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L’enseignement SupÉrieur PrivÉ, Bombe À Retardement

#Enjeux2019L’enseignement Supérieur Privé (l’ESP) est sans doute l’un des sujets cruciaux sur lesquels les candidats à l’élection présidentielle devraient se pencher. Avec plus de 300 établissements (PDESR[1], 2017), dont les 2/3 à Dakar et plusieurs dizaines de milliers étudiants, l’ESP s’est progressivement imposé comme une alternative face à la flétrissure des universités publiques. Malgré leur essor remarquable, les EPES sont largement contestés. « Moulins à diplômes », « commerce de diplômes », « Etudiant-client », les expressions n’en finissent pas pour décrire les situations de désordre dans lesquelles ils sont plongés et par ricochet remettre en cause la rigueur et la qualité de leurs formations ainsi que les diplômes qui y sont délivrés. Est-ce des critiques trop faciles ? Grossissent-ils le trait ? Quoi qu’il en soit, la question de l’enseignement supérieur privé ne peut pas être traitée avec indifférence, il en va du futur de dizaines de milliers de sénégalais. En réalité de quoi l’ESP est-il symptomatique ?

– De la libéralisation de l’enseignement supérieur dans un pays en développement –

Il serait poncif de croire que l’essor des EPES est le résultat d’un simple désengagement de l’Etat et la volonté d’hommes d’affaires sénégalais d’investir dans la formation de leurs jeunes compatriotes. Il est le résultat d’une libéralisation de l’enseignement supérieur ainsi que la mondialisation de ses principes et de ses règles. Le monopole de l’Etat sur le système éducatif est considéré à la fin des années 90 par des organisations internationales comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC) comme une barrière à l’essor du libre échange des services d’éducation dans le monde. Au Sénégal, c’est réellement au milieu des années 2000 (dans les années 90, il y a eu certaines écoles pionnières) que la libéralisation de l’enseignement supérieur a pénétré en profondeur notre système éducatif sous le commandement d’institutions internationales (FMI, Banque Mondiale). Elle y trouve un terreau fertile : instabilité des universités publiques secouées par des grèves récurrentes, dégradation des conditions d’études et de vie, sureffectif, inadéquation entre les diplômes délivrés et les besoins de marché du travail, etc. Ce tableau négatif a fini par décrédibiliser les universités publiques au profit d’établissements privés qui ont tout pour attirer.

Dans ce contexte, l’attrait des Établissements Privés d’Enseignement Supérieur (EPES) est souvent lié aux formations qu’ils proposent et qui sont restées, pendant longtemps, absentes des offres académiques des universités publiques : management, marketing, Banque-finances, communication, etc. Cette diversité de l’offre de formation n’attire pas que par la nouveauté, mais plutôt par la mise en scène qu’elle offre et leur tremplin vers le marché de l’emploi dans le secteur privé. Les étudiants formés dans le privé sont, pour la plupart, destinés au marché de l’emploi des entreprises privées. En transformant l’éducation en un « produit commercial » (Kitaev, 2001[2]), les EPES ont su « moderniser » la figure de l’étudiant à travers une mise en scène visuelle particulière qui donne un coup de modernité à l’enseignement supérieur et à l’étudiant : tenue élégante (pantalon, costume, cravate), journées portes ouvertes, cérémonies de graduations, etc. Par ailleurs, depuis les programmes d’ajustement structurel, la figure du fonctionnaire sénégalais a été facilement associée à la précarité, au misérabilisme et y échapper est une aubaine pour des milliers de sénégalais, les EPES offrent ce rêve. Un système d’enseignement à deux vitesses, comme le note le sociologue Hamidou Dia dans Le monde Afrique (Décembre, 2018), a émergé à travers l’essor des EPES : des universités publiques classiques et des établissements d’enseignement supérieur privés modernes.

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– Le mépris de l’enseignement public et le renforcement des inégalités sociales –

En 2012, le ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Mary Teuw Niane déclarait que « l’Enseignement supérieur public et l’Enseignement supérieur privé sont d’égale dignité ». On veut bien y croire, sauf qu’aujourd’hui, dans les imaginaires de millions de sénégalais, les universités publiques sont devenues une « poubelle », le choix de celles et ceux qui n’ont pas le choix. Pour les étudiants et les parents de la classe moyenne, le premier choix reste les universités étrangères (européennes, américaines et maghrébines), puis les EPES et viennent en dernier lieu les universités publiques. L’essor de l’enseignement supérieur privé ne fait pas que diversifier les offres de formations, mais remet en cause l’efficacité de l’enseignement supérieur public en difficultés (inadéquation formation-emploi, manque de métier, troubles récurrents, etc.). L’Université publique devient ainsi le lieu de formation des « enfants » des ruraux, des classes défavorisées, venus des régions du Sénégal pour qui, elle reste le tremplin vers une réussite économique et sociale.

