Onze ans et vingt ans respectivement après leur disparition, ils sont plus que jamais présents. Pas un livre, ou article, ou revue, ou magazine qui parle du cinéma africain sans leur mentionner. Tels des génies tutélaires du cinéma africains ils sont là, présents, actuels. Mais comme disait le défunt poète Seydina Insa Wade en rendant hommage á Abdoulaye Prosper Niang le défunt batteur du mythique groupe le Xalam. « tu es là debout faisant face á nous en permanence, sans qu’on puisse te voire Abdalaay, tu es là partout présent, et pourtant invisible ».
Sembene et Djibril sont présents partout dans notre espace. Leurs voix audible á tout bout de champs, á travers notre quotidien que fait écho leurs œuvres qui embrayent sur nos dures réalités, sont d’incontournables propositions pour un bond eschatologique des peuples africains.
A coup d’hommages et d’exégèses de toutes sortes, par des critiques et spécialistes de tout acabit, on continu á nous rabâcher leur nom sans jamais encore parvenir á nous faire pénétrer, et nous approprier l’œuvre de ces deux ‘’Mames sacrés’’ du cinéma sénégalais et africains.
Parce qu’en général, en Afrique au Sénégal en particulier, nous souffrons trop dans beaucoup de secteurs de l’omniprésence de spécialistes autoproclamés qui s’emparent du devant de la scène pour ne proposer la plupart du temps que des discours qui rendent flou notre vue, et obstruent nos perspectives. Et quand il s’agit de Sembene et de Djibril, on est presque comme dans des sortes de caricature, tant ce qu’on dit d’eux est marginal, anecdotique, totalement en porte en faux avec leur envergure réelle.
En ce qui concerne Sembene, on parle souvent de son parcours herculéen, d’autodidacte, ancien maçon, mécanicien, docker, etc, et de poète mystique et maudit pour Djibril.
C’est toujours intéressant, au moins ça inspire. Mais parler de Sembene et de Djibril de manière juste et capable d’impacter sur nos vies en nous donnant ce souffle dont nous avons besoin, pour franchir un nouveau cap, serait de nous les présenter comme les vrais Prométhée qu’ils sont. Prométhée ce personnage de la mythologie grecque qui a osé dérober du feu aux divinités pour l’offrir aux humains quand ces derniers en été privés.
Sembene après avoir (á travers la littérature) retrouvé la vue comme un aveugle retrouve la vue (c’est lui-même qui se définissait comme ça) n’a cessé jusqu’á son dernier souffle de nous voir et de nous faire voir á nous-même et au monde entier. D’abord dès son premier court métrage en 1963 Borom sarett. Il nous montre comment l’espace est occupée par d’un côté des masses populaires autochtones á faibles revenues, obligées de se cantonner dans la partie de la ville faite de taudis et de quartiers mal famés et de l’autre par ‘’l’élite’’ descendants directs des colons qui viennent fraichement de retourner en France. Les deux classes doivent vivre dans la même ville sans se côtoyer encore moins se toucher. Le borom sarett (le conducteur de charrette) l’apprendra á ses dépens lorsque la recherche de la dépense quotidienne le poussera á dépasser la ’’ ligne Maginot’’ héritée de la colonisation. Il verra sa charrette lui être confisquée. Il rentrera bredouille. Sans le sous, et sans son moyen de subsistance.
Trente ans après en 1994 Djibril fait monter le personnage principal de son film le franc sur le toit d’un car rapide (une initiative locale qu’on oblige toujours á s’arrêter à Sandaga, á l’entrée de la zone administrative presque soixante ans après les indépendances) tandis que les bus Sotrac (aujourd’hui DDD une entreprise de transport de l’Etat) vont jusqu’ á la fin de la ville qu’ils traversent de part en part. Djibril fait passer le car rapide (l’initiative locale) devant le Palais de la République ancien Palais du gouverneur de l’AOF (Afrique Occidentale Française). Sur le toit du car, il place son acteur qui gesticule en rêvant de devenir millionnaire par le biais du billet de loterie qu’il vient d’acheter.
