suivantes : – l’État ; – les autres collectivités publiques : … communes, (département)…et établissements publics … ».
L’emploi de pièces fausses
Selon Ndongo Fall précité (p.412), « le terme « pièces » désigne stricto sensu… tout acte ayant une valeur pécuniaire comme par exemple, un mandat de paiement, un effet de commerce, un bon du Trésor etc. ».
Par pièces fausses, faut-il comprendre non seulement les pièces qui ont une existence réelle et falsifiées de mauvaise foi mais également les pièces qui n’existent pas ?
L’emploi de manœuvres quelconques
Le deuxième moyen de perpétration de l’escroquerie est l’emploi de manœuvres quelconques. Il ne parait pas aisé d’établir ce que sont les manœuvres quelconques visées par l’article 153 du CP. Devant le laconisme des rédacteurs du CP qui n’ont défini nulle part la notion de manœuvres quelconques, il revient aux juges d’apprécier cette notion en se fondant sur leur intime conviction tout en ayant à l’esprit le serment d’exercer avec loyauté et en toute impartialité leur office et d’observer l’honneur et la dignité que leurs fonctions imposent.
Selon A. Chauveau et F. Hélie (Théorie du Code pénal, n° 3479, page 459), « les manœuvres sont les moyens employés pour surprendre la confiance d’un tiers. Cette expression suppose une certaine combinaison de fait, une machination préparée avec plus ou moins d’adresse, une ruse ourdie avec plus ou moins d’art… ». Est-ce le cas d’espèce dans l’affaire de la caisse d’avances de la ville de Dakar ?
On abuserait étrangement de l’article 153 du CP en considérant que le visa de l’ordonnateur sur une fausse pièce de dépense constitue une manœuvre frauduleuse. (E. Garçon, « Code pénal annoté. Tome premier », (n°411), page 1334). « La manœuvre frauduleuse doit avoir pour but de déterminer la victime d’une escroquerie à opérer la remise, elle doit donc être antérieure à la remise » (Cf. « Code pénal du Sénégal annoté », E.D.J.A, 2009, p.170, note sur l’article 379).
Retenir la culpabilité d’un prévenu du chef d’escroquerie portant sur des deniers publics c’est énoncer que ce dernier a obtenu des sommes d’argent, en employant des pièces fausses ou des manœuvres quelconques. Dans l’affaire de la caisse d’avances de la ville de Dakar, il ressort de la lecture de l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel rendue publique par un journal de la place et des comptes rendus de la presse que ni en phase d’enquête ni en phase d’instruction et encore moins devant les juridictions de jugement il n’a été établi que le maire a utilisé des pièces fausses ou employé des manœuvres quelconques pour se faire remettre des sommes d’argent par le gérant de la caisse à supposer que ces remises aient eu lieu.
Le juge du fond doit nécessairement relever l’usage de fausses pièces ou l’emploi de manœuvres frauduleuses quelconques par l’ordonnateur du budget en personne. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler l’arrêt n° 55 du 26 novembre 1986 (Youssoupha Thiané C/ MP et Anna Salimou) de l’ancienne Cour suprême qui avait cassé et annulé l’arrêt n° 116 du 26 janvier 1983 rendu par la chambre des appels correctionnels : « Attendu qu’en déclarant Y.T coupable de délit d’escroquerie sans relever ni usage de faux noms ou de fausses qualités, ni emploi de manœuvres frauduleuses, la Cour d’appel n’a pas justifié sa décision ».
2°/ La remise des sommes d’argent au moyen de pièces fausses ou de manœuvres quelconques
Pour la clarté du débat, précisons que l’emploi de pièces fausses ou de manœuvres quelconques ne suffit pas à constituer le délit d’escroquerie portant sur des deniers publics. Comme autre élément constitutif d’une escroquerie portant sur des fonds publics, la loi pénale exige une remise des sommes d’argent par la personne morale de droit public, propriétaire des fonds (l’État ou la collectivité territoriale par exemple). L’obtention des fonds étant considérée comme le but de l’escroc, le délit ne se consomme que si l’emploi de pièces fausses ou de manœuvres quelconques a permis à son auteur de se faire remettre des sommes d’argent.
On relève que nulle part dans l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel il n’est fait la mention d’un numéro de dossier relatif aux acquits libératoires délivrés au gérant par l’ordonnateur.
Dès lors, la question est de savoir si cette remise a eu lieu, et le cas échéant, si le gérant a pu fournir la preuve de la remise des sommes d’argent au maire, notamment s’il a par devers lui les décharges établies mensuellement par l’ordonnateur qui y atteste avoir reçu les fonds en cause.
Il est à noter, à ce propos, les contradictions entre les déclarations du gérant publiées dans un article sous le titre « Mbaye Touré enfonce Khalifa Sall : « la caisse d’avances de la mairie n’avait pas de base légale » », où il est écrit : « Revenant sur la destination de la somme des 30 millions de Fcfa, M. Touré a révélé qu’il remettait mensuellement l’argent à Khalifa Sall » et les propos qui lui sont prêtés dans un article du journal Le Quotidien : « Le percepteur remettait souvent directement ces fonds politiques » au maire… ».
Il importe de rappeler que, selon l’article 120 du décret n° 2003-101 du 13 mars 2003 portant Règlement général sur la comptabilité publique (RGCP), « tout agent qui procède au paiement doit, sous sa responsabilité, s’assurer du caractère libératoire de l’acquit qui lui est donné ». Cette disposition est reprise à l’article 109 de l’actuel RGCP du 24 novembre 2011.
Au demeurant, un régisseur n’est pas exonéré de sa responsabilité personnelle et pécuniaire de justifier les dépenses qu’il a effectuées en tant que caissier et payeur. Même dans le cas où la preuve de la remise des fonds à l’ordonnateur est faite, un gérant de caisse d’avances ne bénéficie d’aucun fondement juridique ni d’aucune justification pour ne pas payer directement les dépenses assignées sur sa caisse.
Terminons avec E. Garçon précité (n°180, page 1309) qui avait écrit : « L’arrêt qui prononce une condamnation pour escroquerie, et qui a précisé les faits constitutifs des manœuvres frauduleuses, serait encore insuffisamment motivé s’il omettait de constater soit la délivrance de la chose escroquée, soit la tentative caractérisée pour obtenir cette remise »
et avec J-A. ROGRON qui avait souligné : « Comme le délit d’escroquerie résulte du caractère des faits allégués contre le prévenu, la cour …doit examiner si les faits constatés par le jugement…, ont en effet le caractère voulu par la loi ; car si cet examen ne lui appartenait pas, il s’en suit que les tribunaux pourraient, à cet égard, violer impunément la loi, en qualifiant d’escroquerie, ce qui n’en aurait pas le caractère, ou en refusant de reconnaitre ce délit dans des faits qui en auraient le caractère …..». (« Les Codes expliqués par leurs motifs, par des exemples et par la jurisprudence », Bruxelles, 1840, p.196. Source : https://books.google.sn/books?id) (Nous avons mis en gras).
Mamadou Abdoulaye SOW
Inspecteur principal du Trésor à la retraite
mamabdousow@yahoo.fr
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