L’enseignement supérieur privé n’est pas par ailleurs homogène. Il y a une différence à relever entre les établissements privés de prestige et ceux populaires que l’on retrouve par exemple dans les banlieues dakaroises. Son impact dans la reproduction des inégalités sociales est donc réel.

– Les EPES, des formations et des diplômes controversés ? –

Dans les EPES, le taux de réussite le plus faible dépasse les 90% (Niasse, 2017[3]), alors qu’à l’UCAD, au mieux ce taux varie entre 20 et 30% pour le premier cycle (CDP[4]-UCAD, 2017). Performance spectaculaire dans les EPES ? On serait tenter de le supposer, sauf que les statistiques sont loin de faire transparaître la réalité sociale. Derrière ces chiffres rassurants s’ensevelissent d’autres réalités moins gracieuses. Il ne s’agit pas de voir en tout établissement supérieur privé un « moulin à diplômes » et une « fabrique de chômeurs », mais d’un essai de lecture critique qui part d’observation directe et d’immersion in situ  constatant l’absence des réquisits chez beaucoup d’étudiants en fin d’études supérieures dans les EPES. Le niveau dans les EPES reste relativement faible et plusieurs indicateurs le montrent bien : faible taux de réussite aux concours, difficultés à s’insérer dans le marché de travail, etc. Les EPES en soi ne sont pas un problème, mais leur fonctionnement et leurs méthodes du travail notamment la définition des curricula, le système d’évaluation objectif des étudiants, le suivi et l’évaluation du travail des enseignants.

– Un personnel académique instable et l’essor d’une « marchandisation de la connaissance » –

Un autre des maux des EPES est sans doute son personnel académique. Si dans les établissements d’enseignement élémentaire, moyen et secondaire privés, une autorisation d’enseigner est obligatoirement réclamée à l’enseignant, ceux du supérieur en sont dispensés. Bien que le processus d’attribution de l’autorisation d’enseigner ne garantisse pas la qualité de l’enseignant, elle aurait tout de même permis d’avoir un visu sur les profils et le nombre d’enseignants dans les EPES. Le résultat, c’est bien un corps professoral versatile, dont la majorité sont des vacataires avec peu de CDI. Les enseignants de rang A[5] y sont presque absents et le personnel académique est majoritairement constitué de titulaires de Master, de doctorants et peu de docteurs. Dans les recrutements du personnel académique, les EPES mettent en avant des logiques économiques et de rentabilité. De toute façon, c’est la logique entrepreneuriale capitaliste qui prime sur celle académique, c’est la loi du marché. A cela, s’ajoute le niveau et la pédagogie des enseignants qui, dans certains cas, font défaut. Il est inutile de rappeler la valse interminable des enseignants entre écoles justifiée par les bas salaires (au mieux on est dans les dix mille de l’heure) qui finalement sont dans une forme pure de « marchandisation de la connaissance » insupportable. Tout ce qui les lie à l’école, c’est la fameuse feuille de décompte des heures de cours, sans aucune participation à la vie sociale et académique de l’école. L’expression « xar mat » illustre bien l’esprit du lien qui lie les enseignants aux EPES.

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– Un Etat au secours sans des mains libres –

L’Etat du Sénégal, à travers le Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI), depuis quelques années, essaie de mettre des garde-fous face à l’expansion incontrôlée des EPES. Après avoir traîné des pieds pendant longtemps, il s’est attelé à dresser une architecture institutionnelle en charge de la régulation du secteur de l’enseignement supérieur privé : promulgation en 2011 du décret 2011-1030 du 25 juillet 2011 portant statut des établissements privés d’enseignement supérieur (premier décret de l’histoire du Sénégal relatif à l’Enseignement supérieur privé), création en 2012 de la Direction de l’Enseignement Supérieur Privé (DESP) et de l’Autorité nationale d’assurance qualité du Supérieur (ANAQ-SUP). Cette architecture institutionnelle est censée remettre de l’ordre dans la création et le fonctionnement des EPES et garantir la qualité du système d’enseignement notamment à travers des accréditations et les homologations et le dépôt obligatoire de rapports à la DESP.