A travers ces deux films apparaissent en filigrane un des multiples aspects des rapports entre les populations autochtones et l’appareil d’’état chargés gérer leurs affaires. Si Sembene se met á dénoncer les travers de cet état, hérité de la colonisation et qui est resté presque intact dans son architecture á la fois juridique, administrative, économique et politique, Djibril lui annonce l’avènement du pouvoir du peuple qui en réalité, s’il prend conscience est plus fort que ce Etat néo colonial jacobin et inquisiteur.
La quintessence de leur combat, de leur démarche, de leur style, se trouve pour Sembene, dans Gelwaar, et pour Djibril dans la petite vendeuse de soleil. Deux films réalisés á la même période.
Prenez un échantillon des peuples africains laborieux exploités et opprimés, mettez-les dans une salle avec tous les chefs d’Etat et de gouvernements d’Afrique et projetez Gelwaar et voyez quelle catégorie va quitter la salle avant la fin du film, parce que malmenée, dénoncée, réduite réellement á ce qu’elle est. Et quelle catégorie va se sentir fière, revigorée, et puissante ?
Aujourd’hui plus de vingt ans après le Franc, les plus radicaux de la lutte pour la sortie des pays africains du F CFA, disent ‘’ Nous devons sortir’’. Djibril lui avait dit par la voix de son personnage principal une jeune fille pas encore pubère ‘’ l’Afrique est sortie de la zone franc’’. Ceci aucun des chefs d’état des pays de la zone franc, pris individuellement ou collectivement avec leurs chars de combats, leurs avions de guerre, leurs navires etc… n’ose ne serait-ce que le murmurer. Djibril le fera crier dans les rue de Dakar l’ancienne capitale de l’AOF par une jeune fille qui sans ses béquilles ne marche pas. Et qui puis ai-je en le faisant apparaitre á la une du journal le Soleil, la vitrine de l’Etat du Sénégal, l’ancien Paris-Dakar hérité du pouvoir colonial.
Sembene est comme ce soldat qui reconnait la supériorité de l’ennemi mais ne veut toutefois pas abdiquer, veut combattre et mourir les armes á la main. Comme son héros, Samori Touré, le guerrier malinké qui pendant seize ans aura lutté avec les armes qui étaient á sa disposition contre le pouvoir colonial, avant de mourir après deux ans de captivité au Gabon. Sembene consacra toute son énergie une bonne partie de sa vie á chercher les moyens pour tourner son projet de film sur Samori. Un projet qui le tenait tellement á cœur qu’il déclarera ‘’ si je meurs sans faire Samori, je vous autorise á dire que Sembene Ousmane a raté sa vie’’. Pour faire Samori Sembene aura tout fait, même serrer la main du ‘’diable’’ Blaise Compaoré, alors que la photo de Sanakara trône allégrement dans son bureau. ‘’ Ce n’est pas moi que vous devez juger, mais mes films, je suis prêt á coucher avec le diable pour trouver les moyens de faire mes films’’. Pour Sembene tout est dans l’art, tout est dans la création. Un peuple ou un individu qui sait encore créer n’est jamais tout á fait vaincu quelle que soit sa situation. A travers ses films qu’il voulait Politiques – Polémiques – Populaires, il protesta, il cria, il résista, il dénonça, contre toutes les formes d’oppression, et de domination. Hélas toute son action est inscrite dans une démarche d’action-réaction. C’est là où Djibril le poète ‘’mystique et maudit’’ devient éminemment plus politique que Sembene parce que plus irrévérencieux. Lui ne se laisse pas cantonner, il n’acceptait pas qu’on l’impose quoi que ça soit, il ignorait les délimitations tracées par les autres, il prenait quitte á l’arracher ce qu’il jugeait lui revenir de droit. Il a fait de sa vie ce qu’il voulait et appelait tout le monde à faire de même. Il inscrit toute son œuvre dans cette démarche. Il commence cela dès le début. D’abord en incitant son public á se reconnaitre á travers l’espace et le temps. Dès son premier film Contrast City consacré á Dakar sa ville natale qu’il considère comme une ville de contraste. Dans ce film il nous invite á procéder á notre propre reconnaissance, partout où nous nous trouvons dans le monde. Si par extraordinaire c’est á Dakar, nous pourrons noter que Dakar est une ville où l’orient l’occident et l’Afrique se côtoient dans une sorte de syncrétisme, á travers l’architecture, les croyances, la mode. Passée cette étape de la reconnaissance, tout ce que nous voyons n’est là que pour nous, que pour notre épanouissement, que pour notre FELICITE, que pour nous permettre d’atteindre notre objectif. Quitte á se l’octroyer par des moyens illégaux, á l’instar de Mory le héros de touki bouki son premier long métrage qui n’ayant aucun sous tout en voulant voyager, s’introduit dans la villa des riches bourgeois et y dérobe de quoi se payer son voyage pour l’Europe. Djibril avait pour héros Yaadikoon Ndiaye celui qu’on surnomme le ‘’Robin des bois africains’’, qui avait pris l’habitude de s’échapper des geôles coloniales. Celui qui volait aux riches dans l’unique but de donner aux pauvres. Il donnera le nom de sa Fondation (pour l’enfance et la défense de la nature) le nom de Yaadikoon.
De retour au bercail après son deuxième sacre au FESPACO, Alain Gomis dira au perron du palais où il était reçu par le chef de l’Etat M. Macky Sall, ‘’ Monsieur le Président, il faut que les films de Sembene Ousmane soient enseignés dans les écoles’’. Pour la petite histoire Sembene n’a jamais voulu participer en compétition officielle au FESPACO, par ce qu’il trouvait cela malsain en tant que membre fondateur de cette rencontre. Djibril dira que la seule condition pour lui d’être en compétition au FESPACO serait de se mesurer á Sembene sinon il n’y trouve aucun intérêt. Est-ce donc pour cette raison que le Sénégal n’a eu son premier Etalon d’or de Yenega qu’en 2012 ?
Enseigner les films de Sembene dans les écoles serait synonyme d’inscrire dans les programme scolaire des ‘’cours du soir’’, c’est ainsi que Sembene qualifiait ses films. De toutes les façons Sembene est familier aux systèmes scolaires africains á travers sa dizaine de romans et de nouvelles. Lui l’autodidacte participe depuis les indépendances á la formation de plusieurs milliers de jeunes lycéens et d’étudiants africains á travers sa littérature. Peut-être que les pouvoirs publiques ayant compris que le pouvoir de l’image est beaucoup plus fort que celui des mots (surtout au niveau des masses africaines analphabètes), rechignent á introduire le cinéma dans les programmes scolaires. Sembene le savait tellement bien, qu’il n’hésita pas á aller se faire former á la réalisation á Moscou á l’Age de 40 ans, après avoir constaté de retour en Afrique le peu d’impact qu’avait eu son opus littéraire majeur ‘’ les bouts de bois de Dieu’’.
Djibril est un cinéaste de dimension mondiale, c’est connu, reconnu et accepté de tous. Cependant les traits caricaturaux sous lesquels il est très souvent peint sous nos cieux par les pseudos djibrilogues occultent totalement sa dimension d’imminent intellectuel. Celui que son ami et alter ego Issa Jo Ouakam Samb qualifiait de seul artiste clairvoyant dans notre landernau intellectuel et artistique. Djibril aura lui aussi pensé et s’est prononcé sur le devenir de l’Afrique autrement que par le film: « l’Afrique peut s’en sortir à condition qu’elle se méfie de la merde de l’occident qui n’est pas de la lumière mais de l’électricité ». Du Djibril pur jus, á méditer jusqu’au lendemain.
Mustafaa Saitque
L’article Sembene dénonçait, Djibril annonçait .