Si les cadres réglementaires existent, le respect des exigences est peu effectif du fait d’une part du manque de moyens des administrations en charge de la question qui n’arrivent pas à assurer un suivi permanent de la qualité dans les EPES et d’autre part du fait qu’il a les mains liées. Depuis 2013, chaque année, l’Etat oriente des bacheliers dans les établissements privés ayant des programmes accrédités par le CAMES[6]. L’Etat a souvent du mal à régler, dans les délais requis, les frais d’écolage des milliers d’étudiants qu’il envoie dans les EPES. On se rappelle tous des sorties sulfureuses des responsables des EPES réclamant à l’Etat des milliards de FCFA. Il devient ainsi incapable de réguler des établissements qu’il dérègle lui même ; et ce par l’envoi tardif, parfois en milieu ou fin d’année de milliers d’étudiants, les impayés, mais aussi en créant une course aux labels et accréditations pour capter la manne que constitue les « étudiants de l’Etat » ; sauf que ces labels et ces accréditations ne reflètent pas la réalité quotidienne des écoles.

Au delà de la régulation, le secteur des EPES semble complétement échapper à l’Etat. Aussi étonnant puisse-t-il paraître, ni l’ANSD, ni le MESRI ne dispose à ce jour de statistiques sur les EPES en termes d’effectifs et de chiffres d’affaires. Pour des raisons liées au fisc, les EPES ne fournissent pas leurs statistiques et l’Etat ne les réclame pas sans doute également.

– Les EPES, une arme politique ? –

Il ne faut pas s’étonner qu’une corrélation soit possible entre la décision de l’Etat de financer les frais de scolarité de milliers d’étudiants dans les EPES et la multiplication de ces derniers dont le taux de création serait, actuellement, environ de 21/an en 2014 (Niasse, 2017). Par exemple en 2018, l’Etat avait en charge plus de 16 000 étudiants (DGES, 2018) pour des frais d’écolage qui varient entre 500 000 et 600 000 F CFA/étudiant soit des dépenses comprises entre 8 et 9,6 milliards de F CFA. La volonté de beaucoup d’établissements de capter ces fonds est patente. Mais justement qui y a accès ? Comment sont orientés ces étudiants ? A la base un logiciel sur CAMPUSEN est chargé d’effectuer la répartition en fonction des choix de formation proposées par les établissements et souhaitées par les étudiants. Sauf que souvent, les logiciels humains s’avèrent beaucoup plus efficaces et perspicaces à effectuer une répartition subjective et partiale. La création d’ « écoles de formation » est devenue pour beaucoup, un système pour capter « l’argent de l’Etat » surtout quand ces derniers en réalité sont des hommes politiques avant d’être des entrepreneurs de l’éducation. La réalité est que beaucoup d’EPES sont détenus par des hommes politiques et/ou des hauts fonctionnaires de l’Etat jouant sur leur proximité politique avec le régime en cours pour demander à l’Etat de leur « envoyer des étudiants ». L’implication des hommes politiques dans la création et le fonctionnement des EPES biaise la répartition objective des étudiants et en fait une valeur pécuniaire et politique. Les EPES sont pris en otage par un système politique où ils sont devenus des armes politiques, ballotés dans un faisceau de relations de redevabilité à double sens entre le régime en cours et ses hommes politiques.

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– L’espoir d’un nouveau souffle… –

L’enseignement supérieur privé, finalement, souffre des même maux que la société : place démesurée accordée au paraître, manque de rigueur, course effrénée vers l’argent,  corruption, absence de frontière entre l’Etat et la politique politicienne. Il n’a pas été question de mettre tous les EPES dans le même lot, ni de les dénigrer. Mais le propos est que ces établissements constituent une véritable bombe à retardement et il y va de l’avenir et des rêves de milliers de jeunes sénégalais pour qui l’école est encore le seul tremplin vers une ascension économique et sociale. Et pour ne pas être complice de milliers d’avenir et de rêves brisés, il est urgent de poser le débat sereinement, de discuter de son avenir, de ses orientations, ou devrai-je dire de l’enseignement supérieur de façon générale, il y va de l’avenir de notre jeune République. Chers candidats et cher(e)s citoyen(ne)s saisissons-nous de cette question pendant qu’il est encore temps.

#Enjeux2019

Mariama Diallo est anthropologue. Elle est doctorante en anthropologie politique à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) de Paris.

[1] Plan de Développement de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.

[2] Kitaev I. (2001), « Privatisation de l’éducation : un débat d’actualité », Lettre d’Information de l’Institut International de Planification de l’éducation (IIPE) de l’UNESCO, Janvier-mars.

[3] Babacar Niasse, La qualité et l’assurance qualité dans l’Education et la formation. Quelles politiques pour quelles pratiques dans l’enseignement supérieur: le cas du Privé au Sénégal. Université Cheikh Anta Diop de Dakar, 2017.

[4] Contrat De Performance.

[5] Le grade le pus élevé en terme d’enseignement supérieur.

[6] Le Conseil Africain et Malgache pour l’Enseignement Supérieur.







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